Le changement climatique et la crise sanitaire provoquent un court-circuit durable de la mondialisation et accélère les transitions
Pr Samir Allal, Université de Versailles/Paris-Saclay
La pandémie: le défi d’une mondialisation en crise, des incertitudes et de la sauvegarde écologique
Le monde connaît aujourd’hui deux crises existentielles majeures, chaque jour plus graves et plus terrifiantes : la crise climatique et la crise sanitaire. Aucune des deux n’est traitée avec l’urgence que réclament «nos systèmes de soutien de la vie sur Terre», désormais menacés d’effondrement.
La crise sanitaire a provoqué un court-circuit durable de la mondialisation avec le confinement généralisé de milliards d’individus n’ayant jamais été aussi connectés.
Elle accélère le basculement de l’économie mondiale au bénéfice des plateformes numériques. À l’horizon de cinq ans, on comptera 150 milliards de terminaux numériques, vingt fois plus que d’humains, dont un milliard de caméras de vidéosurveillance, avec une température moyenne en hausse et une biodiversité en baisse.
Elle accélère aussi une recomposition de la hiérarchie des puissances au détriment des nations incapables de s’adapter à ce nouvel environnement technologique. Les dépendances géopolitiques seront déplacées par les contraintes sanitaires, climatiques, démographiques, et technologiques.
Les inégalités entre nations, se doublent de profondes inégalités au sein d’un même pays, laissant d’ores et déjà entrevoir de sérieux problèmes de cohésion territoriale, et par voie de conséquence, de gestion des flux migratoires.
En positif, cette poly-crise a marqué une étape supplémentaire dans la prise de conscience de l’unité du monde «les vivants se tiennent biologiquement». En négatif, elle a catalysé des tensions latentes, potentiellement explosives.
Les 10% de la population mondiale les plus riches produisent à eux seuls 50% des émissions de gaz à effet de serre totales. Comment contenir ce changement climatique dans les limites acceptable définie par les accords de Paris sur le climat? En divisant par cinq les émissions de gaz à effet de serre.
Si nous faisons moins bien, nous franchirons des points de bascule irréversibles. Alors, les conséquences en chaîne du changement climatique et de l’extinction de la biodiversité changeront radicalement les conditions d’existence des sociétés humaines: sur les quelques 8,7 millions d’espèces vivantes estimées, 1 millions seraient menacées d’extinction.
Dans un grand nombre de pays, la pandémie a révélé l’impréparation et l’incompétence des gouvernants. Ils se sont montrés incapables d’élaborer et de communiquer un plan clair pour affronter cette crise. Durant des années, au nom du libéralisme et de son corollaire, la sphère publique s’est privée de fonds pour gérer les crises.
Agir au service des «biens communs»: une nouvelle marche vers le progrès humain
Le retour des grandes pandémies annonce cette nouvelle ère. La défense, du vivant et du climat vont souvent de pair. Ce potentiel est négligé.
La bifurcation nécessaire passe par un changement complet dans notre relation à la nature. Notre modèle économique fonctionne actuellement, selon la stricte logique du moindre prix pour maximiser les profits.
Cette transition écologique, bas carbone est une nouvelle marche vers le progrès humain. Sa réussite dépend en grande partie de notre capacité à dépasser les égoïsmes sociaux et la culture de chacun pour soi.
Le dogme du profit, le sésame de la croissance, et la règle de l’économisme, polarisent l’humanité crépusculaire. Le coronavirus a montré les limites d’un tel système libéral conçu pour réaliser des profits plutôt que pour protéger les « biens communs ».
Pas de bifurcation écologique possible sans le maillage des services publics sur les territoires, sans réduction des inégalités, sans lutte contre la pauvreté et sans l’utilisation de la puissance publique pour agir au service du bien commun.
Nous devons nous débarrasser des rapports de prédation fondés sur l’illusion entretenue par le productivisme, d’une séparation entre les sociétés humaines et les équilibres des écosystèmes.
Dans ce nouveau paradigme, Il s’agit de mettre en concordance les rythmes de nos productions, nos consommations avec les rythmes de la nature davantage qu’elle n’est capable de reconstituer. C’est un défi technique et d’intelligence humaine. L’ampleur de la tâche est grande.
