News - 01.08.2021

Et maintenant, que faire ? Changer l’économie en profondeur pour lutter contre les inégalités et réussir la transition

Et maintenant, que faire ? Changer l’économie en profondeur pour lutter contre les inégalités et réussir la transition

Par Pr Samir Allal

La crise actuelle a été engendrée par différentes causes, qui si elles ne sont pas traitées en même temps, vont entraîner de nouveaux épisodes explosifs

La crise actuelle est une crise systémique. Elle est mal gérée par un État en faillite ne pouvant se payer des vaccins dans un contexte politique bloquant : à peine 7% de vaccinés en ce mois de juillet 2021, un taux de mortalité des plus élevés au monde (donnée OMS) avec une situation économique, sanitaire et sociale des plus exécrables et un endettement qui bat tous les records. On parle d’une dette d’au moins 36 Mds de $. La Tunisie est le pays méditerranéen le plus touché par les phénomènes climatiques : sécheresse, stress hydrique, pollution de l’air et du sol, …

Cette situation explosive, nous invite à changer de paradigme pour ne pas laisser le pays se décomposer plus longtemps. Depuis le 25 juillet, le Président de la République s’attache à dépoussiérer certains dossiers. Il faut espérer que le volet économique le soit aussi. La source de nos difficultés réside dans nos graves erreurs politiques et le dysfonctionnement de notre modèle de développement qui nous met constamment sous pression compétitive. Nous ne pouvons plus continuer selon la logique et les comportements d’avant. 

Toutes les crises sectorielles dans le pays sont reliées entre elles. Elles ont abouti à une crise politique globale. Nous traversons un moment décisif pour l’avenir de la Tunisie. La crise du coronavirus est une crise sanitaire, politique, économique et climatique. Face à l’ampleur de cette crise, il est urgent d’investir, sans attendre massivement dans la prévention, la sécurité et la transition, plusieurs milliards de dinar supplémentaires par an pendant vingt ans.

Pour sortir de cette crise plurielle, il nous faut donc, changer de voie le plus rapidement possible, notamment en prenant à bras-le corps la question des inégalités économiques, sociales et territoriales, et en investissant massivement dans la transition écologique et énergétique. Cette autre voie, c’est dès aujourd’hui qu’il nous faut l’emprunter.  Et pour y arriver, il faut rompre avec le type de développement que nous avons connu, protéger les salariés et les entreprises, et rompre avec une croissance débridée indifférente aux inégalités sociales et à la dégradation de l’environnement.

L’urgence doit être la mise en place d’une feuille de route autour d’une économie soutenable bas carbone, une économie solidaire et résiliente, ce qui nécessite de sortir du néo-libéralisme, et d’adopter une stratégie alliant la lutte contre la réduction des inégalités, la lutte contre la pauvreté et la protection de notre environnement. L’impulsion doit être forte pour remettre sur pieds une économie en ruine et redonner espoir à une population exténuée.

La voie de la « transition écologique et énergétique » ne peut plus attendre. Elle ne passe pas forcément par le détricotage du droit de travail et de ses protections, qui tout au contraire, sont une condition de sa réussite avec un dialogue sociale serin.

Une reconversion écologique bien conduite peut créer beaucoup d’emplois: la nouvelle feuille de route

Une telle feuille de route est la condition sine qua non pour sortir le pays de la crise politique et repousser l’irruption de manifestations sanitaires et climatiques sévères, où la situation risque de basculer et de devenir incontrôlable. Les investissements doivent concerner tous les secteurs et l’ensemble des régions. Couplés aux relocalisations, ces efforts seront créateurs d’emplois « utiles ».

Nous ne pourrons sortir durablement de cette crise que par la restauration du dialogue autour des « biens communs » que le modèle actuel a détruits, au premier rang desquels les ressources (énergie, eau, minerais), la biodiversité, la santé, l’éducation et le plein emploi de qualité. Nous avons désormais besoin d’investir dans la qualité. La qualité de l’emploi, la qualité de l’éducation et de la formation des citoyens, mais aussi celle du logement, de la mobilité douce, des produits et de notre cohésion sociale.

