Quand Memmi se compare à Mauriac
Samedi 17 novembre – Je viens du Vieux Colombier. On y donnait Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot. Le texte est d’une rare densité poétique, une forme dramatique bonne. La mise en scène de Villars [sic] est excellente, plastique et musique, malgré quelques fautes (intervention d’un pick-up alors qu’il avait suffisamment de voix pour un bon choeur, éclairage quelquefois maladroit dans la scène du sermon ; un peu long par ailleurs). Enfin, on répéterait volontiers /ce/ que Madame de Sévigné disait à propos d’Athalie, «tout est parfait : les choeurs, la musique, le texte, l’interprétation...» (je ne me rappelle plus la citation). Dans la recherche du théâtre actuel, je crois que cette pièce de Eliot apporte quelque chose. Les Gueux au Paradis en avait la prétention mais cela manquait de substance (bonne idée par ailleurs). Ici, c’est la substance qui est d’une richesse magnifique, invocation de magie qui communique le frisson. J’ai passé la meilleure soirée depuis mon arrivée à Paris. Je ne crois pas que ce fut l’avis de la salle qui est restée froide et qui a dû s’ennuyer. […]
Jeudi [22 novembre] – Je suis déçu par la SFIO dans tous ces derniers événements. Ils ont nettement empêché l’avènement possible du prolétariat, sans révolution. Or je ne croyais qu’ils ne s’opposaient aux communistes que sur la question réforme-révolution. Voilà qu’il y avait moyen d’arriver à un total changement sans descendre dans la rue. Ils ont refusé.
Jeudi 29 nov. 1945 – Si l’existentialisme restait une métaphysique, je ne lui ferai [sic] pas grand [sic] querelle…pour le moment. Où il pèche, c’est quand il descend à l’action (il est d’ailleurs normal qu’il descende à l’action comme toute métaphysique convaincue). Il faut agir, dit-il.
– Mais alors, toutes les actions se valent.
Il aboutit alors à l’incohérence. Il essayera de définir l’action. L’action peut être définie par une méta[physique]. Ce retour à la méta lui fait du coup quitter le plan de l’action et de sa signification phénoménologique. En effet, à une méta plusieurs actions peuvent correspondre sur le plan phénoménologique ou nous restons sur le plan de la méta et alors ne nous mêlons plus d’action, ou nous redescendons au plan de l’action, et alors nous sommes dans l’incohérence.
Deuxième possibilité de définir l’action par des considérations étrangères à l’action-étalon : nous ne sommes plus dans l’existentialisme.L’existentialisme veut définir l’action nécessaire par la condition humaine. Chacun doit agir suivant sa condition.Là encore, cette condition ne peut s’expliquer, être conditionnée, par l’essence, puisqu’alors la liberté disparaît et puisque l’existentialisme dit que l’essence est définie par l’existence, i.e. par l’action.
L’on imagine bien qu’au moment où je commence cette rubrique en forme de journal, j’hésite et je crains le ridicule et l’échec. C’est que la tentative est originale, a une espèce d’originalité et elle a des modèles si illustres et si présents et que je fais tous les reproches et toutes les objections du monde. Comment oser publier son Journal après Gide, et après tant d’autres ? Plus grave : Gide a livré son Journal par blocs.
Il y a Mauriac. Après Mauriac ? Après?
En même temps que. Si ce n’était qu’après! Personne ne peut plus tenter aujourd’hui, parallèlement à ça, sans que l’on songe et compare avec l’extraordinaire pamphlet [?] qui a révélé le vieil écrivain catholique bien pensant, si mal pensant des justes limites de la si bonne pensée ?
Et pourtant, pourtant, cela n’empêche pas tant de gens de le faire. Il faut croire que c’est tout de même possible. Pour 2 raisons au moins :
- Qu’a fait Mauriac, au fond ? Actualiser une forme, un travail commun à tant d’écrivains.
Nous tenons presque tous notre journal, mais nous ne le publions pas au fur et à mesure. Mauriac, lui, le publie au fur et à mesure. Et en cela, d’une certaine manière, il invente une forme, le journal journalistique. Il est faux que nous ne mettions dans ce journal que ce que nous voulons garder pour nous. Il répond peut-être en cela à un besoin, à une exigence. Beaucoup de choses ne trouvent pas une expression normale, une communication possible. Quelquefois, certaines trouvent place dans une œuvre ultérieure, certains jamais. Mauriac a permis leur communication.
Le journal journalistique à publication hebdomadaire ou mensuelle est un travail de paresseux et une lecture de paresseux, c’est-à-dire de gens pressés. Nous sommes pressés, nous ne pouvons plus attendre.
D’autre part, dans la mesure où il a acclimaté une forme, elle n’est plus à lui, elle existe. Elle court déjà les rues : La Table ronde, Le Monde ? etc., Esprit, où le journal est fabriqué par plusieurs personnes. Et du coup, nous ne pouvons être qu’insatisfaits de ce qu’il y met : je ne vois pas le monde comme lui ; j’enrage de le voir y mettre ce qu’il y met.
Mieux, elle a toujours existé d’une manière larvée : le semainier, le carnet, le bloc-notes, etc. dans maints journaux de ma jeunesse. Mauriac lui a donné ses lettres de noblesse, et comme tel il l’a réinventé.» (1959, non daté).
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