News - 23.05.2019

Crise des hôpitaux tunisiens: deux pistes de sortie rapides à mettre en œuvre

Crise des hôpitaux tunisiens: deux pistes de sortie rapides à mettre en œuvre

Les 14 nourrissons de la maternité d’Ar Rabta ne doivent pas être oubliés. Leur mort est la conséquence de choix politiques conscients ou inconscients, choisis ou hérités. Le budget du ministère de la Santé entre 2012 et 2019 a reculé d’un peu moins de 1 % net de l’inflation, cela veut dire que l’État tunisien dépense moins pour ses hôpitaux qu’il ne le faisait en 2012(1). Si on y ajoute également l’effondrement du dinar, on a en réalité une qualité de soins qui s’est considérablement dégradée. Y remédier, c’est faire deux choix politiques clairs.

I. Normaliser le budget des forces de sécurité

Le tableau suivant détaille le budget des forces de sécurité, c.-à-d. ministère de l’Intérieur et ministère de la Défense depuis la Révolution:

 

Tunisie

Royaume-Uni

France

Italie

 

Intérieur ( % du budget de l’Etat)

Défense ( % du budget de l’Etat)

Ministère Intérieur+Défense ( % du budget de l’Etat)

Protection and defense spending (% du budget de l’Etat)

Défense et sécurités (% du budget de l’Etat)

Défense et sécurité intérieure ((% du budget de l’Etat)

2012

12.00%

5.00%

17%

10.54%

14.6%

n/a

2013

10.00%

5.00%

15%

9.89%

13.9%

9.76%

2014

11.00%

6.00%

17%

9.91%

13.7%

9.67%

2015

12.00%

7.00%

19%

9.98%

13.9%

9.66%

2016

15.00%

9.00%

24%

9.77%

14.2%

9.88%

2017

12.00%

8.00%

20%

9.74%

14%

10.13%

2018

8%

6.2%

14.2%

9.85%

13.9%

n/a

2019

7.6%

7.19%

14.79

9.77%

13.68%

n/a

Tableau 1: Budget des forces de sécurité(2)

 

Le budget des forces de sécurité s’établit en moyenne à environ 17.64 % avec un pic conjoncturel en 2016 à 24 % en réponse aux deux attaques terroristes de 2015. En taux réel, le budget du ministère de l’Intérieur a diminué de 3.4 % en moyenne depuis la Révolution, tandis que celui du ministère de la Défense a augmenté de 2.5 %. L’augmentation de ce dernier s’explique par un rattrapage lié aux années de la dictature qui avaient fait de la défense nationale le parent pauvre de la sécurité du pays.

En comparaison, le budget des forces de sécurité au Royaume-Uni, en France et en Italie s’élève en moyenne à 10 % (Royaume-Uni et Italie) et 14 % (France)  du budget de l’État(3) . Cela veut dire que la Tunisie dépense plus en proportion de son budget que des pays comme le Royaume-Uni et la France qui ont des armées dimensionnées pour mener des opérations extérieures et qui disposent de bases un peu partout sur le globe (djibouti, côte d’ivoire, sénégal, etc) ce qui n’est évidemment pas notre cas.

Le budget des forces de sécurité devrait être aux alentours de 10 % (hypothèse haute) ou 6 % (hypothèse basse) au vu de la situation de la Tunisie, mais certainement pas à 14 %.

Cette hypertrophie sécuritaire est un poids du passé, mais elle résulte également de choix politiques. Elle a des causes internes et externes. Pour les premières, elles découlent des cinquante années de dictature qui ont conduit à un surdimensionnement de l’appareil policier. Les régimes précédents ont également fait de l’État, le premier employeur, à la fois filet social, mais également instrument de contrôle économique de la société. Cela se comprend d’autant plus lorsque l’on sait que 80 % du budget du ministère de l’Intérieur est affecté aux dépenses de salaire.

Les causes exogènes sont plus conjoncturelles. Elles résultent de la dégradation de la situation sécuritaire en Libye et aux différentes crises des migrants. Dans les deux cas, la Tunisie se retrouve à accomplir gérer les conséquences de situation dont elle n’est pas à l’origine et à remplir des missions pour lesquelles elle n’est pas ou peu suffisamment financée et/ou équipée. La solution à ce problème se trouve de l’autre côte de la méditerranée auprès de nos partenaires européens et de leur soutien financier.

Le tableau précédent montre que le budget des forces de sécurité est sur une trajectoire descendante. Elle doit être maintenue et les crédits libérés affectés en faveur de la santé publique. C’est est un premier levier qu’un prochain gouvernement pourrait activer. Cela pourrait se faire par des non-renouvellements de poste au profit du ministère de la santé ou une rationalisation des dépenses. Une seconde piste, plus prometteuse et plus originale, consiste en la réhabilitation des habous.

II. Réintroduire les habous

La Tunisie est un des seuls pays au monde dans lequel les fondations charitables (habous) sont encore interdites. Institution traditionnelle du droit tunisien, elles ont été supprimées par le Président Bourguiba sous prétexte de gaspillage économique au profit de l’administration des domaines de l’État (أملاك الدولة) sans que personne ne puisse dire aujourd’hui qu’elle soit un exemple d’efficacité économique...
Aujourd’hui, tous les pays connaissent une forme ou une autre des habous. Dans les pays anglo-saxons, il s’agit du trust, en France de la fiducie et dans la plupart des pays musulmans des awqaf.

