Fadhel Moussa : Léguer une Tunisie débarrassée du risque d'omnipotence d'un parti qui gagnerait à s'adapter aux exigences de l'Etat civil
L'ancien Doyen de la Faculté des Sciencse Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, Fadhel Moussa avait été élu le 23 octobre 2011, membre de l'assemblée nationale constituante. Sa contribution aux débats et surtout à la rédaction de la Constitution est absolument remarquable. S'il ne siège plus au Bardo, il continue à être un observateur perspicace de la res publica (الشأن العام). Quelles sont les principales réalisations que le président Béji Caïd Essebsi doit accomplir d’ici à la fin de son mandat en décembre 2019 ? C’est la question que Leaders a posée dans son numéro d'Août à des acteurs politiques de premier plan : Rached Ghannouchi, Habib Essid, Mustapha Ben Jaafar, Yassine Brahim, Said El Aidi, Ouided Bouchamaoui, Yadh Ben Achour et Fadhel Moussa. La réponse du Doyen Moussa.
Les Tunisiens attendent du président l’accomplissement de certaines promesses de la campagne électorale, du Pacte de Carthage et de la Constitution dont il est le garant. Il a encore pour cela un demi-mandat. A ce titre, les trois accomplissements suivants me paraissent importants.
1 - Les Tunisiens doutent, ils ont besoin aujourd’hui d’être rassurés, mis en confiance et surtout de renouer avec l’espoir qu’ont fait naître la révolution, la Constitution et l’alternance au pouvoir de 2014. Nombreux sont les citoyens désappointés au vu de la situation générale du pays dont les perspectives leur semblent incertaines. Il faut dissiper un tel sentiment. La pédagogie des « causeries au coin du feu » pratiquée par Roosevelt ou Bourguiba est sûrement bienfaisante mais elle n’est pas suffisante car ce qui est attendu c’est de l’action efficace et des résultats visibles. Le pouvoir exécutif étant « un chœur à deux voix », l’action attendue ne peut se faire par le gouvernement que de concert avec le Président. Toutefois, le sentiment prévalant est que le Président est le chef d’orchestre, le gouvernement est perçu pour l’essentiel comme « précaire», dépendant davantage du chef de l’Etat que de l’Assemblée. Cette allégorie n’est pas appropriée car elle dévalorise le gouvernement. Il est attendu du Président de stabiliser ce gouvernement d’union nationale et de le consolider clairement jusqu’à la fin de ce mandat. Il faut lever toute ambiguïté sur ce point et rendre les perspectives claires, cela le renforcera pour faire face aux défis majeurs qu’il a commencé à relever, notamment la lutte contre la corruption. En effet, un gouvernement ayant le sentiment qu’il est quasiment en sursis permanent est affaibli, ce qui n’échappe pas aux Tunisiens qui, paradoxalement, rechignent à l’instabilité gouvernementale. Quant à l’alternative d’un gouvernement de coalition des deux partis en tête, qui n’est malheureusement pas une hypothèse d’école, ce serait une nouvelle régression qui risque de coûter cher. C’est pourquoi l’esprit de l’«union nationale » élargie, pour cette fin de mandat, doit prévaloir et être renforcé. Je crois que les Tunisiens ne voient pas une autre alternative sérieuse, ne souhaitent pas être mis encore une fois dans «une salle d’attente» pour ce qui reste de ce mandat et ne veulent pas imaginer qu’un éventuel scénario identique à celui qui a conduit à la chute du précédent gouvernement soit envisageable.
2 - Le retour politique «miraculeux» réussi par BCE depuis mars 2011 et qui l’a conduit à la magistrature suprême en décembre 2014 avec, quoi qu’on en dise, une habile main haute sur le gouvernement et même sur l’Assemblée, s’est malheureusement estompé suite à l’implosion entre ses mains du parti qu’il a créé et qui l’a aidé à réaliser cet exploit historique. Ce gâchis a été d’autant plus amer car conséquent à une considération subjective qui a eu raison de la clairvoyance, du bon sens et de l’objectivité. L’espoir était que le Président finirait par se convaincre que les conséquences seraient troublantes, débordantes et coûteuses. En effet, les Tunisiens, à tort ou à raison, ont montré qu’ils n’acceptent ni le mélange des genres ni l’amalgame entre le centre et la périphérie dans les affaires de l’Etat. Toutefois, j’ai ressenti que beaucoup de Tunisiens espèrent un rattrapage en vue d’un nouveau rééquilibrage du paysage politique, aujourd’hui compromis, vu que la scène n’offre plus qu’un parti dominant. Une nouvelle initiative ouvrirait une perspective pour rétablir, sur une nouvelle base, un nouvel équilibre dans l’esprit de celui réalisé en 2014. Cela contribuerait à prévenir le risque de renouvellement du scénario du 23 octobre 2011, compte tenu de la fragmentation actuelle du paysage politique et de l’échec de nombreuses tentatives de coalition entre partis soutenues pourtant par les Tunisiens et, malheureusement, de toute perspective crédible de cet ordre. A cœur vaillant rien n’est impossible!
3 - Les Tunisiens croient et sont attachés à l’Etat de droit. Ils n’acceptent plus d’être déconsidérés, leurs droits violés, leur liberté confisquée et leur dignité bafouée. Ils insistent sur la
garantie de leurs droits économiques, sociaux, culturels, environnementaux et sur l’égalité équilibrée par la discrimination positive. En un mot, ils revendiquent un statut de citoyens libres dans une société juste. Ils estiment qu’il s’agit là du seul acquis réel issu de la révolution. Ils n’hésiteraient pas à se révolter si une régression survenait. Ils attendent que les garanties constitutionnelles soient actionnées, les lois organiques prévues promulguées, les institutions constitutionnelles en souffrance mises en place. Cela relève de la fonction de « veille du Président de la République au respect de la Constitution» (article 72), pour laquelle il est outillé. A cette fin, le chef de l’Etat dispose de : la priorité dans l’initiative des lois ; le droit de déférer les lois au contrôle de constitutionnalité, qu’il a manqué malheureusement d’exercer, du moins concernant une loi aussi fondamentale que la loi organique sur la Cour constitutionnelle très sérieusement contestée; le droit de veto sur les lois, etc. Il est attendu qu’il s’y emploie, dès à présent, pour qu’à la fin de son mandat, le chapitre sur les dispositions transitoires de la Constitution devienne caduc. Un terme serait ainsi mis à tout ce qui est provisoire et transitoire, ce qui tiendrait lieu d’une annonce de la fin de la transition démocratique au moins constitutionnelle. La complétude constitutionnelle serait de ce fait accomplie. Faut-il rappeler qu’il s’agit là d’une priorité inscrite dans le Pacte de Carthage d’août 2016?
Le Président a deux ans et demi pour la reconquête de la partie de l’acquis qui lui a échappée et refaire ce qu’il a accompli d’avril 2012 à décembre 2014 et qui a permis l’alternance au pouvoir, cet exploit incontestable que l’Histoire retiendra même s’il a été terni par ce goût d’inachevé. Son nouveau challenge est de ce fait hautement politique : léguer une Tunisie apaisée, un paysage politique pluraliste mais équilibré et débarrassé du risque sérieux de l’omnipotence d’un parti qui gagnerait à poursuivre sa familiarisation avec l’Etat civil fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit ; une Tunisie démocratique, des droits et des libertés universels et de leur ancrage dans la société ; une Tunisie ne devant qu’aller toujours de l’avant.
(*) Professeur des universités
Ancien doyen de la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis
Membre de l’Assemblée nationale constituante
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