«El Najdi, le marin» : Un livre écrit au vitriol sur «la malédiction du pétrole»
Les Editions Actes/Sud viennent de publier le célèbre roman du Koweitien Taleb Alrefai, Al-Najdi le marin. Nos lecteurs se rappellent sûrement de ce roman maritime qui a fait récemment l’objet d’uneétude intitulée La mer dans la littérature arabe: de l’ancre à l’encre, réaliséepar la jeune tunisienne Ichrak Krouna, étudiante en master de recherche en littérature arabe à l’université Sorbonne nouvelle Paris 3 (Cf: Leaders du 12 février 2020). Elle avait écrit à propos d’Al Najdi le marin : « Ce roman est riche. Il ressemble à un recueil de plusieurs textes, sources, personnes, et sujets. Nous l’avons perçu comme une invitation à un débat littéraire et social.» (p.13).
Né au Koweit en 1958, l’auteur, Taleb Alrefai, avait suivi des études d’ingénieur avant de devenir directeur du Conseil national de la culture, des arts et des lettres, au sein du ministère koweitien de l’Information. Fondateur de la revue Al-Funûn (Les Arts) et du cercle de rencontre culturelles Al-Multaqa, il a présidé en 2009 le jury de l’International Prize of Arabic fiction. Il est l’auteur de plusieurs nouvelles et romans portant sur la condition féminine et celle des travailleurs immigrésau Koweït, dont L’Ombre du soleil (1998).Son premier roman traduit en français, Ici même (Titre original : Fi l’hunâ), parut enjanvier 2016, suivi en 2018 de L’Ombre du soleil.
Usant habilement, à plusieurs reprises, d’un va-et-vient entre passé et présent, Taleb Alrefai a construit son ouvrage selon un processus qui rappelle ‘l’événementialité’ psychique chère aux freudiens. En effet, en conférant à son principal personnage, Al Nasser Najdi, une volonté de puissance hors norme, conjuguée à une mémoire cristallisant une infinité de souvenirs, il parvient à mettre à nu ce qui a marqué l’esprit de cet homme,sa passion pour la mer, depuis «l’actualité» des faits à l’origine de ces souvenirs précisément, des brèches du passé, brèves mais détaillées, se produisant sous une forme linéaire, selon une structure originale: un récit-monologue, basé sur des faits réels survenus du lundi 19 février 1979, de 11h30 jusqu’à 23h30, de sorte qu’on lit ce roman, sans s’arrêter tant le récit semble maîtrisé.
Il faut savoir que si l’auteur a associé la réalité à la fiction de cette manière, c’est bien parce que, au-delà de l’identification et du dédoublement de son personnage, il y a indéniablement une intention de conférer à ce roman, à la fois une dimension didactique, référentielle, et une portée psycho-sociologique. Sil’Australien Alan Villiers, ancien marinet auteur de l’album de photos, Sons of Sindbad (publié en 1940 au Royaume-Uni et aux Etats-Unis et réédité en 2006 par le Musée national de la marine de Londres), ne tarit pas d’éloges sur les hauts-faits et les qualités de marind’Al Nasser Najdi, c’est parce qu’il le connaissait parfaitement. En 1938 et 1939 il avait effectué plus d’un voyage avec luisur les côtes de la péninsule arabique et autour de Zanzibar. C’était à bord du boutre le Bayand’Al Najdi.
Dans son roman Taleb Alrefainous apprend qu’Alan Villiers revint au Koweït en compagniede sa femmeen 1967 pour revoir ses amis. Il confia alors àAl Najdi son ‘sentiment’:
«Koweït a changé. C’est devenu une villemoderne.…Malheureusement, vous avez quitté la mer. Et plus rien ne vous rattache à elle ! A ce moment-là, j’avais eu honte de lui avouer la douleur que moi-même je ressentais au fond de mon cœur. Ô Alan, le pétrole a totalement transformé les gens et les pierres. » (p.95)
Ainsi, ce n’est pas tant le vécu banal, les soucis et les menus plaisirs de la vie quotidienne qui intéressent le plus l’auteur, mais plutôt les rapports humainsqui les sous-tendent. Tout au long du livre, au fur et à mesure des flashbacks que l’auteur distille habilement, des détails révélateurs guident l’attention du lecteur vers le thème central du texte:
«Après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, les bateaux de commerce n’avaient plus emprunté les voies maritimes du Golfe en raison des bombardements qui avaient causé la perte de plus d’un bâtiment. Le Japon avait de surcroît découvert les perles artificielles, ce qui avait donné un coup mortel à l’industrie de la pêche perlière. Du reste, avec l’exportation de la toute première cargaison de pétrole au cours de l’année 1946, les Koweïtiens avaient définitivement abandonné la mer. Nakhuda (capitaines de la marine marchande), vendeurs de perles, plongeurs, ravitailleurs, calfats et marins: tous s’étaient détournés de la mer. Chacun s’était mis en quête d’un emploi dans une société pétrolière, dans une entreprise commerciale ou dans les nouvelles agences étrangères.
Abandonnée et triste, la mer s’était isolée. Comme elle, je m’étais replié sur moi-même. Je n’avais dévoilé cette douleur à personne. Je m’étais voué à la mer et inlassablement le lui répétais : Tu es ma destination ; je ne connais pas d’autre chemin que toi!» (p.91)
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ce roman n’est pas un brûlot comme, par exemple, Villes de sel d’Abdul Rahman Mounif. (1933-2004), cet écrit au vitriol à propos de ‘la malédiction du pétrole’, qui ne tarda pas à porter aux nues son auteur, mais qui lui valut, comme on le devine, l’ire et la censure des autorités saoudiennes, et la perte de sa nationalité. Najdi le marin est par contre une épopée d’une figure devenue référentielle, voire un texte fondateur de la littérature de la mer dans le monde arabe.
Taleb Alrefai, Al-Najdi le marin, roman traduit de l’arabe par Waël Rabadi et Isabelle Bernard, Editions Sindbad ACTES/SUD, Fév.2020,148 pages. Paris,
RafikDarragi
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