News - 08.05.2020

Philippe Abastado: Discours Hétérodoxe et orthodoxe en médecine

Philippe Abastado : Discours Hétérodoxe et orthodoxe en médecine

Par Dr Philippe Abastado - Le Français est rebelle. Il sait tout, a un avis sur tout. Il refuse les vaccins. Il choisit le faible au fort, désigne ses savants et préfère toujours Poulidor à Anquetil. Aujourd’hui, ce n’est plus le vélo qui l’excite, l’épidémie a remplacé le Tour de France. Le bon Professeur Raoult avec sa barbe blanche serait la victime de la puissante médecine académique mondiale.

Ce genre d’enthousiasme n’est pas récent. Nous l’avons eu pour le cholestérol, maintenant le sujet est le Covid. Une polémique assure une forte audience télévisuelle. Les programmateurs ne peuvent résister à offrir des heures de promotions aux « hommes libres ». La longue interview de Didier Raoult sur BFM (30/04/2020) ou Cholestérol, le grand Bluff sur Arte (2016) sont présentés comme la parole donnée aux faibles face à la puissance de la pensée dominante.

Leur structure de discours commune ressemble à celle des leaders politiques extrémistes, de droite comme de gauche. Le propos dresse une large présentation du sujet et détourne les questions précises. Il s’appuie sur ce qui fait consensus dans la matière, ce qui est perçu comme vérité. Sur dix idées présentées comme originales, huit sont unanimement admises et permettent de qualifier l’orateur comme homme ou femme de « bon sens », qualité fondamentale. Ces huit idées participent à la légitimité de l’orateur et de l’ensemble du propos final.

Mais la volonté de convaincre conduit à négliger dans cette masse d’informations des éléments à charge et à décharge, des enchainements, des temporalités et une évaluation des dimensions. Ainsi dans le pamphlet d’Arte de 2016, des arguments des années soixante sont présents comme une actualité, normal (importance physiologique du cholestérol) et pathologique (valeurs élevées) ne font qu’un. L’argumentaire occulte la finalité de l’acte médical. En matière de lipide, il est demandé d’abaisser la mortalité cardiovasculaire, de réduire la gravité des infarctus du myocarde ou des accidents vasculaires cérébraux. L’émission dénie les bénéfices enregistrés. Son militantisme conduit à occulter que ces progrès coïncident avec l’arrivé de médicaments efficaces. Le souci de simplification, les besoins d’une diabolisation conduisent à négliger des notions aussi fondamentales et différentes que sont celles de prévention ou de traitement, les différences de stratégie avant et après l’accident sont déniées.

La part consensuelle du discours sur le Covid réside dans la description des épidémies de toujours. Rappeler la courbe en cloche de chacune amène à penser que notre phénomène actuel répondra à la même évolution. L’argument relève de la série «après la pluie viendra le soleil». Ce recul sur les évènements est d’autant plus confortable que le propos provient d’une zone de faible prévalence. A moins d’un Tsunami, la région de Marseille aura du mal à s’apercevoir d’un ressac de Covid, d’une vaguelette sur une plage des Calanques.

Curieusement cette présentation ignore l’hétérogénéité intrinsèque du phénomène épidémique. Pour une même épidémie, à un même moment, la gravité de la maladie, sa contagiosité, son infectiosité est très variable selon les lieux. Et, en un même endroit, existe un tout aussi grand nombre de possibles selon le moment. Le mécanisme en est complexe : pourcentage variable selon le moment et le lieu de souche avec des virulences variables, population d’âge, de comorbidités différentes, couverture vaccinale inégale, condition socio-économique, habitat… Dans les heureux territoires à faible prévalence, là où la maladie est rare, cette dernière tend à disparaitre toute seule : elle a peiné pour s’installer, elle n’arrive pas à s’établir. Mais s’attribuer un rôle en la matière et évoquer une évolution spontanée en cloche sont deux notions antithétiques. Rapprocher des chiffres de territoires à prévalences différentes conduit à multiplier les raccourcis et la conclusion de cet exercice témoigne de l’intuition initiale de l’orateur. Elle peut être intéressante mais ne peut être un argument définitif.

