Hommage à ... - 28.06.2021

Aziz Krichen: Ahmed Mestiri, l’homme qui a osé dire non à Bourguiba et à Ben Ali (Album photos)

Ahmed Mestiri: L’homme qui a osé dire non à Bourguiba et à Ben Ali

Ce texte est la retranscription d’une tribune publiée en 1989 par l’hebdomadaire Le Maghreb (n° 164, du 18 août 1989), suite à l’annonce faite par Ahmed Mestiri de se retirer définitivement de la vie politique. Aziz Krichen y retrace, à chaud, le portrait d’un homme d’exception. Son propos est élogieux, tout en étant sans complaisance. Rédigé alors que le pouvoir de Ben Ali était en pleine ascension, ce témoignage constitue un document politique de première importance, en ce qu’il éclaire un moment charnière de notre histoire contemporaine.

J'ai rencontré Ahmed Mestiri pour la première fois durant l’automne 1967. Lui était ministre de la Défense, moi soldat de deuxième classe. Il était à ce moment l’une des principales personnalités politiques destouriennes, avec Ahmed Ben Salah et Bahi Ladgham; de mon côté, j’avais 20 ans, je militais dans les rangs de l’extrême gauche —le mouvement Perspectives— et j’avais été incorporé de force dans l’armée, suite aux manifestations estudiantines de décembre 1966.

Nous étions cinq militants dans pareille situation : Abdelhamid Hermassi, Zouzi Chebbi, Khémaïs Chamari, Jalel Abdeljawad et moi-même. La période du service militaire était sur le point de s’achever. Mestiri nous avait convoqués au siège du ministère et nous avait reçus à tour de rôle. L’intention était évidente : il s’agissait de nous sonder, de nous jauger – bref, de déterminer qui pouvait être «récupéré».

L’entretien avec moi fut de suite particulièrement tendu. Pensant sans doute me mettre dans de bonnes dispositions à son égard, Mestiri commença par me dire à peu près ceci : «Je suis à la tête de la Défense nationale, vous êtes un simple soldat, et nous allons tous les deux discuter librement de la situation politique dans le pays. Vous ne viendrez pas me dire après cela que nous vivons sous un régime de dictature !». J’étais jeune et n’avais pas un sens de l’humour très développé. Je répondis que la démocratie, c’était l’expression d’opinions différentes, par des partenaires égaux en droit ; que le propre des dictatures était au contraire de placer les oppositions en état d’infériorité et que l’on pouvait difficilement considérer le rapport hiérarchique liant un soldat du contingent au ministre de la Défense comme un rapport égalitaire… Cette réponse et mes interventions suivantes eurent le don d’exaspérer Mestiri, qui mit un terme à la discussion littéralement en me renvoyant.

Ce premier contact personnel – il n’y en eu plus d’autres – ne pouvait me laisser une impression très sympathique et le jugement que je me forgeais le concernant est resté longtemps défavorable. Je ne veux pas dire qu’il m’ait aveuglé au point de ne plus me permettre d’évaluer objectivement la portée des initiatives politiques prises ensuite par lui. Mais mes évaluations se sont précisément limitées aux seuls éléments objectifs : je ne me suis jamais préoccupé de savoir ce que valait véritablement la personne que masquait le personnage public, m’interdisant par conséquent une compréhension authentique de l’homme politique lui-même.

Sa démission du gouvernement en 1968 constituait ainsi un fait objectif positif : elle sanctionnait l’éclatement de contradictions dans les rangs de l’adversaire. Même chose en 1971, avec cette fois son limogeage et sa seconde exclusion du PSD. Les différentes décisions qui allaient à partir de là jalonner son itinéraire dans l’opposition (constitution du Groupe des libéraux, création de la Ligue des Droits de l’Homme, fondation du MDS) ont été appréhendées par moi de manière identique. Il s’agissait toujours de faits objectifs positifs, utiles pour le combat démocratique dans le pays. L’individu concret continuait à ne m’inspirer aucune attirance particulière. A la limite, je témoignais vis-à-vis de lui d’une attitude purement instrumentale: ce qu’il faisait était utile et utile dans un dessein qui de toute façon le dépassait.

