Livre - Un ambassadeur d’Autriche en pleine transition tunisienne

Que fait un ambassadeur lorsqu’il se lasse de rédiger des rapports à sa capitale, deviser avec ses collègues et amis locaux, voguer de cocktail en réception ou jouer au golf ? Rédiger à chaud ses mémoires ! C’est ce qu’a fait l’ancien ambassadeur d’Autriche à Tunis, Gerhard Weinberger (2012 - 2017), découvrant et couvrant un pays en pleine effervescence. Dans un livre publié chez Nirvana sous le titre de Tunisie, démocratie et tentation théocratique, il apporte son «témoignage» sur une période des plus significatives depuis 2011. Son regard, sa lecture et son analyse ne manquent pas de pertinence. Si le lecteur tunisien qui a vécu cette séquence y retrouve les moments forts connus et passés, le lecteur étranger prendra connaissance, au-delà des faits rapportés par les médias, de leurs coulisses, de leurs acteurs et de leurs significations.

D’ailleurs, la première version de ce livre a été rédigée en allemand. Sur «suggestion» de son ami Mohamed Chérif Ferjani, l’ambassadeur Weinberger a été convaincu de le traduire en langue française. Mais, l’irrésistible tentation d’une réécriture, enrichie d’échanges avec Ferjani, a abouti à cette version «tunisienne».

Docteur en philosophie de l’Université de Paris-Nanterre, Gerhard Weinberger avait été, avant d’être nommé à Tunis, ambassadeur au Sénégal et diplomate à Paris, Bangkok et Pékin.

Trois niveaux

Dans sa préface, Mohamed Chérif Ferjani, distingue dans ce livre trois niveaux :

1) - Un récit inspiré par l’actualité quotidienne de la Tunisie entre l’attaque de l’ambassade des États-Unis à Tunis en septembre 2012, au lendemain de son arrivée, et l’attentat meurtrier d’un hôtel à Sousse qu’il a vécu en direct en tant qu’ambassadeur assistant ses concitoyens séjournant dans l’hôtel visé. Ce récit rend compte des oppositions déchirant la Tunisie durant cette période : une société civile et des intellectuel(le)s aspirant à la démocratie et défendant les libertés fondamentales, les droits humains et favorables à l’ouverture sur le monde, d’un côté, des fanatiques violents rêvant d’instaurer une théocratie d’un autre âge - le Califat ou l’État islamique imposant la charia présentée comme une loi intangible valable pour tous les lieux et tous les temps -, de l’autre. Il est frappé par les sollicitations opposées du Coran et de la même religion, aussi bien par les plus fanatiques que par celles et ceux qui se réclament de la modernité, de la démocratie, de l’égalité et des droits humains ! Ces sollicitations contradictoires l’amènent à s’interroger sur le Coran et sur l’islam qui se prêtent à des interprétations aussi antinomiques.
Le récit est un témoignage vivant sur les soubresauts d’une transition tiraillée entre les aspirations démocratiques qui ont porté la révolution et les tentatives de lui imposer une orientation contraire à ces aspirations, sous la pression des divers courants islamistes et de leurs soutiens intérieurs et extérieurs.

2) - Une «analyse» qui rend compte des lectures, des rencontres et des échanges à travers lesquels il a essayé de trouver des réponses à ses interrogations concernant le Coran, l’islam et les rapports des musulmans au monde et aux réalités de la violence qui déchire leurs sociétés: les différences entre les approches développées dans La maladie de l’islam d’Abdelwahab Meddeb, La guerre des subjectivités et Le surmusulman de Fethi Ben Slama, L’exception islamique et La tragédie de l’islam moderne de Hamadi Redissi, La Tunisie, questions à mon pays d’Emna Ben Haj Yahia, Le réformisme musulman, une histoire critique de Mohamed Haddad, Pour en finir avec l’exception islamique de l’auteur de cette préface, et dans les interventions de Abdelmajid Charfi, Youssef Seddik, Zyed Krichen, Tahar Labbassi, Fethi Triki, Tahar Benguiza, mais aussi des leaders d’Ennahdha, ou dans les échanges avec divers interlocuteurs, ne font qu’ajouter aux interrogations inspirées par les contradictions de la réalité.

