Habib Ayadi: En finir avec la représentation proportionnelle avant le 7 octobre 2019
La représentation proportionnelle conduit à ce que, lors d’une élection, les sièges à pourvoir dans une circonscription déterminée soient répartis entre les listes des candidats proportionnellement au nombre de suffrages qu’elles ont obtenues. Elle serait donc plus équitable que le scrutin majoritaire qui attribue les sièges aux candidats qui ont obtenu le plus grand nombre de voix.
Point n’est besoin de dire l’importance d’un tel choix sur le plan politique. La proportionnelle tend à la justice électorale et assure aux minorités qu’elles soient représentées conformément à leur base réelle.
Elle présente cependant des inconvénients majeurs:
D’une part, les électeurs se voient imposer des candidats qu’ils n’eussent, peut-être pas, spontanément choisis, le plus souvent parce qu’ils manquaient de la compétence nécessaire ou parfois d’un attachement à la circonscription.
Il conduit d’autre part à la subordination de l’élu et parfois de l’électeur. Privé de la liberté de choisir son candidat, l’élu ne dispose pas en effet, de la faculté de discuter librement les mesures présentées à son approbation. Il ne s’agit plus de discuter mais d’enregistrer des rapports de force. Plus concrètement, entré à l’assemblée par la grâce de son parti, le député est lié par les consignes qu’il reçoit et devient plus soucieux de plaire à l’appareil qu’à l’intérêt général.
Dans certains cas, la confiance dans les dirigeants des partis conduit à un abandon quasi-total aux institutions dirigeantes pour mener comme elle l’entendent leur action politique. Le bulletin électoral devient alors un simple blanc seing. L’élection choisit son parti, il ne choisit pas son candidat.
Plus grave, dans certains cas, ce mode électoral conduit à la colonisation de l’Etat. En effet, au moment de leur apogée, le « tripartisme » en France et la « Troika » en Tunisie ne limitaient pas leur volonté de puissance à la domination de l’assemblée, mais également à la domination des rouages de l’Etat en installant leurs hommes dans l’administration et les services publics.
En Tunisie, l’accord passé par la « Nahda » avec le « CPR » et « Ettakatol » opère un véritable partage de zones d’influence attribuées à chacun d’entre-elles. Ce partage portait, non seulement sur l’assemblée, mais également sur les divers ministères, la présidence de la République et l’assemblée, ainsi que les directions des services publics.
En Tunisie et après la révolution, le système électoral a été élaboré par un comité composé essentiellement de personnes dépourvues de compétences en la matière.
Seuls quelques « nostalgiques », essentiellement des universitaires et quelques hommes politiques, prêchaient dans le désert en soutenant le scrutin uninominal. La majorité des membres du comité ont choisi la proportionnelle (méthode Hendt et listes bloquées), parce que ce mode leur accorde une prime à laquelle il leur était difficile de renoncer. Ce système ayant été forgé pour se maintenir, beaucoup de partis n’envisagent plus actuellement un autre système qui les contraindrait à se sacrifier sur l’autel de l’efficacité politique et la justice électorale. On en retire l’impression que chaque formation politique, voire même chaque député, est prêt à se sacrifier sur l’autel de sa propre réélection. Pourtant, à l’évidence, ce mode électoral a contribué au malaise « institutionnel » et politique et à la crise actuelle de décroissance économique.
Huit ans après la révolution, les Tunisiens sont témoins de jeux politiques stériles, dans un système qui n’a pas fondamentalement changé et qui provoque de régulières explosions dans les régions toujours en mal de changement.
Mais que peut-on attendre de deux chefs de gouvernement depuis 2014 qui ne doivent rien à aucun parti et qui ne se sont imposés ni par leur compétence ni par leur efficacité en matière économique ou sociale ? Leur seule référence, c’est le président de la République, leur légitimité c’est d’avoir été choisi par lui. Il ne s’agit pas de grands réformateurs qui s’adressent directement au peuple mais de simples gestionnaires.