Paradoxalement, c’est sa récente démission de la direction du MDS (ndlr en 1989) – à laquelle il a donné un caractère définitif et irrévocable –, donc finalement sa décision de quitter la scène du pouvoir, qui me l’a rendu à sa vérité de dirigeant politique et à sa vérité d’homme tout court.

Dans nos pays, l’immaturité ne concerne pas que l’économie ou la culture, elle caractérise la structure psychologique de beaucoup de gens. Et il est rare de voir des hommes politiques décider – pour des raisons de principe, c’est-à-dire par attachement à leurs convictions – décider d’eux-mêmes de se retirer, quels que soient par ailleurs l’étendue de leur pouvoir et l’état où il se trouve. Dans nos pays, parce que les individus ne parviennent pas encore à réellement accéder à leur humanité, en faisant respecter leurs droits et en assumant leurs obligations, les hommes politiques, dans leur écrasante majorité aussi immatures que les majorités qu’ils gouvernent – ces hommes politiques tirent leur substance de la substance des hommes qu’ils plient à leur volonté ; ils compensent leur déficit d’être par la domestication de l’être des autres.En décidant de partir, je dirais qu’Ahmed Mestiri apporte la preuve de sa consistance et de sa réalité en tant qu’homme : sa substance, il la tire de lui-même.

Mestiri s’en va. Et c’est à cet homme dont la solitude aujourd’hui m’émeut que je veux rendre publiquement hommage. Dans le respect de ce qu’il est. Et dans la fidélité à mes propres engagements. C’est-à-dire en maintenant l’irréductibilité des choix qui nous séparent, lesquels, plus largement, distinguent les représentants de sa génération de la mienne.

Ahmed Mestiri s’est lancé tôt dans l’action militante, au sein du Néo-Destour, à l’époque exaltante du combat pour la libération nationale. Après 1956, il occupe des postes de responsabilité dans le nouvel Etat à Tunis ; il est ensuite versé dans le corps diplomatique, où il aura la charge d’ambassades prestigieuses, notamment Moscou, Le Caire et Alger. Je crois que ces années passées à l’étranger ont été décisives dans l’évolution de ses idées politiques. Lorsqu’il est rappelé par Bourguiba au milieu des années 1960 et qu’il se voit confier le portefeuille de la Défense, il est encore convaincu, comme les autres dirigeants, que le système du parti unique est une nécessité. Mais il avait pu observer, en Urss, en Egypte ou en Algérie, les risques de dérive totalitaire qu’un tel système comportait par nature. Sa position alors est qu’il faut garder le parti unique, mais en le réformant de l’intérieur, en le démocratisant, pour en faire un outil continuellement à l’écoute du pays réel. Ce qui se passe à ce moment-là en Tunisie –l’embrigadement de la population dans les coopératives de Ben Salah et le fort niveau de répression que l’opération exige – le confirme dans son sentiment que l’on ne peut faire le « bonheur » des gens contre eux et malgré eux.

Ses arguments rencontrent d’abord un certain écho à l’intérieur de l’appareil destourien et même au-delà. Il commence à rassembler autour de lui un certain nombre de partisans. (L’épisode de la convocation relaté plus haut s’inscrivait dans ce contexte.) Mais cela ne dure pas et il est rapidement marginalisé. Le réalisant et se refusant à faire de la figuration comme bien d’autres ministres, il démissionne du gouvernement. Nous sommes en février 1968. Bourguiba riposte en le faisant exclure du PSD.

En septembre 1969, brutal retournement de situation. Ben Salah est écarté. Mestiri est invité à revenir aux affaires. Il accepte, sous réserve d’appliquer son programme de libéralisation interne. Cette condition est acceptée. Bourguiba n’avait pas le choix :le pays avait subi dix ans de contrainte et parfois de terreur ; il convenait de lâcher du lest.

