Opinions - 23.10.2017

De la constitutionnalité du projet de loi sur la réconciliation administrative: «Honni soit qui mal y pense»

Fadhel Moussa

Par Fadhel Moussa, Professeur émérite des universités - L’instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois, saisie d’un recours par 38 députés pour inconstitutionnalité du projet de loi organique N° 49-2015  relatif à la réconciliation dans le domaine administratif, a décidé : « le renvoi du projet de loi organique N° 49-2015  au Président de la république [sans jugement] pour non obtention d’une majorité absolue pour prendre une décision à ce sujet [ au sujet du recours en inconstitutionnalité de ce  projet de loi]» (Décision N° 8-2017 du 17 octobre 2017)

I. Prévenir le risque d’un «gouvernement des juges»

Il convient de rappeler  en prologue le contexte  dans lequel la Constitution du 27 janvier 2014 et la loi organique N°14-2014 du 18 avril 2014 sur l’Instance,  ont été adoptées par l’Assemblée Nationale Constituante. A ces deux occasions un grand débat a opposé  les défenseurs d’un vrai pouvoir juridictionnel coiffé par une Cour Constitutionnelle solide et ceux qui étaient réservés, considérant ce projet trop ambitieux et  craignant notamment le risque d’un « gouvernement des juges ».

C’est de là que procède le régime des décisions retenu par l’ANC aussi bien pour la future Cour Constitutionnelle que pour l’Instance provisoire. Il a été, ainsi  considéré par la majorité dominante que, pour qu’un projet de loi approuvé par une Assemblée élue au suffrage universel et exprimant la volonté générale, puisse être  invalidé pour  inconstitutionnalité par une Cour ou une  Instance n’ayant pas cette légitimité démocratique, il faut prévoir de  sérieux garde-fous

Ces garde-fous étaient d’autant plus nécessaires afin de  prémunir l’Etat, qui est appelé à adopter un nombre considérable de nouvelles lois, contre le risque de ralentissement  des réformes. Je dois dire que la justice constitutionnelle faisait peur à certains qui, pensant qu’ils seront toujours majoritaires à l’assemblée, autant limiter le risque d’un contrôle extérieur qui peut les freiner. C’est pourquoi un  compromis concernant le statut de la justice constitutionnelle a été nécessaire entre les deux camps.

A cette fin il a été estimé que les exigences doivent être élevées : d’une part en ce qui concerne la qualité des juges et l’indépendance de la justice Constitutionnelle, d’autre part en ce qui concerne le système de prise des décisions d’annulation d’un projet de loi pour inconstitutionnalité. On craignait  autant la composition de la future assemblée à élire que  la composition de la Cour à construire et ça jouait dans les deux sens. On cherchait un équilibre particulièrement en ce qui concerne les décisions à rendre par la justice constitutionnelle. Le principe retenu est que les juges ne doivent annuler un projet de loi qu’en cas de certitude extrême de son inconstitutionnalité.

II. Le doute doit bénéficier à la  loi

Les décisions de la Cour Constitutionnelle et de l’Instance devaient être prémunies de tout doute quant au bien fondé d’une sanction aussi lourde de conséquence qu’est l’annulation d’un projet de  loi pour inconstitutionnalité. C’est ce qui explique l’option pour un nombre pair des membres de la future  Cour Constitutionnelle et de l’Instance provisoire d’une part et l’option de ne pas  accorder  au Président une voix prépondérante d’autre part.

Il a été estimé, par le courant majoritaire, qu’aussi  Président  soit il, il  ne peut faire basculer par un dédoublement de sa  seule voix  cette  égalité parfaite qui est la preuve de l’existence d’un doute implacable sur la réponse au recours intenté pour l’annulation d’un projet de loi pour inconstitutionnalité comme dans cette affaire.

Vu l’enjeu, une indétermination des juges ne peut se transformer en majorité absolue par la  simple bonification d’une voix. C’est pourquoi l’égalité des voix, qui est une preuve du doute,  doit bénéficier à la loi et lui accorder dans ce cas  le privilège de la présomption de constitutionalité.