Les enjeux climatiques conditionnent les réponses à la crise économique
Aucune communauté, aucun peuple, aucune nation, n’a échappé au pouvoir prédateur du capitalisme financier, à la décomposition de la gouvernance internationale et des autorités des États, à une mondialisation dérégulée privilégiant l’antagonisme à la coopération, l’adversité à la solidarité, le morcèlement à l’unité.
L’urgence climatique est réelle. Les enjeux climatiques conditionnent notre réponse économique à la crise.
Sans ressources suffisantes pour financer des initiatives d’adaptation au changement climatique, les pays en développement ne peuvent pas réussir leur transition. Ils sont vulnérables aux chocs climatiques qui les appauvrissent davantage.
Pire encore, le risque élevé de catastrophes extrêmes augmente leur coût d’emprunt, ce qui limite encore leur accès à des ressources financières et aboutit, in fine, à les enfermer dans un véritable cercle vicieux.
L’échec de l’épisode du néolibéralisme dans le monde est désormais évident. Pour autant, cela ne signifie pas que chacun y voit clair sur ce qu’il faut faire. A la prédominance des sujets contre lesquels nous devons lutter, se substitue celle des sujets pour lesquels nous voulons lutter.
L’époque pandémique n’est que l’amplificateur des symptômes de l’époque moderne
L’époque pandémique n’est que l’accélérateur des stigmates de la contemporanéité.La propagation mondiale du nouveau coronavirus à infecter des dizaines de millions de personnes, emporté plus de 2,5 millions de vies à travers le monde et brisé d’innombrables familles.
Le coronavirus a également détruit des emplois et des entreprises, et a paralysé l’économie de nombreux pays.
Des perdants, mais aussi des gagnants. Les gagnants ne lâchent jamais et les lâcheurs ne gagnent jamais (V. Lombardi). La capitalisation cumulée des GAFAM (Google, Appel, Facebook, Amazon, Microsoft) approchait les 7000 milliards de dollars et avait bondi de 40% depuis le début de la pandémie mondiale.
Un enrichissement amoral, à l’heure de la déflagration sanitaire et humaine planétaire ? Non. Immoral. Et annonciateur d’une de ces «nouvelles barbaries» prophétisées par Edgar Morin.
L’empire oligopolistique ancré sur la côte Ouest américaine orchestre la mutation -que la crise coronavirus accélère dans des proportions fulgurantes - du capitalisme industriel au capitalisme numérique.
Ce capitalisme numérique, davantage encore financiarisé, s’emploie à la digitalisation et à «l’uniformisation» du modèle de société, via la «technologisation» et la «standardisation» des relations: intrafamiliales et amicales, au travail, sociales, et donc humaines. Son terrain, aujourd’hui est laTerre, demain, ce sera l’espace.
Les GAFAM, auxquels il faut additionner leurs équivalentes chinoises, possèdent les «données», grâce auxquelles – et avec l’assentiment de leur proie- ils étendent subrepticement leur soft-despotisme sur les consciences : manipulation, orientation, et contrôle des consciences.
Les consciences sont séquestrées, la liberté est en captivité, les démocraties sont dépecées. Un néo totalitarisme, redoutable parce qu’il est planétaire et consenti.
Une période décisive pour l’humanité: et si l’on s’armait d’un autre idéal
Un cycle de quarante ans se referme, modifie ainsi la nature même de la mondialisation. Plus fondamentalement, la crise de la Covid-19 renvoie à des dynamiques de civilisation. Elle accélère la désoccidentalisation de la politique internationale et met en lumière les différences de conception de la mondialisation actuelle.
Les Européens et les Français en particulier (organisateur du sommet pour sortir l’Afrique de l’asphyxie financière), peinent à saisir leur provincialisation car leur rapport à la mondialisation s’est principalement fondé sur la construction européenne et le lien transatlantique, qui sont l’une et l’autre en crise profonde.
Pour eux mondialisation rimait avec occidentalisation, mais la portée universelle de cette dernière fait désormais l’objet de multiples récusations. La Covid-19 a opéré un double renversement de perspective.