Comme en matière de lipides, des confusions facilitent le propos.

Si les étapes pathologiques sont évoquées (contamination, formes asymptomatiques, présentations bénignes, maladies graves), il n’est pas relevé que la contamination est rare rapportée à la diffusion du virus et que la forme « maladie » est encore relativement rare. Enfin dans l’interview accordée à BFM, la finalité de l’action thérapeutique, réduire les souffrances humaines et la mortalité, s’estompent. Le propos est centré sur le virus, sur l’épidémie. Je fais crédit à Didier Raoult que quarante ans de travail dans une spécialité débouchent sur une erreur de parallaxe. De même, vivre dans une région de forte ou faible prévalence conditionne le propos.

Autre point commun de ces discours est un refus du débat. La logique élémentaire voudrait que la discussion soit conduite entre personnes de savoir proche, que des arguments puissent être échangé. Mais celui qui se positionne comme défenseur du bon-sens ne publie pas sur le sujet dans les revues scientifiques. Il se met en position de ne pas pouvoir être jugé pour ses travaux en transparence par ces pairs. Alors que la littérature médicale ne contient encore aucun article définitif en matière de traitement, il évoque des articles favorables à son médicament fétiche mais néglige les très nombreux qui évoquent l’aggravation des patients, l’interruption des études pour effets adverses. Twitter et la télévision sont ses médias.

Lipide et Covid, l’accueil médiatique repose d’abord sur des images qui frisent le marketing. Didier Raoult joue le registre du paria. Mais une légitimité reste nécessaire. La première avancée s’appuie sur son titre hospitalo-universitaire, ses travaux passés et la puissance de l’institut qu’il a créé. Un peu de nationalisme de ses admirateurs le présente comme mondialement connu; il n’est pas de médecin français dont l’aura dépasse un petit cercle d’initiés à l’étranger. Pour vous en convaincre, demandez le nom de deux prix de Nobel de médecine français. Excepté Montagnier, je serai surpris que votre médecin puisse en citer deux. Le ton, à la fois décontracté et condescendant, appuie également sa légitimité, il traduit sa certitude d’être le savoir. Il s’approprie la virologie et le bon sens.

Il se dit être présenté comme le renégat du monde virologique. Cette victimisation prête à sourire. Professeur, il a été nommé avec et par l’aval du collège national des professeurs de maladies infectieuses. Politique, créer un tel institut suppose une habilité manœuvrière dans le monde universitaire mais aussi dans ceux de l’industrie et des arcanes régionaux qui financent. Homme de média, il fut chroniqueur au Point. Un peu de démagogie n’est pas moyen à négliger. Ainsi, il évoque la faible contamination des personnels de l’IHU. Le fait est heureux. L’institut est conçu pour les pathologies infectieuses avec des agents pathogènes très agressifs, le matériel est abondant. Une part importante des agents appartiennent aux laboratoires sans contact professionnel direct avec le virus. Cette situation n’est en rien comparable avec une réanimation montée en urgence de ce qui fut quelques jours avant un bloc opératoire ou une salle de réveil. Mais le fait reste le fait et peut avoir deux interprétations. La première est à l’actif de l’institut : bonnes procédures de protection. Le second est celui de la géographie: région de faible prévalence de la maladie, faible risque de contagiosité. Pour ma part, si j’étais membre du personnel, j’y verrais l’annonce précoce d’une absence de prime pour l’effort consenti. 

