Moktar Lamari - Quand la Banque centrale de Tunisie tire la sonnette d’alarme!
Par Moktar Lamari - Alarme? La Banque centrale de Tunisie a détecté de la «fumée» et elle le fait savoir: en l’espace de 48 h, avec 2 rapports alarmants (10 et 11 aout)! Cartes sur table, des données et des constats mettent en cause les errements des politiques économiques, dans un contexte institutionnel volatile et unique dans l’histoire de la Tunisie : grave récession, désinvestissement brutal, fuite des capitaux, surendettement… Tout est dit dans ces 2 rapports, chiffres à l’appui, alors que le pays subit de fortes contractions pour accoucher de son 10e gouvernement, depuis la Révolte du Jasmin (2011), le 3e depuis 7 mois. Des chiffres et des «lettres» qui ne trompent pas!
La BCT sermonne la classe politique
Le timing choisi par la BCT n’est pas neutre! Deux rapports «corsés», en 48 heures, pour taper du poing sur la table! La BCT ne veut pas perdre la face et se faire discréditer comme son homologue, la Banque centrale libanaise. Celle-ci a reconnu tardivement qu’elle n’avait pas suffisamment alerté sur la déroute de l’économie libanaise! Un silence qui a mis le Liban en défaut de paiement, avec la complicité directe de coalitions politiques melting-pots : tous les partis y sont représentés, chacun son quota (de ministres, maires, de hauts fonctionnaires, de hauts gradés dans l’armée). Et tous agissant sous la houlette du Hezbollah, un parti islamiste soutenu par des forces terroristes un peu partout dans le Moyen-Orient. Le Liban est depuis 3 mois, un État failli!
Sur un autre registre, la BCT martèle ses constats et développe ses argumentaires, en utilisant des données couvrant les années allant de 2016 à 2019. C’est comme pour faire un bilan posthume de la déroute économique liée à des coalitions pipées et des «Feuilles de route» illusoires, ayant mis main dans la main, deux partis opposés (religieux et modernistes), le tout pour étouffer leurs opposants, gouverner sans se faire questionner, agir sans rendre des comptes aux citoyens et payeurs de taxes.
Seul point positif notable : le rapport annuel 2019 de la BCT est très bien structuré, se distingue en qualité de ses précédents et à plusieurs titres. Il constitue le premier rapport annuel structuré dans ses indicateurs, fortement arrimés au premier Plan stratégique trisannuel de l’institution (2019-2021). Un premier vrai rapport sur l’économie tunisienne, depuis la création de la BCT par Bourguiba, en septembre 1958.
Une récession comme jamais dans l’histoire de la Tunisie
La BCT plaide ses constats en deux temps. Temps un : la note de conjoncture publiée le 10 aout nous apprend que la richesse nationale (PIB) a plongé, durant le 2e trimestre de 12% (-12%) en glissement trimestriel et de 13% (-13%) en variation annuelle. Une telle récession s’ajoute à une contraction de -2% pour le 1er trimestre 2020. On s’attend donc à une grave récession pour 2020, avec de lourdes conséquences. La BCT regrette, et sans détour, la mal-gouvernance du pays : avec une instabilité des gouvernements, des tensions politiques à répétition, une indiscipline budgétaire… et tout ce qui fait que la confiance des investisseurs et des travailleurs se dégrade, chaque jour un peu plus!
Temps deux : avec ses 224 pages et une centaine de tableaux (time-series), le rapport annuel de la BCT 2019, publié le 11 aout, enfonce le clou. Ses auteurs viennent assombrir davantage les perspectives de l’investissement et de la relance économique.
Le rapport indique que les capacités de financement des investissements pour 2020 (FBCF : formation brute du capital fixe notamment) vont se contracter de plus de 38% (-38%) par rapport à 2019. Le total des besoins de financement de l’économie vont se contracter de -43%. L’épargne nationale est en chute libre, ne pouvant financer que la moitié de ces besoins en investissement. Ce déficit de financement va porter sur l’équivalent de 9 % du PIB, soit presque 11 milliards de DT pour 2020.
Toute une déroute pour l’investissement, un propulseur vital pour le PIB et pour la création de l’emploi. Les investissements (publics et privés) descendront en dessous de 17% du PIB, alors qu’ils constituaient plus de 26% du PIB avant 2011.
Seule explication : les auteurs pointent du doigt l’anémie de l’épargne. Ils ne bipent pas un mot au sujet des méfaits d’une politique monétaire contra cyclique, restrictive et qui fait flamber les taux d’intérêt imposés, par un taux d’intérêt directeur très élevé (7,75% et 6,75%). La BCT évite le sujet et ferme ses yeux sur les Banques commerciales qui font saigner le pouvoir d’achat des consommateurs et la capacité à entreprendre des investisseurs.
Le rapport fustige une indiscipline budgétaire manifestée par une augmentation démesurée de la masse salariale dans le secteur public. Entre 2018 et 2019, les salaires des fonctionnaires ont enregistré une hausse de 13,5%, pour atteindre 19 milliards de DT, soit les deux tiers des recettes fiscales de l’État et presque 15% du PIB. La même augmentation salariale (13,5%) est prévue pour l’année 2020.
