Mohamed Kerrou: Actualité et urgence de la résolution de l’affaire de Jemna
C’est ce Jeudi, 2 novembre 2017, qu’est prévue l’organisation de la vente aux enchères de la récolte des dattes du «Henchir» ou Domaine de Jemna. Le président de l’Association de protection des Oasis de Jemna, Tahar Tahri, vient d’annoncer qu’un accord est intervenu entre l’Association et le ministère de l’Agriculture. L’accord entre les deux partenaires fut précédé, le 24 octobre, par une réunion élargie, organisée par le gouvernement, en présence des représentants du ministère du Domaine de l’Etat.
L’objet de l’accord est la création d’une unité coopérative de production agricole qui sera gérée, durant une période transitoire, par l’Association de protection des Oasis de Jemna. Dans le cas où il aboutit à terme, cetaccord tripartite constitue un tournant dans les relations entre l’Etat et la société civile.
Outre la continuité de l’exploitation du dit Domaine, il offre l’opportunité de construire des relations de confiance entre gouvernants et gouvernés. De même qu’il permet de désamorcer, du moins en partie, les tensions sociales non seulement à Jemna et dans la région environnante de Kébili, mais également dans l’ensemble des régions marginalisées du pays où les demandes de travail et de dignité confirment l’actualité de la révolution de 2010-2011.
Pour saisir la dynamique du compromis qui distingue la Tunisie en transition des pays voisins et lointains, il importe de remonter aux sources et de référerau mode négociéde la résolution du conflit de Jemna. Il s’agit manifestement d’un conflit complexe puisqu’il est, à la fois, juridique, social, politique et symbolique. L’enjeu est enchevêtré et exige, par voie de conséquence, une solution globale et non pas une recette techniqueexpéditive.
Rappelons, au préalable, que l’année dernière, le 9 d’octobre 2016, une vente aux enchères fut organisée par l’Association de protection des Oasis de Jemna. Etaient présents, à cette vente-démonstration publique,les députés de la région au sein de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) et certaines figures politiques connues pour leur soutien à l’expérience de Jemna.
La vente aux enchères rapporta la somme d’un million sept cent mille dinars, permettant ainsi de payer les ouvriers, d’entretenir le «Henchir» et d’investir à Jemnaen vue de l’amélioration des équipements économiques, sociaux et culturels.
Cependant, le secrétariat d’Etat aux Domaines de l’Etat, dépendant du ministère des Finances, publia au lendemain de la vente aux enchères, un communiqué dans lequel il affirma sa volonté de protéger les biens publics et de poursuivre en justice les parties ayant exploité illégalement ces biens.
Auparavant, un jugement en référé a été rendu par le tribunal de première instance de Kébili (n° 2172 du 15 septembre 2016), sur la base d’un arrêté des Domaines de l’Etat annulant la vente aux enchères qui était prévue le 16 septembre.
Entre l’Association et les Domaines de l’Etat, se mettait en place une mise en scène politique et symbolique d’un conflit qui est l’expression d’une contradiction entre la légitimité revendiquée par l’Association et la légalité exigée par l’Etat.
Selon l’administration des Domaines de l’Etat, toute exploitation du «Henchir de Jemna» par le travail et la vente de ses produits est illégale. Du coup, les nouveaux exploitants que sont l’Association et la centaine d’ouvriers mobilisés pour les travaux sont considérés comme étant «hors-la-loi».
Pour l ‘Association, le «Henchir de Jemna» récupéré à la veille de la révolution, le 12 janvier 2011, deux jours avant la chute du régime de Ben Ali, symbolise la restitution légitime de la terre à ses propriétaires d’origine.
Historiquement, le «Henchir» en question fut exproprié, en tant que «terre collective», par le protectorat français qui en fit le «Domaine du Colon», une propriété prospère.
Au lendemain de l’indépendance, il revint à l’Etat tunisien avec la nationalisation des terres agricoles en 1964 et fut confié, au niveau de l’exploitation, à la Société Tunisienne des Industries Laitières (STIL).
Précisons qu’à l’époque, les Jemniens ont essayé de récupérer leur terre, en contrepartie d’une somme collectée volontairement au sein de l’Oasismais que l’Etat s’empressa d’investir dans des projets à caractère régional alors que le gouverneur avait promis la restitution de la terre à ses héritiers.
De cette promesse non honorée, les Jemniensgardent un souvenir amer et un sentiment de méfiance envers l’Etat et ses serviteurs.
Intervenue en 2002, la faillite de la STIL qui fut un fleuron à ses débuts avant d’être gangrénée par la mauvaise gestion laissa la voie libre à la location par bail, à prix modique, à des individus privés, proches de l’ancien régime.
La récupération spontanée en 2011 de l’ancien «Domaine du Colon» par les Jemniens organisés en «Comité de protection de la révolution» puis en association à but non-lucratif et à représentation politique plurielle permit de se rendre compte de la différence entre la gestion étatiqueet catastrophique de la terre et sa gestion associative axée sur les principes de l’économie sociale et solidaire.
D’autant plus que les décisions concernant le «Henchir» et la gouvernance de la ville-oasis sont, désormais,discutées sur la place publique, et adoptées à la majorité des voix.
Une telle gestion permit d’investir et d’améliorer les équipements, tout en proposant un modèle de démocratie participative, à l’échelle locale. C’est ce qui fait de Jemna non seulement une ville gérée d’une manière exemplaire mais également un modèle alternatif de vie associative et politique qui se distingue par le dialogue civil, garant du vivre-ensemble.
Malgré les obstacles dressés à l’encontre de leur expérience, les membres de l’Association de protection des Oasis de Jemna ont réussi à dynamiser la ville et à entretenir entre eux et avec le réseau de soutien national et international, des relations cordiales et transparentes.
Jemna est ainsi devenue un symbole de la résistance de la société civile à l’autoritarisme de l’Etat et au clientélisme.
Pendant plus de cinq ans après la «révolution de la dignité», l’Etat en crise d’autorité laissa faire sans intervenir puis il se décida subitement, en 2016, d’appliquer la loi en ne se souciant guère des retombées économiques et sociales de son approche par le «Haut», oubliant par là qu’elle n’est plus de mise dans un contexte de démocratisation et de globalisation.
Le plus important est que nous assistons actuellement, grâce à l’initiative concertée du ministre de l’Agriculture, Samir Taïeb et de l’Association de protection des Oasis de Jemna, à une issue raisonnée du conflit de Jemna.
Une synthèse semble aujourd’hui, plus que jamais, possible. D’où le besoin de saisir l’occasion et de ne pas rater un tel «rendez-vous avec l’histoire» qui se joue à l’échelle locale, tout en ayant une portée nationale , articulé qu’il est aux relations entre l’Etat et les citoyens.
Si les entraves juridiques à l’exploitation du «Domaine de Jemna» sont levées et que le gouvernement adopte, par une loi et une politique claire, le modèle de l’économie sociale et solidaire conçue comme étant un des secteurs porteurs de l’économie nationale, le changement des relations entre gouvernants et gouvernés sera à l’ordre du jour, offrant ainsi un espoir aux déçus de la révolution et de la transition.
Dès lors, la montée des mouvements sociaux dans le Sud et les autres régions marginaliséespourrait connaître une certaine accalmie, en attendant que les demandes pressantes de travail et de dignité trouvent graduellement une solutionpar le moyen d’une vision globaleet concertée du développement.
Mohamed Kerrou
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