40ème jour ce vendredi à Beit Al Hikma du décès du Dr Amor Chadli : Mon père, cet homme d’exception, par Molka Chadli
Quarante jours déjà depuis que tu nous as quittés, ce 8 novembre 2019.
Comment exprimer le vide que tu nous laisses, sans tomber dans la platitude des clichés ? Tu étais une partie de nous-mêmes et notre plus grand repère… De notre enfance, je garde le souvenir d’un homme infatigable. Tu étais partout, vérifiant tout, ne t’arrêtant jamais.
A l’Institut Pasteur, avec ta longue blouse blanche impeccable, je te trouvais si beau... Tu inspirais à chacun un mélange d’admiration et de respect, parfois de crainte…Du jardin de la maison de fonction de l’Institut où nous avons passé notre enfance, nous entendions parfois tes éclats de voix. C’est que quand tu te mettais en colère, tu n’étais pas commode ! Mais tous savaient que si tu étais exigeant, voire sévère, tu n’étais jamais injuste. Exigeant, tu l’étais d’abord et avant tout avec toi-même et c’est ce qui t’autorisait à l’être avec autrui, quel qu’il soit, du chef de service à l’ouvrier…
Je me souviens aussi de la lumière filtrant sous la porte de ton bureau le soir, à la maison, quand tu lisais tes lames, penché sur ton grand microscope. Nous ne devions pas jouer dans le couloir pour ne pas te déranger quand tu travaillais. La lumière restait allumée tard dans la nuit…
De notre enfance, je garde aussi les précieux moments passés en famille. J’aimais quand tu nous emmenais dîner au Saf-Saf, à La Marsa, au son des chansons d’Om Kalthoum, puis prendre une glace chez Salem et nous promener sur la Corniche…Dans ces moments-là, tu étais détendu et souriant.Tu avais une taquinerie ou un petit surnom pour chacun de nous…
Les dimanches étaient sacrés. Nous nous entassions à sept dans la voiture pour aller à Menzel Bou Zelfa, parmi les orangers. En chemin, tu nous faisais réviser les versets du Coran ou réciter une fable ou un poème appris à l’école… Nous passions la journée à faire le plein de jeux, de rires et d’air pur, pendant que, selon les saisons, tu surveillais le labour, l’arrosage ou la cueillette des fruits…
Quand je suis arrivée sur les bancs de la faculté de Médecine de Tunis, tu étais déjà surnommé affectueusement « Ammi Amor » par les étudiants, car ma cousine, mon aînée de deux ans, m’y avait précédée. En 1980, tu nous enseignais l’anatomie pathologique. Pendant tes cours à l’amphithéâtre, on aurait entendu une mouche voler. Tu savais capter l’attention de ton auditoire par un exemple, une anecdote… Toutes ces méthodes pédagogiques que j’ai apprises, plus tard, pendant ma carrière universitaire, tu les maîtrisais à la perfection. Tes cours, malgré la complexité de la matière, étaient parmi les plus appréciés… Comme je faisais partie de la promotion cette année-là, tu n’as pas participé à la confection de l’épreuve d’examen. Tous, étudiants, enseignants, personnel te vouaient cette admiration et ce respect, que j’avais déjà perçus, enfant, à l’Institut Pasteur. Plus tard, mes choix de vie et de carrière m’ont éloignée géographiquement, mais tu n’as jamais cessé d’être là pour moi et ma petite famille. À la naissance de mes enfants, à chaque évènement important de notre vie, lors de nos réunions de famille, nous étions heureux de nous retrouver ensemble...
Tu nous prodiguais tes conseils. Clairvoyant et lucide, tu avais cette faculté rare de savoir appréhender et évaluer chaque situation et tes conseils ont toujours porté leurs fruits. Tu encourageais et célébrais les succès de tes petits-enfants, enracinant en eux les valeurs du travail bien fait et du devoir accompli. Tes petits-enfants t’aiment et sont fiers de t’avoir pour grand-père. Après ta retraite, au fil de tes lectures, tu te plaisais à déclamer de mémoire les vers des grands poètes arabes… Parfois tu nous prenais au dépourvu, lançant le premier vers attendant que l’un de nous le complète… J’étais soulagée, les quelques fois où j’y parvenais. Mais je n’étais pas au bout de mes peines car deux vers plus loin, tu m’interrogeais sur leur signification, dans cette langue arabe riche et élégante, dont je peinais parfois à saisir les subtilités… Féru de musique, tu aimais aussi, quand l’occasion se présentait, répéter les refrains de chansons tunisiennes, de Saliha en particulier, dont tu nous racontais les circonstances dans lesquelles tu l’avais rencontrée, avec ton ami de toujours, feu Salah El Mehdi…
Avec le recul, j’ai peu à peu réalisé combien tu étais un homme hors du commun, doté d’une forte personnalité, d’une probité intellectuelle et d’une droiture exemplaires, d’une rare sagacité d’esprit, d’un patriotisme sans faille… Des générations de médecins se glorifient de t’avoir eu comme maître. Tu as servi ton pays avec un engagement, une énergie, une abnégation et une persévérance qui t’ont permis de surmonter tous les obstacles. Tu as toujours donné le meilleur de toi-même et tenu à achever ce que tu avais entrepris.
Avare de mots et d’un tempérament réservé, prise par le tourbillon de la vie, je n’ai sans doute pas suffisamment saisi les occasions de te dire à quel point tu comptais pour moi. Aujourd’hui, je ressens un profond sentiment de gratitude et de reconnaissance. Merci pour les valeurs que tu nous as transmises, merci pour tout ce que tu nous as donné, merci d’avoir fait de moi celle que je suis.
Repose en paix, cher papa.
Molka Chadli
Professeur hospitalo-universitaire,
Faculté de Médecine de Sousse
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En effet Très Chère Molka, Sur tous les plans, c'était un géant parmi les géants qui ont bâti notre moderne patrie et à la fois, l'exemple et la fierté de toute notre grande famille. Allah Yrhamou