C’est pour dire qu’il fallait  mieux et plus pour annuler une loi aux conséquences  aussi lourdes. La crainte, des décisions de la justice constitutionnelle, était fondée aussi sur la formule consacrée par l’article 21 de la loi sur l’Instance : « [ses décisions] sont proclamées au nom du peuple, publiées au journal officiel de la république tunisienne  et obligent tous les pouvoirs ». S’ajoute à cela, et c’est un argument sans cesse rappelé, que ces décisions  ne  peuvent jamais  être  mises en cause par aucun pouvoir, sauf par le pouvoir divin mais ça c’est dans l’au-delà.

III. Le pseudo  dilemme de la majorité absolue

L’Instance a fondé sa décision N° 8-2017 de refus de juger sur le fait qu’elle n’a pu obtenir la majorité absolue. Il convient d’abord de rappeler  que la majorité absolue se définit comme étant plus de la moitié des voix. 50+1 voix  étant le minimum ça peut être plus. C’est ce plus qui a été cherché. En effet il a été estimé que pour une telle décision, la majorité absolue doit être franche avec l’avantage  de pas moins de deux voix et non pas d’une seule. Cela ne pouvait se réaliser que par  l’option pour le nombre pair des membres. Ainsi la majorité absolue sera  de  sept sur douze ou plus pour la Cour Constitutionnelle, et de quatre sur six  ou plus pour l’Instance. Voila la raison du rejet du  nombre impair (13 ou 7 par exemple) car il aurait permis la majorité absolue à une seule voix ce dont on ne voulait pas car on cherchait une majorité plus caractérisée et plus franche.

Il est aussi à indiquer que le vote, sans la voix prépondérante du Président est retenu  dans plusieurs pays européens car : «Le président d'une Cour Constitutionnelle est habituellement primus inter pares, c'est- à-dire qu'il se borne à présider la Cour sans exercer aucune fonction juridictionnelle supérieure à celle des autres juges »(1) .

Il ne s’agit donc pas d’une solution  inadmissible. Il suffit de se reporter à cette étude comparée de la composition des Cours Constitutionnelles des 48 pays du conseil de l’Europe pour voir la disparité des solutions relatives à la composition, à l’organisation et aux procédures. On se rendra alors compte que toutes les formules sont possibles. Il convient aussi d’insister sur le fait  que  la solution tunisienne ne pourrait en aucun cas  conduire à une impasse ou à un blocage pour l’Instance ou pour la future Cour Constitutionnelle.

IV. Le  «renvoi» infondé  pour défaut de majorité

L’hypothèse d’un renvoi au Président de la République du projet de la loi organique,  au motif que « l’Instance  n’a pas  obtenu la majorité absolue », n’est prévue nulle part. L’article 23 de la loi de l’Instance ne prévoit  que quatre hypothèses de  renvoi qui sont : « 1- en cas de décision de constitutionnalité du projet de loi ; 2- en cas de décision d’inconstitutionnalité de tout le projet de loi ;  3- en cas de décision d’annulation pour inconstitutionnalité d’une ou plusieurs dispositions détachables du projet de loi; 4- en cas  d’expiration du délai (17 jours) sans que l’Instance n’ait statué ».

En bonne logique l’Instance aurait du s’inscrire dans la première hypothèse et tirer la conclusion de ce défaut de majorité et non pas « refuser  de prendre une décision à ce sujet ». En effet ne pas obtenir la majorité absolue, qui est de 4 voix au moins, implique  ipso facto une décision de rejet du recours et qu’en conséquence le projet de loi doit être déclaré constitutionnel.

Mon sentiment c’est que l’instance ne voulait pas en arriver là car n’était  pas très convaincue de la constitutionnalité de ce projet de loi et ne souhaitait pas risquer d’affronter une mise  en doute de son impartialité ou une suspicion qui tacherait son image. Elle a  préféré une autre solution qui lui permet de ne pas annuler la loi mais sans reconnaitre sa constitutionnalité, extériorisant ainsi la responsabilité et ménageant la chèvre et le chou.