Un congrès du PSD est convoqué en 1971 pour entériner l’option démocratique. Mestiri et ses amis y sont majoritaires. Le principe de l’élection des dirigeants à tous les niveaux est adopté. On connaît la suite. Volte-face de Bourguiba qui opère une sorte de coup d’Etat contre son parti et impose un bureau politique à sa dévotion. Mestiri ne plie pas. Il est congédié.

A partir de là commence une aventure politique et personnelle, certainement douloureuse pour lui, au terme de laquelle, avec la fondation du MDS en 1977, il tranchera définitivement le cordon ombilical qui le reliait au Parti destourien. Il parvient alors à la conviction – il ne s’en départira jamais plus – qu’il n’y a pas d’issue en dehors du pluripartisme.

Son analyse s’est précisée et étoffée. Le parti unique génère organiquement la dictature. Dans ces conditions, l’équipe dirigeante se détache et s’isole du corps social. A défaut de pouvoir s’exprimer à l’intérieur des canaux de régulation légaux, l’expression des revendications populaires se manifeste, de manière anarchique, par l’émeute. Le parti unique porte en lui les germes de la destruction de l’Etat et de la société. L’unique antidote possible, c’est le pluralisme, le pluripartisme, l’instauration d’un régime politique représentatif. Seul un tel régime permet au pouvoir politique de remplir ses fonctions d’arbitrage social, en lui fournissant la légitimité nécessaire, une légitimité incontestable parce que fondée sur la souveraineté du suffrage populaire.

C’est cette analyse qui est à la base de la création du MDS en 1977. C’est elle également qui explique le refus de Mestiri de réintégrer le PSD en 1980, lorsque Bourguiba lui en fera une deuxième fois la demande. C’est elle encore que l’on retrouve développée par le Mouvement lors des législatives de 1981 et de 1989. Enfin, et de manière singulière, c’est toujours la même analyse que Mestiri avance aujourd’hui, en 1989, pour justifier sa décision irrévocable de se retirer de la vie politique. Ou plutôt une version inversée de cette analyse: « le pouvoir actuel – celui de Ben Ali– ne veut pas d’un régime représentatif ; c’est la raison pour laquelle je quitte la direction du MDS».

Il y a là, en apparence, une incohérence majeure. Une incohérence qui étonne d’autant plus qu’elle émane d’un homme d’une grande rigueur intellectuelle et morale. Il convient donc d’aller au-delà des apparences et de saisir l’unité de pensée qui détermine ce comportement à première vue contradictoire. Je prétends que cette unité existe, qu’elle explique le constat d’échec final fait par Mestiri et qu’il est essentiel, pour l’avenir de la lutte démocratique en Tunisie, de la mettre en évidence, parce que l’affaire ne concerne pas que Mestiri ni le seul MDS.

Reprenons le raisonnement en faveur du régime représentatif pluri-partisan. A le considérer de façon abstraite, il apparaît parfaitement convaincant et rationnel. Le problème, cependant, réside dans son caractère limité, incomplet, partiel : il s’agit d’une analyse étroitement politique. Je crois que le drame réside tout entier dans ce cloisonnement. Mestiri sait pourquoi il faut changer le régime politique ; il ne pousse jamais le raisonnement jusqu’au bout, jusqu’à la nécessité d’admettre qu’il faut changer le système dans sa totalité, et notamment dans sa dimension économique et sociale.

Le pouvoir en place est irrationnel et il lui oppose un schéma d’organisation rationnel. Mais il ne voit pas sur quelle rationalité de base s’appuie le pouvoir irrationnel qu’il combat, à partir de quoi son schéma rationnel devient lui-même irrationnel, sans emprise sur le réel, inapte à mobiliser les larges masses, incapable de forger une véritable alternative.