Dans tous les cas, et peu importe la forme juridique utilisée (contrat, société, association), il s’agit de permettre les donations sans limitation de durée en faveur d’une cause particulière, par exemple un immeuble donné à un habou rattaché à un hôpital, les loyers de l’immeuble finançant des soins.

Le trust et la fiducie ont été introduits dans les pays européens par les croisés à leur retour de Palestine. Ces institutions ont tant prospéré qu’il n’y a aujourd’hui aucune opération financière d’envergure qui ne se fasse sans trust. Il en va de même de la philanthropie que ce soit au niveau local ou national. Aujourd’hui en Angleterre, la plupart des hôpitaux reçoivent des financements en provenance de trusts comme la fondation St Andrew pour les soins psychiatriques ou Wellcome pour la recherche médicale. Il y a également des fondations qui s’occupent des sans-logis ou qui luttent contre la pauvreté. Afin d’éviter tout risque de détournement, il existe le plus souvent une administration en charge de contrôler les trusts charitables comme la Charity Commission au Royaume-Uni.

En Tunisie, la réintroduction des habous permettrait de doter la Tunisie d’un équivalent national au trust, instrument incontournable dans les financements internationaux. Cela contribuerait à la modernisation du droit tunisien et améliorerait la compétitivité réglementaire du pays. En outre, chez nous, même si la fraude fiscale est un sport national, il existe encore un esprit de charité, en particulier, si les actions sont vues de tous et augmentent le prestige social de leur auteur comme en témoigne l’opération madrassati. Réactiver les habous et inviter les Tunisiens à faire des donations pour le financement des écoles et des hôpitaux publics paraissent faciles à mettre en œuvre, en particulier, si une administration de contrôle est créée à l’image de ce qui existe à l’étranger. Il est certain que de nombreux Tunisiens seront enclins à donner de l’argent à des habous dirigés par des personnalités locales de premier plan à l’éthique indiscutable pour des habous locauxet des personnalité nationales pour ceux à dimension nationale. C’est également un moyen de permettre à la diaspora de s’investir plus dans les affaires locales du pays de façon structurelle, plutôt que de les limiter à la construction d’une maison, aux dépenses estivales ou à des aides ponctuelles ici ou là.

Conclusion

Dans la plupart des pays développés, les dépenses de santé représentent entre 20 et 30% du budget de l’État(4)  tandis que l’effort de sécurité est limité à 10/11 %. En Tunisie, c’est le contraire qui est observé. Il y a des raisons historiques et conjoncturelles, mais il n’en demeure pas moins qu’il est temps aujourd’hui d’inverser cette répartition. Le prochain gouvernement devrait continuer à réduire les dépenses de sécurité ou, à défaut, obtenir de nos partenaires européens qu’ils payent (ou payent plus) pour l’effort de sécurité que nous effectuons en leur faveur. Dans le même temps, une partie des crédits affectés à la sécurité devrait aller à la santé publique. Si sous la pression des bailleurs de fonds internationaux, la réduction de la dette publique ne peut se faire qu’au moyen d’une réduction généralisée de tous les postes budgétaires, il deviendra alors d’autant plus urgent de réintroduire les habous et de transférer aux couches aisées de la population tunisienne et aux expatriés tunisiens le soin de financer pour partie la santé et l’éducation publique. Ils n’ont pas vocation à remplacer l’État, mais ils permettront au moins d’amortir les conséquences violentes d’un plan structurel du FMI. Il ne s’agit ni de désengager l’État, ni de privatiser la santé ou l’éducation(5), mais au contraire d’ajouter un nouveau levier d’action et de permettre à ceux qui le souhaitent de s’engager directement. S’il y a quelques années, des blocages idéologiques avaient conduit à enterrer le projet de réintroduction des habous. Aujourd’hui, leur réactivation s’impose. Lorsqu’un journaliste de l’ORTF avait demandé au Président Bourguiba en 1973 ce qu’était le bourguibisme, il avait répondu que le bourguibisme est un pragmatisme « une façon d’exploiter l’événement et d’avoir un but honorable ». Aujourd’hui, les réalités sociale, économique et sanitaire du pays imposent le retour à un instrument abrogé pas tant pour des raisons économiques que pour des raisons politiques(6). On ne peut qu’espérer que la prochaine majorité parlementaire considère sérieusement cette option et n’entre pas dans des débats stériles idéologiquement vides.

Mehdi Bali

(1) Entre 2012 et 2018, le taux de croissance annuel moyen du budget de la santé a été de 4.5% tandis que le taux d’inflation a été de 5.3% sur la même période. Cela signifie qu’en réalité, les dépenses de santé ont diminué de 0.8% sur la même période.
(2) Si ces chiffres sont exactes, il n’en demeure pas moins que les périmètres budgétaires couverts en Europe sont en général plus larges que ceux en Tunisie. Cela ne gêne pas les comparaisons, mais les rendent moins précises. Les données utilisées dans ce tableau proviennent des sites officiels suivants :
•    Tunisie (www.mizanioutouna.gov.tn/Ministère des finances)
•    Royaume-Uni(https://www.ukpublicspending.co.uk)
•    France (https://www.performance-publique.budget.gouv.fr/)
•    Italie (http://dati.istat.it/Index.aspx?QueryId=17385&lang=en)

(3) Voir ici pour le Royaume-Uni et là pour la France.

(4) Elles sont de 20% au Royaume-Uni et de 30% en France.
(5) Ce qui a déjà eu lieu...
(6) L’interdiction des habous a permis de mener une guerre économique très efficace contre l’opposition zitounienne dans les années cinquante.


 

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