La solution est toute trouvée, et ne sera pas en plus une première puisque le précédent existe dans la décision (2016/1) sur le CSM qui a été rendue par l’Instance, autrement composée. Le problème maintenant c’est que si une fois n’est pas coutume cette seconde décision qui reprend mot à mot la précédente consolide une nouvelle issue de secours en cas de questions hautement politiques et très délicates. Il est vrai que respecter le précédent est légitime car conforte la sécurité juridique, mais tant que ce n’est pas un précédent négationniste  et inconstitutionnel qui contribue à rendre fondée  la crainte d’un gouvernement des juges.

V. L’Instance s’est gardée  de prononcer un verdict

C’est à tort que l’Instance a pu tirer une telle conclusion à partir de son interprétation de l’article 21. La motivation de sa décision par son incapacité d’obtenir une majorité absolue aurait dû  la conduire à juger avec plus de concentration et  à livrer un arrêt bien motivé sur une affaire aussi importante qui divise la société et dont l’issue est attendue avec grande impatience et curiosité.

Il était aussi malvenu de prétendre que la responsabilité incombe au  législateur  comme l’a fait publiquement le  secrétaire général de l’Instance pour justifier la décision. Supposons, pour les besoins de la dialectique,  que la loi soit équivoque, ce qui n’est nullement le cas même pour les non avertis pourvu qu’ils aient pris  la peine de bien lire la loi.

Mais si tel est le cas pourquoi l’interprétation n’a pas été autre ? Pourquoi  ne pas avoir pensé que cette voie conduit non pas à un non liquet (non résolution du problème) mais à un quasi déni de justice et qu’elle  ne devait pas s’y engouffrer. Si maintenant certains estiment que le système aurait pu être meilleur, qu’à cela ne tienne, sa révision est toujours possible, mais en attendant respectons  la Constitution et la loi qui sont claires et gardons nous des  faux procès.

A vrai dire je n’étais pas personnellement à cette époque  très enthousiaste pour cette solution  non pas parce qu’elle conduirait à un blocage, ce qui n’est pas le cas, mais parce qu’une seule voix de majorité me suffisait car je défendais la justice et j’avais foi en elle. Mais les arguments d’en face n’étaient pas  indéfendables, et même si la solution retenue était une folle idée,  comme le disent certains, le consensus en a voulu ainsi.

C’est pourquoi je ne contesterai pas aujourd’hui la solution retenue, comme d’autres dispositions de  la Constitution, en dépit de mes réserves, mais je l’explique objectivement et sans parti pris en tant que règle faisant partie du droit positif. C’est ce qui est demandé aussi aux juges qui doivent  rester  dans leur juris dictio, cette fonction de dire le droit et non de  légiférer à travers une interprétation que je considère encore comme  inappropriée et qui  ne sied pas ici. Se faisant elle a  laissé  le dossier ouvert alors que son rôle était de le fermer.

VI. Vers une loi constitutionnellement hybride

Le verdict implicite de l’Instance ne nous aide pas à savoir si ce projet de  loi est finalement constitutionnel ou pas. Par ailleurs nous ne pouvons conclure qu’il  est constitutionnel sur la base de la juste  lecture que : « faute d’une  majorité absolue » le recours doit être rejeté et le projet de loi déclaré constitutionnel. En effet  tant que  l’Instance ne l’a pas retenue et appliqué  c’est sa lecture ou son interprétation qui, aussi injustifiées soient elles, prévaudront.

En même temps elle n’empêchera pas de croire, dans cet imbroglio provoqué par cette décision, que ce projet de loi est  plus proche de l’inconstitutionnalité  car le recours est fondé et sérieux, puisque l’Instance ne l’a pas rejeté ce qui laisse penser qu’elle était désarçonnée. Elle semble avoir trouvé le salut dans  cette cinquième  hypothèse de renvoi sans jugement non prévue par la loi, qui devient ainsi un outil de sortie d’une crise de conscience même si c’est au prix  de la mise  dans l’ordre juridique d’une loi constitutionnellement incertaine.