D’une part c’est moins la question de l’inoculation des «valeurs universelles» en Afrique et ailleurs que celle des «valeurs» asiatiques en occident par voie technologique, qui se pose désormais.
De l’autre, à la question de leadership dans le monde s’ajoute celle de leur réponse aux ambitions chinoises. Vecteurs de contrôles et d’individualisation extrêmes, les technologies de l’information et de communication (TIC) entraîne un glissement vers «un capitalisme de surveillance» dans le cadre d’une confrontation sino-américaine hors limites.
La crise sanitaire révèle la force de gouverner des entités souveraines en les confrontant entre efficacité et dignité.
Un monde sans autorité morale: apprendre à faire le grand écart
Sur la scène internationale, il n’existe plus d’autorité morale capable d’imposer un ordre. En raison de leurs comportements respectifs, ni les États-Unis, ni la Chine ne peuvent y prétendre. Profondément tiraillé le reste du monde ne parvient pas, non plus, à s’incarner en autorité morale.
Les Européens y aspirent confusément en faisant des droits de l’homme et de la protection des biens communs leur étendards, mais sans convaincre.
Reflets des innombrables liens invisibles, des initiatives prolifèrent en matière de coopération en tous genres, mais elles se heurtent à cette réalité cognitive paradoxale : notre pouvoir de transformation excède largement notre pouvoir d’anticipation. La technologie ne pense pas, elle façonne.
Trois constats traversent notre réflexion: vers un nouvel équilibre au cœur des contradictions
En premier lieu, les contraintes environnementales qui s’exercent sur le système Terre sont devenues le cadre de tout effort d’anticipation. Son contour est aujourd’hui dessiné par les rapports de puissance. En effet, la rivalité sino-américaine se joue sur fond de dégradation environnementale et de propagation technologique.
Cela signifie que Pékin et Washington subordonnent leurs politiques climatiques et numériques respectives à leur bras de fer stratégique. À l’heure actuelle, la question pour eux n’est pas de protéger les biens communs sur un pied d’égalité avec les autres, mais de prendre l’ascendant sur l’autre pour obtenir une suprématie, à partir de laquelle la gestion des biens communs sera organisée.
Pas plus la Chine que les États-Unis ne parviennent à tirer une légitimité morale de la protection de l’environnement: la « civilisation écologique » promue par Joe Biden implique une complète mise sous tutelle individuelle par la technologie : un potentiel à exploiter sans limites.
En deuxième lieu, le système international repose sur un emboîtement complexes de souverainetés et de juridictions. La Chine et les États-Unis, comme les autres puissances, cherchent à contrôler les nœuds névralgiques du système, c’est-à-dire les seuils à travers lesquels passe la coopération et s’exerce la coercition.
À l’image des détroits pour la navigation maritime, ces espaces communs: mer, air, espace exo-atmosphérique et «data- sphère», les constituent. Les trois premiers correspondent à des milieux physiques distincts, alors que la quatrième les innerve, tout en se territorialisant à son tour.
La supériorité repose sur le contrôle simultané d’un grand nombre de nœuds névralgiques que l’adversaire, et par un discours sur le monde servant de référence aux autres.
En dernier lieu, l’enchâssement de la rivalité sino-américaine dans la dégradation environnementale et la propagation technologique ne fige pas le système international, comme la rivalité soviéto-américaine.
La polarisation entre les États-Unis et la Chine mobilise leurs forces respectives et, ce faisant, libère d’autres énergies, à la fois créatrices et destructrices. Sur le plan militaire s’observent les ambitions de puissances régionales de pays ou de groupes armés, nés dans l’affaissement des structures étatiques.
Au regard de l’histoire du capitalisme, puissance et richesse vont de pair : États, entreprises, individus s’organisent, ou plutôt sont organisés, pour capter les richesses du monde. Et les accaparer en toute inégalité.
La hiérarchisation des problèmes suppose de commencer par bien les formuler en fonction des acteurs en puissance.
En ce sens, le «problème international» appelé à dominer les prochaines décennies est sans contexte la lutte contre les inégalités et les effets de la « main invisible » sur la compétition de puissance dans un contexte de rivalité sino-américaine et de dérèglement climatique.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/ Paris Saclay
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