Les résultats de ces huit ans de « ratage » : une « Tunisie » déchirée et encore à la recherche d’un chef charismatique revêtu d’une aura en raison de ses dons, de son ascendant et aptitudes exceptionnelles et qui serait en mesure de surmonter toutes ces contradictions.
Sortir de la crise
On ne refera pas le passé, mais comment sortir de cette crise profonde qui va malheureusement se maintenir ?
Le ras-le bol des Tunisiens à l’égard des dirigeants est justifié et on ne peut continuer à opposer les catégories sociales les unes aux autres. Les gouvernants se sont révélés incapables de mettre en place un projet de réforme crédible et applicable. Et à la question « quelle trace ces dirigeants laisseront-ils dans l’histoire ?», la réponse est « rien ou presque rien ».
La transition
Elle passe par un changement du modèle actuel. Les objectifs de la révolution ne pouvaient être atteints que dans le cadre d’un choc politique, économique et social. La priorité est dans l’abandon de ce mode électoral qui a tué la politique. Les dirigeants actuels doivent se rendre compte d’un fait : le peuple tunisien s’est réveillé et qu’il avance.
Faut-il le rappeler : La Tunisie a réinventé dans le monde arabe la révolution après la décolonisation. Mais si elle est importante comme expérience dans le monde arabe, elle dérange aussi beaucoup ces pays qui ne veulent ni liberté, ni démocratie.
Le 7 octobre 2019, la Tunisie sera sous le regard du monde arabe (et également de l’occident) car elle constitue une curiosité et une exception aux yeux du monde entier. Elle étonne par le suspense politique entretenue et représente un théâtre politique sans égal. C’est pourquoi cette élection législative n’est pas vraiment comme les autres (2011-2014-2019).
Les tunisiens doivent se résoudre à fournir l’effort que la nouvelle situation exige. Au-delà de la réaffirmation des valeurs de liberté et de démarche contre le péssionnisme de certains pays arabes, nous devons comprendre qu’il ne peut y avoir une démocratie sans le peuple et que l’on ne peut accéder à une véritable démocratie sans une participation effective au vote.
Des gouvernements sans le peuple
Les campagnes électorales de 2011-2014 et 2018 se sont terminées sans que soient invoqués les problèmes économiques et sociaux essentiels. Sans que les comités de partis se rassemblent ou appellent à voter pour l’un ou l’autre des candidats. Sans qu’aucun prétendant à un siège de député ait fait connaitre d’une quelconque façon son attachement à l’un des problèmes qui préoccupe le pays.
Aucun combat frontal ne les a opposés sur aucune des questions majeures. Aucun des candidats ne s’est ouvertement battu pour une réforme majeure en matière économique, financière et sociale. Tout cela a été remplacé par de petites apparitions à la télévision.
Avec l’image, la politique s’est décrochée de l’histoire. Plus grave encore, le lien entre la pensée et l’action politique s’est rompue et remplacée par des intello-médiatiques faisant du bruit avec de vieux instruments.
Election par défaut
Dans la démocratie, l’idée n’est pas nouvelle. Dans la compagne électorale s’installe l’idée que les électeurs vont voter pour le candidat de leur choix et s’attendent à ce que leur choix indique le bon bulletin.
Les élections de 2011-2014-2018 n’ont pas de signification, ni de portée. L’électeur n’avait à se prononcer, ni sur des choix, ni sur des réformes, ou sur un programme. Il n’avait plus à choisir mais simplement à obéir. Devant un choix impossible, beaucoup d’électeurs ont préféré ne pas choisir en s’abstenant de voter ou de voter blanc.
Aujourd’hui, à moins de quelques mois des élections législatives du 7 octobre 2019, une petite musique se fait insistante dans le concert des analystes politiques : les électeurs seraient à ce point déçu qu’ils envisagent nombreux de s’abstenir ou de voter blanc, faute de pouvoir faire entendre leur désaccord et leur désarroi.
