Abdelaziz Kacem: Je combats la barbarie mais je ne suis pas Charlie
Par Abdelaziz Kacem - Le 2 septembre dernier, La Cour d’assises spéciale du Tribunal de Paris a ouvert le procès des attentats islamistes perpétrés, entre le 7 et le 9 janvier 2015, contre Charlie Hebdo et le magasin Hyper Cacher. Onze terroristes comparaissent et trois sont en fuite. Tous des exécutants. Aucun commanditaire n’est identifié. L’islam, seul, doit donc répondre des actes de ses tueurs. À l’occasion, s’attirant de nouvelles menaces, l’hebdomadaire réimprime les Caricatures du Prophète. Des verseurs professionnels de l’huile sur le feu demandent à tous les journaux de France et de Navarre de se solidariser en publiant, à leur tour, ces chefs-d’œuvre de l’islamophobie danoise.
Victimes, eux-mêmes, de la même barbarie et à une échelle autrement plus apocalyptique, les Arabes, ont condamné, avec la plus grande vigueur, ces actes abominables. Mais aucun, parmi les laïcs les plus ouverts à la liberté d’expression, n’a adhéré au slogan «Je suis Charlie». Et pour cause. Je m’en suis expliqué, un an après les attentats, au Monastère de Rixensart, en Belgique, à l’invitation de l’URC (Union des Religieuses Contemplatives).
L’intelligentsia arabe s’est longuement interrogée sur les raisons qui poussèrent un journal, se disant de gauche, à se faire le relais du Jylland Posten, un chiffon danois d’extrême droite et de second ordre.
Dire : «C’est triste, mais Charlie Hebdo a dépassé les limites», c’est s’attirer les courroux de ceux que l’on sait. Aussi me suis-je appuyé, en la matière, sur les commentaires sans ambigüité de personnalités non soupçonnées de connivence avec l’islam. L’historien israélien Shlomo Sand écrit : « Feuilleter les numéros de Charlie, de 2006 à 2015, provoque la stupéfaction. […] On en retire l’impression que, dès lors qu’il s’agit de l’islam, tous les freins sont levés : les musulmans sont toujours répugnants, repoussants et même, la plupart du temps, menaçants et dangereux. Les dessinateurs de Charlie raffolent particulièrement du postérieur de Mahomet, de ses testicules maigrelets et de son désir forcené de forniquer avec des porcs et des chameaux».
On ne peut ici recenser tous les dessins particulièrement blessants pour tous les musulmans, parus dans Charlie Hebdo. Que l’on se contente de la caricature légendée «Le Coran, c’est de la merde ! Ça n’arrête pas les balles !» (N° du 10 juillet 2013). Peut-on en dire autant de la Bible ou du Talmud ?
Commentant la caricature représentant des musulmanes prosternées devant la Kaaba, intégralement voilées, mais fesses à l’air, en posture de prière «à la mère Mecquerelle», Olivier Cyran interroge l’équipe du journal : «Dans quelle marinade collective faut-il macérer pour en arriver là? Dans quelles crevasses psychologiques, puisez-vous matière à «rire» d’un [tel dessin]? Minable vanne même pas honteuse, embarrassante d’imbécilité avant même que d’être révélatrice d’un état d’esprit, d’une vision du monde ». Olivier Cyran, journaliste allemand francophone a collaboré, pendant dix ans, à Charlie Hebdo. L’ayant quitté en 2001, pour désaccord éthique avec l’orientation sectaire et despotique de son directeur, le sioniste Philippe Val, il n’a plus cessé de constater les dérives auxquelles ses anciens camarades continuent d’entraîner la publication.
«Je me souviens de cette pleine page de Caroline Four est parue le 11 juin 2008. Elle y racontait son amicale rencontre avec le dessinateur néerlandais Gregorius Nekschot, qui s’était attiré quelques ennuis pour avoir représenté ses concitoyens musulmans, sous un jour particulièrement drolatique. Qu’on en juge : un imam habillé en Père Noël en train d’enculer une chèvre, avec pour légende : «Il faut savoir partager les traditions». Ou un Arabe affalé sur un pouf et perdu dans ses pensées : « Le Coran ne dit pas s’il faut faire quelque chose pour avoir trente ans de chômage et d’allocs».