Comme en matière de lipides, le discours - ne pouvant être trop technique pour un public non averti - change de champs. Il quitte le médical pour frôler les thèses complotistes. Il n’y a aucune étude réalisée (ni réalisable) qui ai démontré une réduction de la mortalité cardiovasculaire par la seule diététique, il n’en est pas non plus qui est démontrée une réduction des formes graves de Covid par un traitement. Si, objectiver le bien est difficile, désigner le mal reste facile. Pointer l’ennemi du peuple demeure un ressort efficace pour stimuler une subjectivité haineuse. Les boucs émissaires à la mode sont les politiques et l’industrie pharmaceutique. Pourtant nous sommes à l’heure où les médicaments sont des génériques – c’est-à-dire de rentabilité faible-, où les recherches sont conduites par des structures publiques comme des universités, où la recherche est mondiale et effectuée dans la transparence. Didier Raoult rappelle que son produit est ancien, peu onéreux et eut une diffusion mondiale sans catastrophe. L’hydroxychloroquine serait devenue victime de l’industrie et de son appât du gain. A l’écouter, deux propositions curieuses nourrissent son pari thérapeutique. La première serait. L’hydroxychloroquine est efficace et pas cher donc efficace. La seconde est encore plus brève: pas dangereuse donc efficace.

Enfin, Raoult rassure. Il sait. En cela, il contraste avec les autres intervenants médicaux. La pratique de cet art nous rappelle sans cesse nos limites. Nombre de nos certitudes proviennent de nos erreurs. La culture des médecins est dominée par: on ne sait pas. Il en découle des structures d’interviews différentes selon l’interlocuteur. A Raoult comme aux politiques, des questions ouvertes probablement provoquées par des réponses larges successions d’idées non appelées par la question. Aux médecins orthodoxes, des questions plus ciblées pour des réponses plus serrées. Une thèse en science est construite sur la base une phrase-une idée, pas d’onirisme. Ce formatage qui marque la plupart des scientifiques n’est pas conçu pour être attrayant
Le plus alarmant pour notre société n’est pas la mégalomanie d’un puissant mais, en médecine, dans un domaine de souffrance et de mort, la puissance sans recours du «Vox populi, vox dei» des sondages. Le directeur de l’institut de sondage commente des résultats qui ne sont que l’avis d’ignorants. 15 ans d’étude, une vie consacrée à une recherche ne sont plus rien. La question formulée: «que pensez-vous de?» devrait s’interpréter comme «qu’avez-vous compris?». Mais l’éditorialiste vedette va émettre son oracle, il se voudra vérité. Un domaine où rien n’est démontré, où est reproché aux intervenants leur modestie, est soumis à l’opinion. Nous avons besoin de journalistes non seulement pour transmettre de l’information mais surtout pour expliquer en termes simples des complexités. Platon, avant la mode des Chefs en cuisine et des Professeurs en médecine, avait déjà tenté cette tâche en comparant médecin et cuisinier : «Je serai jugé comme le serait un médecin accusé devant des enfants par un cuisinier. Examine en effet ce qu’un médecin au milieu de pareils juges aurait à dire pour sa défense, si on l’accusait en ces termes: «Enfants, cet homme vous a fait beaucoup de mal: il vous perd vous et ceux qui sont plus jeunes que vous, et vous jette dans le désespoir, vous coupant, vous brûlant, vous amaigrissant et vous étouffant; il vous donne des potions très amères, et vous fait mourir de faim et de soif, au lieu de vous servir, comme moi, des mets de toute espèce, en grand nombre et flatteurs au goût.»

Que penses-tu que dirait un médecin dans une pareille extrémité? Dirait-il ce qui est vrai ? «Enfants, je n’ai fait tout cela que pour vous conserver la santé.» Comment crois-tu que de tels juges se récrieront à cette réponse? De toutes leurs forces, n’est-ce pas?»(i)

Aujourd’hui, seule cette profession peut faire apparaitre le savoir consensuel sous des modes d’expression variés, éclairer les terres de débat entre spécialistes, exploiter les sondages comme outils pédagogique. Alors le public apprendra une notion fondamentale, importante qui dépasse notre sujet : le doute.

Philippe Abastado
CRPMS Paris Université

(i) Platon Gorgias, (dernière partie du dialogue de Socrate).
 

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