La reconversion écologique que nous appelons de nos vœux n’ira pas sans transformation profonde de l’emploi. C’est trop souvent l’argument qui est mis en avant pour ne pas bouger. Ce moment dans lequel nous nous trouvons, juste après une crise sanitaire, sociale et économique majeure, doit être mis à profit pour justement investir dans la qualité. La qualité de l’emploi n’a jamais constitué un objectif central dans les pays en développement. Les salariés non qualifiés restent trop souvent les variables d’ajustement de processus qui dépassent et qui résultent de transformations des flux d’échanges mondiaux, de délocalisations, de changements technologiques, d’opérations purement financières.

Investissons donc, dans la qualité de l’emploi et dans sa protection, profitons de la double révolution numérique et énergétique, faisons rentrer les travailleurs des plateformes dans le giron du code de travail, taxons les entreprises qui abusent des contrats courts et ou précaires, réhabilitons le salariat qui est parfaitement conciliable avec les aspirations légitimes à l’autonomie, donner la responsabilité à l’État d’être employeur en dernier ressort.

Le verdissement de notre économie, de nos villes et de nos procès industriels, la construction et la rénovation bioclimatique des bâtiments, la mobilité douce et les transports publics bas-carbone, le déploiement à grande échelle des technologies productrices d’énergie propre, le développement d’une économie circulaire et solidaire au service de la régénération des territoires constituent une source considérable d’emplois non délocalisables.

Cette relance verte souhaitée pour la Tunisie, doit aussi être sociale. Pour y parvenir, il nous faut (ré)investir massivement dans « l’infrastructure humaine ». Nous allons devoir continuer à accroître l’endettement public pour mener à bien la transformation de notre économie dont nous aurons besoin pour sortir de la crise. Nous devons et nous pouvons nous endetter. La transition écologique, l’éducation, la santé ne peuvent pas être réduites à des investissements d’infrastructures.

Le déficit de fonctionnement en temps de crise (c’est le cas en ce moment) est acceptable s’il est compensé par un excédent dès la reprise. Quant au financement des investissements publics, il n’est pas absurde de l’étaler dans le temps et d’y faire participer les générations futures, qui vont en bénéficier. Nous ne devons pas écouter ceux qui clament que nous léguons une énorme facture à nos enfants et petits-enfants. Non !  Nous leur léguerons un climat peut-être un peu moins dégradé, une cohésion sociale un peu moins abimée.

L’État ne doit pas aider les entreprises qui ne prendraient pas d’engagements écologiques. Nous devons mettre en place une ingénierie qui fait aujourd’hui cruellement défaut pour organiser le transfert des emplois disparus ou susceptibles de l’être dans les secteurs polluants et ou carbonés vers des nouveaux emplois issus notamment des relocalisations et des nouvelles filières de réparation, de recyclage et de production.

La crise de la Covid-19 a montré de façon criante la nécessité d’associer, encore plus, les syndicats, les salariés et le citoyen à la prise des décisions, à tous les niveaux. L’ensemble de ces mesures nous paraissent essentielles. Elles nous permettront d’éviter une profonde déchirure du tissu social, et une aggravation de la situation économique et du changement climatique.

Les choix qui seront faits dans les prochains mois nous engageront pour les décennies à venir :  le pire serait le statu quo

Pour réussir la transition politique, lutter contre le changement climatique, la transition écologique et numérique est une nouvelle donne qui est en train de modifier la notion de sécurité en passant « d’une compétition pour les ressources à une compétition à l’innovation ». Ce changement de paradigme structure de plus en plus les conflits géoéconomiques et géopolitiques.