Livrer toute une communauté à la répulsion populaire, dans un amalgame monstrueux et on ne peut plus ordurier, se nomme humour. En vérité, le livre de chevet de toute l’équipe, s’intitule «La rage et l’Orgueil» de l’italienne Oriana Fallaci, qui, gérant mal sa ménopause de l’intellect, s’était livrée à un exercice d’insultes d’une inégalable outrance contre tous les Arabes. La journaliste Mona Chollet, virée de Charlie Hebdo pour n’avoir guère apprécié un article anti-palestinien de Philippe Val, renvoie les insultes à leur envoyeur: «En accusant d’ignorance, de vulgarité et de fanatisme des millions d’êtres humains, Oriana Fallaci produit elle-même un remarquable concentré d’ignorance, de vulgarité et de fanatisme».
Charlie Hebdo ouvre largement ses pages au philosophe (?) Robert Misrahi, qui, en contradiction avec la pensée de Spinoza qu’il prétend connaître, rend un hommage dithyrambique à la Falla ci pour la «justesse» de ses constats eu égard aux répugnants «fils d’Allah, proliférant comme des rats». Il n’y voit nul racisme. Mona Chollet rappelle que «Continuant d’exploiter le filon providentiel des caricatures danoises, Charlie Hebdo publie [le 1er mars 2006], à grand fracas, un «Manifeste des Douze» intitulé « Ensemble contre le totalitarisme islamique ». La Troisième Guerre mondiale est imminente : «Après avoir vaincu le fascisme, le nazisme et le stalinisme, le monde fait face à une nouvelle menace globale de type totalitaire : l’islamisme». La version anglaise de ce «manifeste», comme pour sceller l’alliance sacrée des deux publications, est insérée dans le fameux Jylland Posten, avant-garde de la nouvelle croisade. Mona Chollet dénonce «le créneau ultra-vendeur de l’islamophobie, sur lequel surfe déjà sans vergogne l’écrasante majorité des médias, permet de copiner avec les puissants et de flatter les plus bas instincts des masses tout en se prenant pour Jean Moulin», ainsi, «le journal achève sa lente dérive vers un marécage idéologique dont la fétidité chatouille de plus en plus les narines».
En septembre 2000, éclatait la seconde Intifada. Philippe Val décidait que Charlie Hebdo «devait défendre la politique israélienne, parce qu’Israël était une démocratie et parce que tous les philosophes importants de l’Histoire étaient juifs, tandis que son équipe effarée, il faut dire que sa composition était alors assez différente, tentait d’évaluer en un rapide calcul le nombre d’erreurs grossières, de raccourcis vertigineux et de simplifications imbéciles qu’il était ainsi capable d’opérer dans la même phrase ». N’en croyant pas ses oreilles, Mona Chollet tenta de le persuader «qu’il existait aussi des «lettrés» dans le monde arabe». Elle se heurta à « un mur de scepticisme réprobateur».
Il est, en Occident, des générations mal mûries, éblouies par leurs propres lucioles, culturellement inaptes à percevoir les «lumières» environnantes. Il est pourtant facile de proposer ici une centaine de livres qui détaillent « ce que la culture doit aux Arabes». Mais ces gens-là ne savent pas lire. Ils se contentent de se gargariser avec leurs propres crachats. On peut toujours leur demander de recenser les milliers de mots arabes passés dans les langues romanes et de tirer les leçons de ces emprunts qui couvrent tous les domaines scientifiques.
Mona Chollet ajoute : «Non seulement le discours des Val et des Fallaci témoigne d’une méconnaissance crasse des autres cultures, mais il néglige aussi le fait que, comme n’a eu de cesse de le rappeler un Edward Saïd, aucune civilisation n’a connu un développement étanche, et toutes se sont constituées par des apports mutuels incessants, rendant absolument vain ce genre de concours aux points».