Au lieu d’ignorer ces approches divergentes ou d’y trouver un motif de découragement, Gerhard Weinberger préfère en rendre compte le plus fidèlement possible, sans parti pris, pour les rapprocher de ses lectures européennes – comme L‘islam devant la démocratie de Philippe d’Iribarne, et Allahs Buch Und Allahs Feinde (Allah et les ennemis d’Allah) de Josef H. Otto et des approches récentes des réalités islamiques par des travaux du Nord de la Méditerranée. Cette «analyse» offre à celles et ceux qui s’intéressent aux thèmes de ces débats un état des lieux de la réflexion en Tunisie au sujet des questions relatives à l’islam et à la démocratie, en essayant de situer les différents points de vue par rapport aux approches développées en Europe.

3) - Le troisième niveau est celui où se reflète «l’appréciation critique » de l’auteur sur la base de son expérience vécue en Tunisie, de ses lectures et de ses échanges au sujet de l’islam. Je laisse aux lectrices et aux lecteurs le loisir de découvrir comment un diplomate européen, né dans une société démocratique et sécularisée, a découvert la Tunisie à un moment particulier de son histoire, et comment il s’est forgé une réflexion personnelle sur l’islam et sur les approches contradictoires consacrées à cette religion, par des Tunisien(ne)s comme par des Européen(ne)s, à partir de son propre parcours.»

Sa conclusion incite à la lecture. «Ce livre, écrit-il, est une précieuse contribution à la compréhension de ce que la Tunisie vit depuis 2010-2011, sous la plume d’un diplomate qui n’est pas indifférent à ce qui se passe au Sud de la Méditerranée, qui croit à l’apport des débats qui agitent la Tunisie et les sociétés arabes, et qui se sent concerné par le devenir de notre monde, sur la base d’un parti pris humaniste mettant l’humain, sa dignité et ses droits au cœur des relations entre les pays et les peuples».

Tunisie, Démocratie et tentation théocratique  Témoignage d’un Ambassadeur à Tunis

De Gerhard Weinberger
Préface de Mohamed  Chérif Ferjani
Nirvana, Juin 2019,  192 p. 20DT

Pourquoi ce livre

L’auteur le mentionnera dans sa conclusion. «En résumé, souligne-t-il : si j’ai écrit ce livre de cette manière, c’est pour deux raisons :

D’abord pour rendre compte de cette histoire récente, surprenante, bouleversante de la Tunisie en transition, des dangers qui la guettaient (et qui la guettent toujours), et contre lesquels elle s’est battue avec courage et - au moment où j’écris - avec succès ; histoire qu’il m’était donné de vivre en direct pendant plusieurs années.

Mais aussi - et c’est la deuxième partie de mon livre - pour permettre à moi-même et à tous ceux qui se soucient- en Europe et en Tunisie - de l’évolution du monde actuel, de la résurgence des fanatismes et de la violence, souvent se justifiant par la religion, de ne pas tomber dans le piège des clivages simplistes des «terribles simplificateurs», de quelque bord qu’ils soient.

De ne pas tomber dans le piège d’une vision du monde conditionné par la peur de l’inconnu, la peur d’un monde qui n’a pas connu les mêmes évolutions que nos sociétés de référence. Le simplisme n’est plus de mise, pas plus que la naïveté. Le développement du djihadisme et de la violence islamiste renforcent - et cela est compréhensible - la vision d’un islam qui nous rappelle nos propres «ténèbres» dont nous sommes (heureusement) sortis. Les intellectuels, en Europe comme dans le monde musulman, doivent sans doute prendre en compte cette vision et ces peurs qu’elle engendre. Mais ne pouvons-nous pas (ne devrions-nous pas) relativiser cette vision statique en prenant en compte les dynamiques à l’œuvre dans les sociétés musulmanes d’hier (Cordoue ou Bagdad des Abbassides pour faire bref), et d’aujourd’hui ? Cet «aujourd’hui» dynamique en Tunisie, par exemple, dont veut témoigner ce livre.