A la concentration géographique et capitalistique des énergies fossiles, les Énergies Renouvelables et la sobriété répondent par la dispersion et de nouvelles modalités de financements.
Leur déploiement devrait réduire la course aux ressources naturelles, ce qui pourrait entraîner une baisse des conflictualités : « du capitalisme du marché aux communaux collaboratifs !!».

Ce conditionnel est prudent car des coupures intentionnelles pourraient bien remplacer les embargos d’antan. Les risques nouveaux géopolitiques liés aux ENR et des smart s’apprécieront d’abord du point de vue de la cyber sécurité et nécessiteront des savoir-faire de pointe.

En réalité, rares sont les pays capables de conduire une stratégie industrielle intégrée. L’enjeu principal réside dans la maîtrise simultanée des technologies digitales et bas carbone, ainsi que l’expertise et la coordination des filières renouvelables (solaire, éolien), de l’hydrogène décarboné, de stockage de CO2, de la gestion forestière, des déchets et des batteries.

La Tunisie, figurent parmi les plus dépendants aux importations. Parmi les pays susceptibles de tirer profit de la transition énergétique, les pays qui bénéficient de ressources minières et surtout les pays qui maîtrisent les technologies et qui comptent utiliser la transition énergétique et écologique pour réduire leur dépendance à des fournisseurs comme la Russie, la chine ou les pays du Golfe.

L’effondrement de la civilisation des énergies fossiles est en train de s’accélérer et c’est moins la nature de cette transition que son rythme qui suscitent de vives tensions géopolitiques et géoéconomiques. Cette nouvelle dialectique de transition (énergie, climat, développement) soulève trois problèmes : Accès, Sécurité et Sobriété (ASS).

Le premier problème est celui de l’accès à l’énergie, et en particulier à l’électricité. Celui-ci est tenu pour acquis, comme une sorte de droit inaliénable (indépendamment des débats sur son coût), dans les économies avancées alors que de nombreuses régions et territoires dans le monde, souffrent de manques criants. Aucun développement n’est possible sans approvisionnements fiables. Dans le domaine énergétique comme dans le domaine sanitaire, le mot « pénurie » aura toujours un sens.

Le deuxième problème concerne les crises provoquées par des ruptures d’approvisionnements, qu’elles soient volontaires ou involontaires. Aux embargos d’antan succèdent des interruptions d’alimentation électrique par le biais de cyberattaques, souvent difficiles à attribuer. Avec les smart, la cyber sécurité devient le cœur de la sécurité énergétique.

Le troisième problème est systémique : comment poursuivre un développement économique infini dans un monde fini et avec quel mix sans provoquer de confrontations majeures et un réchauffement climatique ? Aucun pays n’est en mesure de répondre seul à cette question qui touche à la viabilité du système-Terre.

Au XXe siècle, la donne géopolitique a été largement façonnée par les enjeux liés au pétrole, au charbon, et au gaz. Au XXIe siècle, elle se transforme avec la décarbonations rendue indispensable par la lutte contre le changement climatique, la décentralisation des nouveaux modes de génération d’électricité et la digitalisation à travers la fusion de l’énergie et de l’information par les réseaux.

Son orientation et sa mise en œuvre vont dépendre en grande partie des choix faits par les États et les entreprises.

Une des postures politiques les plus courantes aujourd’hui est d’affirmer l’absence « d’alternative radicale » au système économique carboné actuel. Cet enfermement intellectuel suppose l’inutilité de la contestation du système économique dominant. Les mécontents et les « perdants » du système actuel, ne pouvant imaginer d’alternatives, s’en remettent alors soit à la bienveillance des gagnants que leur proposent les néolibéraux, soit à l’offre de « sécurité » que leur propose l’ethno-nationalisme des conservateurs radicaux.