Mais si cela n’est que supputation,  la certitude est qu’une fois promulguée  cette loi est appelée à être accompagnée éternellement par cette équivoque conséquente à ce vice  originel. Quant au renvoi du projet de loi par l’Instance au Président de la République, qui sera suivi par sa  signature et  sa publication, il ne le rendra pas pour autant conforme à la Constitution car il ne s’agit là que d’une formalité nécessaire pour l’entrée en vigueur de toute  loi. En effet il ne faut pas perdre de vue que le Président de la République n’a pas ce pouvoir sachant qu’il doit lui-même saisir l’Instance et demain la Cour Constitutionnelle s’il jugeait qu’un projet de loi est inconstitutionnel.

A cela s’ajoute  qu’il  est l’auteur de ce  projet de loi  qu’il  a défendu par les services de la présidence  à l’assemblée pendant deux ans. Il a aussi  présenté à l’Instance un mémoire en réplique dans cette affaire mettant ainsi tout son poids et ne peut dès lors être juge et partie.  Cette loi, dont la constitutionnalité ne peut être réparée par le Président, demeurera ainsi constitutionnellement hybride ce qui risque d’ouvrir la voie à d’éventuels recours d’inconstitutionnalité par voie d’exception devant la Cour Constitutionnelle  dans le futur.

VII. L’office du  Président de la République

Par cette décision de  renvoi l’Instance a estimé avoir accompli son office et a transmis le témoin au Président le mettant au devant de la scène et au centre de l’échiquier institutionnel. Que peut il faire et que va-t-il faire ? Il est utile de commencer par rappeler le précédent à cette nouvelle décision de l’Instance qui est la décision N° 1-2016  du 22 avril 2016 relative au projet de loi organique révisé concernant le  Conseil Supérieur de la Magistrature qui a été  renvoyé au Président pour la même raison que celle de la présente décision. A cette occasion  le Président a demandé les avis de certains juristes, au sujet de la suite à donner à ce projet de loi, dans ce cas qui se produisait pour la première fois et au vu de l’article 81 de la Constitution qui pose  les règles de ce « veto présidentiel ».

Les avis étaient partagés entre ceux qui étaient défavorables et ceux qui étaient favorables à ce renvoi du projet de loi à l’assemblée. Dans ce dernier cas  l’assemblée  est appelée  à  adopter ce nouveau projet de loi, qui peut être amendé par le Président, mais aux 3/5 des voix. Autrement le projet de loi initial sera promulgué par le Président tel qu’il lui a été transmis par l’Instance. Le Président a décidé alors de signer et de publier la loi sur le CSM sans renvoi ce qui était une position déjà arrêtée m’a-t-il semblé et comme il l’a précisé : Il a dit qu’il voulait juste « être en paix avec sa  conscience »(2) . Je pense que ce nouveau projet de loi connaîtra sans aucun doute le même destin.

Il ne restera donc au Président qu’à accomplir son office  qui consiste à  signer et publier la loi organique sur la réconciliation dans le domaine administratif  au JORT. Une fois cette formalité accomplie  cette loi organique, entrera en vigueur, sera applicable et obligatoire pour tous les pouvoirs comme le sont les décisions de l’Instance. Si en politique, c’est le résultat qui compte, nous pouvons  dire que le Président a fini par réaliser  une partie importante de son projet initial de la réconciliation qui  lui tenait tant à cœur. Il faut s’attendre à ce que les deux autres volets économique et financier, qui ont été élagués du  projet initial, ne tarderaient pas à émerger à nouveau sur la scène, en prévision d’autres échéances politiques et en application de la politique des étapes.
 

FM
22/10/17

(1) Il en est ainsi en : Albanie, Allemagne, Argentine, Arménie, Canada, Danemark, Hongrie, Irlande, Islande, Japon, Lettonie, «l'ex-République yougoslave de Macédoine», Norvège, Pologne, Portugal, République tchèque, Slovénie, Suède, Suisse, Ukraine. A l’exception de certains pays où le  président peut avoir voix prépondérante en cas de partage des voix (Belgique, Lituanie, Espagne, France, Italie) <http://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-STD(1997)020-f>

(2) Voir F.Moussa : «  Le Président de la République entre l’Instance et l’Assemblée » Le Maghreb 8 Mai 2016.p.3

Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
0 Commentaires
X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.