Mais ce qui serait noble et émouvant, c’est que le 7 octobre? devant un choix impossible, il faudra choisir :
D’abord, parce que la démocratie est une construction intellectuelle qui repose sur des fictions au rang desquelles celle du gouvernement par une majorité, et que faut-il le rappeler, la démocratie est le seul régime où les gouvernés peuvent choisir leur gouvernement.
Ensuite, parce que voter c’est choisir et que voter blanc ou s’abstenir, c’est y renoncer. Dans « Je rêve d’être tunisien » R. Daoud écrit : « l’électeur arabe ne croit pas à sa propre capacité d’opinion publique, ni la société civile capable de défendre l’élu ».
A la différence le tunisien doit Le 7 octobre 2019, faire face aux urnes et voter parce que le vote est à la base de son existence en tant qu’homme libre et faire entendre une opinion contraire. Il appartient à la société civile d’expliquer cette obligation, elle qui est en avance sur les politiques et dispose actuellement de moyens efficaces, dont les réseaux sociaux.
Même si l’on considère que la démocratie est le pire des régimes, il est surtout le seul qui assure que les gouvernés puissent choisir leur gouvernement. Beaucoup de pays estiment que le temps est venu pour le peuple de se gouverner lui-même en tout temps et directement (l’exemple du Soudan et de l’Algérie est signifiant). Bien entendu, la démocratie reste la meilleure à condition qu’on y parle au peuple sérieusement des problèmes économiques, financiers, sociaux, ….
Les élections de 2018
Les partis politiques ne doivent pas perdre de vue, les résultats des élections municipales de 2018 qui ont fait apparaître que la « Nahda » se maintient mieux en l’absence de toutes poussées des autres partis,
Le problème est qui de « Nahda » ou des autres partis libéraux et de gauche se rend aux urnes le 7 octobre pour élire leurs députés ? Certainement la « Nahda ».
A la différence des libéraux et de la gauche, les électeurs de ce parti n’hésiteront pas à se rendre aux urnes pour élire leurs candidats en octobre prochain. Ils sont citoyens mais également et surtout des croyants. En plus clair, ce sont des croyants et non des engagés politiques.
Pourtant malgré sa force religieuse et d’attraction, la Nahda ne fait pas l’unanimité et il lui faudra des années pour faire oublier ses erreurs pendant la Troika. Mais il n’empêche que ses électeurs votent pour elle. Comme le souligne R. Daoud dans « Je rêve d’être tunisien », l’électeur arabe ne croit pas que le candidat politique a une morale ou un système de valeurs, mais pense que les islamistes sont pieux et honnêtes. Voter pour eux, c’est une obligation.
S’agissant des autres partis, il existe à leur égard une lassitude qui va jusqu’à l’aversion. L’histoire politique nous enseigne que lorsqu’un parti politique émerge, il ne devient fort que quand ses buts politiques font écho aux problèmes politiques, économiques et sociaux. Si ce parti est soutenu par une masse populaire et lorsque ses buts sont atteints, cela signifie que ses idées sont devenues le nouveau consensus.
Or les partis politiques en Tunisie sont dépourvus, à la fois d’assise, et de programme. Pour l’heure, aucun de ces partis en lice pour la victoire en 2019 ne convainc par ses atouts et les compétences de ses candidats. Le danger dans une telle situation est que le maintien de ces partis dans les prochaines élections ne donne les mêmes résultats qu’en 2018, avec comme conséquence l’achèvement de la démocratisation du pouvoir.
Il ne fait cependant pas de doute que les partis politiques, chacun selon ses propres valeurs, refusent tout changement de ce mode électoral. Ce qu’ils oublient, c’est que la réalité se vengera quand éclatera une ou plusieurs de ces ignobles crises, quand la concentration des richesses et des pouvoirs sera insupportable et que le peuple tunisien se réveillera.
Le plus important dans l’immédiat est d’avoir des partis qui suscitent l’adhésion de la masse nécessaire lui permettant de mener une politique de réformes en profondeur. Pour cela, la Tunisie aura besoin d’une véritable gauche et une véritable droite.