Shlomo Sand, dans son essai «Crépuscule de l’histoire »(Flammarion 2015), dit œuvrer «à décomposer le mythe d’une Europe qui commencerait avec Athènes et se termine avec Nadine Morano». Il s’évertue à montrer «que les bases du travail en Méditerranée étaient complètement différentes de celles de l’Europe. Le bagage scientifique gréco-romain, par exemple, est passé par les Arabes». Il rappelle : «Ce n’est qu’avec la conquête de Tolède et de Cordoue qu’on commence à injecter une partie de cette culture gréco-romaine en Europe » par le biais des traductions de l’arabe en castillan et en latin.
L’historien Henri-Irénée Marrou, rendant hommage à l’illustre arabisant, L. Massignon, écrivait: «Il savait viser haut. C’est lui qui m’a enseigné qu’une civilisation doit être saisie, pour être comprise et jugée, au niveau de ses grands hommes, de ses héros et de ses saints, et non à l’échelon inférieur de la médiocrité statistique». Cette leçon, peu d’intellectuels occidentaux actuels seraient capables de l’assimiler. Les Arabes et les Européens sont, pourtant, condamnés à vivre ensemble, jusqu’à la fin des temps.
Tout le monde a pleuré Charlie avec une fausse note, la plus courageuse, la plus sincère dans son affliction même, celle de Delfeil de Ton, l’un des pionniers de Charlie Hebdo, qui avait décidé de quitter la compagnie, pour incompatibilité avec Philippe Val. Après l’incendie criminel qui avait ravagé les locaux de l’hebdomadaire, suite à la parution, le 2 novembre 2011, du n° 1011, sous le nom de Charia Hebdo, Delfeil de Ton conseilla, en vain, à son ami Charb d’arrêter les frais. Dans le Nouvel Obs du 14 janvier consacré à la tragédie, il écrivait, sous le titre de « Fais-moi mal, "Charlie" !» : «Je sais, ça ne se fait pas. J’ai trop de peine. Et quand je rencontrais Charb, je ne lui cachais pas ce que je pensais. Lui, tout pareil. Ce gars était épatant. Ce que j’appréciais le plus, c’était sa franchise. Je vais être franc avec lui et il m’écouterait, peut-être même, cette fois, serait-il d’accord avec moi, cette tête de lard. […] Quel besoin a-t-il eu d’entraîner l’équipe dans la surenchère ? Je t’en veux vraiment, Charb ». Delfeil de Ton rappelle que le dessinateur Wolinski, victime lui aussi de l’attentat du 7 janvier, lui avait tenu ces propos prémonitoires : «Je crois que nous sommes des inconscients et des imbéciles, qui avons pris un risque inutile. On se croit invulnérables. Pendant des années, des dizaines d'années même, on fait de la provocation et puis un jour la provocation se retourne contre nous».
Delfeil de Ton raconte avoir écrit, en septembre 2012, une lettre à Charb, suite à une «nouvelle provocation » qui « venait d’embraser les pays musulmans» : « Se situer à l’extrême gauche et s’entendre dire par le NPA [Nouveau parti anticapitaliste] qu’on «participe à l’imbécillité réactionnaire du choc des civilisations», se définir écologistes et être traités de "cons" par Daniel Cohn-Bendit, ça devrait donner à réfléchir […].
L’Occident fait semblant de chercher les commanditaires. Ses Services savent qu’ils font partie de ceux qui, lourdement armés par lui, égorgent, volent, violent, réduisent les femmes en esclavage, en Irak et en Syrie. De même, les islamologues de l’Hexagone ont une parfaite connaissance d’un livre d’Ibn Taymiyya, Al-Sârim al-maslûl ‘alâ shâtim al-rasûl (L’épée brandie contre celui qui outrage le Messager), un bréviaire d’assassinat largement diffusé parmi les fanatiques, de Daech à Boko Haram.
Abdelaziz Kacem
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