La crise que traverse le système libéral post pandémie modifie profondément la logique économique : une révolution des consciences et une exigence démocratique

Changer l’économie en profondeur pour sortir au plus vite d’un système carboné, placer les besoins humains avant ceux du capital n’est pas un simple renversement de priorité, c’est bien une sortie de l’exigence de la logique du capital. Contrairement à ce que l’on entend souvent (les productivistes), il existe bien des pistes concrètes pour sortir du système carboné et productif actuel, plus crédibles que le statu quo. Elles sont économiquement et socialement réalisables.

En effet, La crise sociale, écologique et économique que traverse le système libéral post pandémie, dans son exigence d’accumulation et de reproduction du capital a permis le développement de propositions envisageant une modification profonde de la logique économique.

Ces ruptures sont loin d’être de douces utopies. Elles s’inscrivent dans la réalité concrète de chaque pays, de leur adaptation aux menaces climatiques, en prenant en compte l’évolution de la société (ses besoins sociaux et environnementaux) et la nécessité démocratique. Nous pouvons tous contribuer à les faire advenir.

Autrement dit, les alternatives de sobriété et celles de la « transition sociale, écologique et énergétique » sont sans doute plus crédibles non seulement que les alternatives envisagées dans le passé, mais aussi que la poursuite d’un statu quo capitaliste à base de « croissance verte » et de concurrence internationale.

Il s’agit avant tout de sortir d’un régime où la croissance du PIB et des activités marchandes détermine l’ensemble de l’organisation économique et sociale et les réorganiser différemment. Dans le régime actuel, la croissance du PIB est la condition du « reste », notamment des politiques d’énergie, de santé et de protection sociale, autrement dit du bien-être. La priorité n’est plus la croissance, mais à la gestion des « communs » : un des champs de réflexion les plus féconds de ces dernières années.

La priorité Post Covid-19 n’est plus la croissance, mais au contraire le ralentissement de la logique économique, pour empêcher la circulation des virus, réduire réellement la consommation de ressources naturelles et préserver les écosystèmes. Dans certains cas, le ralentissement peut induire des investissements qui créent de la croissance. Simplement, cette croissance n’est pas le but, le but est au contraire de rendre la sobriété – et avec elle, la nature – soutenable.

La pensée de la décroissance est une pensée des amortisseurs sociaux capables d’encaisser le ralentissement économique, contenir la pandémie et le risque du réchauffement climatique. Elle est fondamentalement une pensée de la réorganisation des ressources et de lutte contre les inégalités. La décroissance estime que la société peut, en réorganisant la production, réduire ces « besoins artificiels » pour se concentrer sur le bien-être : un logement décent, une nourriture saine, une éducation de qualité, un système de santé solide, des transports accessibles.

Ces « biens communs » deviennent alors prioritaires dans l’accès aux ressources. En redistribuant mieux les ressources, on augmente globalement le niveau de vie des plus pauvres en réduisant celui des plus riches, qui sont les individus ayant la plus forte consommation de ressources. Globalement, il n’y a donc pas de rejet en bloc de la technologie et du progrès technique au sein de la décroissance, mais une réflexion sur leur usage et leur répartition. C’est précisément l’organisation sociale qui détermine les innovations.

Un des champs de réflexion les plus féconds de ces dernières années en matière économique est celui donc des communs. Même si la construction de ces communs et leur gestion sont souvent problématiques. On parle de « tragédie des communs » en économie pour en souligner l’impossibilité. Certains économistes insistent cependant sur la possibilité pratique d'un cadre juridique et politique de gestion des communs. D’autres, vont encore plus loin en tentant de réfléchir à une transition vers une économie de communs impliquant un nouveau mode de production.

Un tel système s’appuie sur une démocratisation radicale de l’économie qui permet de redéployer entièrement cette dernière autour des besoins définis en commun. L’idée de bien commun est désormais de plus en plus répandue et la crise écologique et sociale ne fait que la rendre plus concrète. Mais sa réalisation suppose une modification majeure du système économique qu’il convient désormais de penser.

Pr Samir Allal
Université de Versailles/ Paris-Saclay



 

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