Plus inquiétant encore, la BCT nous apprend que quasiment tous les gains liés à la baisse des cours mondiaux du pétrole en 2019 et 2020 (en lien à la baisse des compensations en énergie) ont été engloutis totalement par les augmentations dans les salaires et traitements des fonctionnaires, ministres, députés et autres mandarins de l’État.
La déroute de l’investissement impacte plein fouet le marché de l’emploi, et la BCT ne montre aucun signe d’optimisme quant au marché d’emploi et les tensions sociales liées.
Surendettement et fuite de capitaux
À ce sujet, le rapport annuel de la BCT indique deux tendances inquiétantes. La première a trait à une augmentation exponentielle de la dette contractée par le gouvernement auprès des banques commerciales en Tunisie. Leur part dans le total des services de la dette (principal et intérêt) dans l’endettement public a augmenté entre 2019 et 20209 de 82,5%. Les services de la dette extérieure vont baisser de 3%. Un vrai changement de cap, dans ce choix privilégiant l’endettement intérieur…et dont les raisons profondes sont restées peu abordées dans le rapport.
La deuxième tendance porte à croire que l’endettement public extérieur va se stabiliser en pourcentage de PIB, même s’ils risquent d’exploser suite à la grave récession de 2020.
Ces tendances contradictoires portent à croire que la Tunisie est en passe de financer les profits des banques, par le biais des taxes des contribuables et indirectement par l’entremise d’un taux d’intérêt directeur fixé artificiellement très haut, pour raison de «forte inflation». Les taux d’intérêt sur les marchés internationaux frôlent le zéro, pour les économies bien gérées et ayant maintenu une cote de crédit respectable. Les taux d’intérêt fixés par les banques tunisiennes pour les emprunts consentis à l’État sont 2 à 3 fois plus élevés que les taux d’intérêt proposés sur le marché international, par le FMI et les préteurs internationaux.
Les banques en tirent profit, avec des taux de rendement exceptionnels (5 à 13%), alors que l’économie du pays enregistre un taux de croissance proche de zéro, en moyenne pour la décennie post-2011.
La BCT dévoile ainsi des chiffres qui confirment un biais de gouvernance faisant que les payeurs de taxes, les consommateurs et les investisseurs se font déplumer par des politiques monétaires plus favorables aux groupes d’intérêt, des actionnaires de banques et autres lobbies proches du pouvoir.
Au sujet de la fuite des capitaux, le rapport annuel n’y va pas par quatre chemins, pour illustrer, les mécanismes de détournement des devises fortes durant les 3 dernières années. Deux indicateurs cernent le fléau de la fuite de capitaux.
Le premier indicateur : les recettes en devises par le secteur financier, au titre des IDE (investissement direct étranger) sont passées de 386 MDT en 2018, à zéro en 2019. Une chute dramatique qui serait liée à la dégradation du climat des affaires (tableau 3-1, p.87), et qui fait que les investisseurs préfèrent expatrier les IDE prévus vers d’autres pays.
Le deuxième indicateur illustrant la fuite des capitaux a trait à une inexplicable stagnation des transferts de la part des Tunisiens expatriés (page 76), et ce notamment entre 2013 et 2019 (montants convertis en euros courants).
Alors que la Tunisie vit un véritable Exodus de ses médecins, ingénieurs …ouvriers vers partout dans le monde (plus de 10 000 départs par an, depuis 2011), les transferts en devises fortes par ces «Expats» échappent aux radars de la BCT. Annuellement le marasme économique en Tunisie pousse au départ un millier de médecins, et autant d’ingénieurs et de professeurs universitaires. Et les revenus transférés en devises par une bonne partie de ces expatriés, sont à l’évidence siphonnés par le secteur informel et réacheminés vers des investissements en Europe ou dans des paradis fiscaux.
La Banque centrale du Liban a aussi vécu le même scénario de fuites de capitaux, un fléau couteux pour l’économie et qui n’a été débusqué que récemment.
La BCT fait bien de creuser davantage cette fuite de capitaux, pour aider le gouvernement à la juguler, et pour éviter que l’hémorragie ne s’aggrave davantage.
Le Dr. Abbasi, gouverneur de la BCT, a présenté ces résultats au président de République, au chef du gouvernement et au président du parlement. Il attend des réponses politiques et économiques pour les semaines et mois à venir. Tous les Tunisiens s’attendent à ce que ces constats soient pris en compte pour faire du prochain gouvernement, une locomotive de redressement économique, avec tous les leviers requis en termes d’investissement, d’amélioration du climat des affaires, de la lutte contre la fuite des capitaux…
Parions que ces rapports ne soient pas «tablettés», comme les autres, laissés sans suite par les hautes autorités de l’État.
Moktar Lamari, Ph. D.
Universitaire au Canada
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Fixer ses objectifs en terme de PIB ne peut être judicieux, c’est comme si vous courez derrière votre ombre. Si on impose des objectifs précis aux gouvernements on risque de voir les responsables se hâter de prendre des mesures de maquillage et de camouflage pour les dépasser. Ceci peut pénaliser l’économie. Plutôt considérer l’urbanisation, la pré-immunisation, la recherche, le développement, l’innovation. En voici des tendances qui devrait être inchangées, adaptées et prenant naissance localement.