Nécessité de deux grands partis de droite et de gauche
La vie politique en Tunisie, à droite comme à gauche n’est que querelles d’égo, de batailles juridiques, tactiques, voire même religieuses. Alors que le pays a besoin de dirigeants visionnaires qui réfléchissent au monde qui vient et participent au grand débat que le nouveau monde exige, et qu’ils doivent éviter de ne se manifester que par des querelles, les responsables politiques restent attachés à des idées sommaires sur le présent et sont dirigés par des vieux routiers de la politique la plus traditionnelle et la plus classique.
Par ailleurs, la dialectique de l’ordre et du mouvement qui constitue le moteur même de la vie politique dans les démocraties libérales implique la rivalité de deux tendances : conservatisme (à droite) et progressiste (à gauche) et que l’un comme l’autre s’expriment et agissent sur des forces politiques qui résultent de cet affrontement.
Or avec une gauche ramenée à son impuissance et une droite réduite à l’immobilisme en matière économique et sociale, tant elle est attachée au gouvernement, c’est à une dégradation de ce schéma que nous assistons en Tunisie.
La gauche qui normalement porte l’étendant de l’égalité, n’a réussi depuis 2011, ni à construire un schéma doctrinal, ni un programme économique et social commun.
Face à une classe ouvrière qui a perdu tout espoir de promotion, des ouvriers qui se heurtent tous les jours à la précarité et aux incertitudes de l’avenir et qui ont été oubliée par les gouvernements successifs, se trouve une gauche aux abonnés absents et dont le statut actuel se paie de mots.
De l’autre côté, indifférents à l’enfer des autres, l’union des conservateurs et des privilégiés, pour qui les sujets et problèmes essentiels restent tabou, bloquent les réformes indispensables, oubliant qu’en politique nul n’a jamais changé une société par simples lois ou décrets.
La Tunisie aura besoin d’une gauche et une droite
La révolution tunisienne a échoué parce que ses organisateur n’ont pas su se doter de leaders représentatifs. Et pourtant, c’est une période extraordinaire. Avec la réussite de la révolution, le tunisien s’est trouvé dans l’émerveillement d’être tunisien. Tout semble réussir à ce peuple. En tout cas, la grande surprise, c’est la quasi un namité avec laquelle la majorité populaire s’est manifestée. Toute réforme en profondeur est admise. Pour le malheur de la Tunisie, les candidats à ce programme les plus sérieux ont été renvoyés chez eux. Ils sont remplacés par des inconnus, des muets et des amateurs pour lesquels d’une part la transition démocratique est la priorité et d’autre part la révolution ; c’est quoi ? Ils oublient, comme l’a souligné De Tocaneville « sous la révolution de 1789, la liberté n’a duré que quelques mois et a été remplacé par l’égalité.
Pour le pays, le recours à l’ancien étant impossible, il faut faire du neuf et réinventer le pays. Il faut miser sur les dirigeants solides, visionnaires et une organisation issue d’une réflexion débattue par les citoyens, ainsi que sur les secteurs de l’avenir pour alimenter la croissance et l’emploi.
Il est clair que la Tunisie a besoin de grands partis (droite et gauche), l’un appuyé par l’UGTT et l’autre par l’UTICA, ces deux organisations bénéficiant d’une assise populaire appréciable.
La campagne électorale 2019 sera différente des précédentes. Elle sera l’occasion pour les candidats de présenter aux électeurs un programme complet et détaillé sur leur programme (surtout économique et social) et d’éviter ainsi les mandats des élections précédentes qui ont sombré dans le désordre et le chaos. Pour une fois, des candidats vont porter la voix de ceux qui n’ont pas.
Cela étant dit et même si l’on admet que le scrutin majoritaire interdit que soient représentées à leur juste mesure les sensibilités minoritaires, le maintient d’un scrutin proportionnel ne peut être que partiel et jouer un rôle correctif.
Habib Ayadi
Professeur émérite à la Faculté des Sciences Juridiques,
politiques et sociales de Tunis 2
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