Le drame de Mestiri, c’est le drame de la pensée abstraite, le drame de la pensée parcellisée, le drame, en d’autres mots, de la pensée politique réformiste. Il s’oppose politiquement au PSD – et désormais au RCD –, mais il affirme dans le même temps qu’il partage l’essentiel de leurs choix économiques et sociaux. Il s’oppose ainsi à quelque chose tout en y adhérant. Il veut changer la politique tout en restant à l’intérieur de la politique, sans réaliser qu’il faut en sortir pour espérer la comprendre et la transformer. Sa rupture avec le PSD-RCD apparaît ainsi comme le rejet de simples manifestations extérieures, sans remise en cause radicale de tout le modèle.

Certes, il s’est fait violence en opérant pareille rupture ; il a manifesté en l’accomplissant de réelles qualités de probité et de courage, que d’autres dignitaires écartés du pouvoir n’ont jamais eu. Le fait que la rupture ait été limitée, incomplète, le condamnait pourtant tôt ou tard à l’échec et à l’impuissance.

Le temps des illusions a toujours une fin. En 1981, lors des législatives auxquelles le MDS participe pour la première fois, malgré la falsification des résultats, Mestiri sait qu’il y a eu un véritable raz-de-marée en faveur de ses listes. Même s’il est trop fin politique pour ignorer que l’événement traduit davantage une réaction de rejet par rapport au parti dominant qu’un vote positif en faveur de son Mouvement, il peut quand même se dire qu’il est sur la bonne voie et qu’il faut persévérer.

S’installent ensuite les années de plomb, avec la décomposition interminable du règne de Bourguiba. Mestiri et le MDS sont acculés, mais ne se rendent pas. Le changement du 7 novembre quand il survient permet de nouveau l’espérance. Mestiri se dit qu’il a eu raison de résister. Il réclame des législatives anticipées. Il sait que les choses ont évolué et qu’il ne risque pas de bénéficier de la même unanimité populaire qu’en 1981, mais il s’engage avec optimisme dans la bataille. Lorsque la proposition est faite de constituer des listes uniques de candidatures, il oppose un refus catégorique. Et il est en parfait accord avec lui-même : les listes uniques, c’est la reconduction de la logique du parti unique. Parmi les chefs de l’opposition, il est quasiment le seul à manifester une telle intransigeance, le seul, en fait, à réagir d’abord en démocrate.

Les élections ont lieu. Après les habituelles falsifications, le verdict tombe comme un couperet : le MDS est crédité de 3% des voix. Mestiri n’a rien pu changer. Et il ne pouvait rien changer. Dès lors, il ne lui restait plus beaucoup d’options. Faire comme si de rien n’était, comme tous les carriéristes de son parti le souhaitaient, c’était exclu, sauf à se parjurer. Radicaliser son opposition était également inconcevable, étant donné ses propres limitations. Mestiri ne pouvait ni reculer ni avancer. Rester pour faire du surplace, c’est-à-dire de la figuration ? Il en était encore moins question. Une trajectoire arrivait à son terme. Il en a tiré la leçon. Avec dignité.

Le départ de Mestiri interpelle tous les démocrates de ce pays. En dernière instance, son échec est leur échec, sa défaite le signe de leur propre impuissance. En décidant d’abandonner la scène, Mestiri indique qu’une page est maintenant tournée. La démocratisation de la société, son émancipation, nécessitent désormais que les choses soient prises par le bas et plus par le haut, et qu’elles soient prises toutes ensemble dans la complexité de leurs relations et non plus de façon isolée, incomplète, désincarnée, superficielle.

Si le témoin que dépose aujourd’hui Mestiri est repris par des mains capables d’aller plus loin que lui ne pouvait aller – et pouvant aller plus loin parce que lui est allé jusqu’au bout de lui-même –, sa défaite actuelle, qui est notre défaite commune, mais qui le marque lui plus durement – cette défaite peut devenir le prix des victoires ultérieures. Et son départ, le départ d’un nouveau départ.

Aziz Krichen

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