Me Imen Gzara: L’avocate qui a fait vaciller le juge
«L’éclatement de la vérité dans l’affaire des assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, ainsi que dans celle de l’organisation clandestine, est l’ultime bataille pour l’affranchissement de la justice de tout joug.» En une phrase, Maître Imen Gzara a tout résumé quant à l’objectif final.
C'est aussi, ajoute-t-elle dans une interview exclusive accordée à Leaders, le déclencheur de l’impérative réforme de la justice. Une refonte nécessaire, impliquant également la modernisation des pratiques et des moyens…Jusque-là, Ettawafok n’a fait que reporter ces batailles cruciales, au lieu de les trancher. Le résultat est là : le blocage du processus démocratique qui trouve son enracinement dans la justice. Nous n’avons fait que légitimer l’impunité, l’instaurer, et la faire prévaloir.
Un dossier brûlant pour Ennahdha
«Le plus affligeant, s’étonne Maître Gzara, est de découvrir combien les rouages de l’État sont infiltrés par cette organisation clandestine du mouvement Ennahdha. Devenue si puissante, elle est parvenue à impliquer l’État dans l’étouffement de la vérité, le dévoiement de la justice et la protection des criminels.»
Je sais que ce dossier est brûlant, et combien il fait mal au mouvement Ennahdha, pouvant l’inciter à utiliser tous les moyens pour l’étouffer. De notre côté, nous sommes prêts à tout affronter, y compris les cabales qui seront montées contre nous, voire contre nos conjoints.
«Ils» ont tout fait pour masquer l’assassinat de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ainsi que bien d’autres affaires, mais désormais,
«ils» ne pourront plus occulter tant de vérités éclatées au grand jour.
Ennahdha a échoué dans cette confrontation
Pour avoir cerné attentivement chaque détail de ce dossier, s’imprégnant des années durant de chacune de ses péripéties, nous avons acquis plein de certitudes avérées qui nous empêchent de trébucher. C’est une bataille de détails. Chaque fois que nous allons plus dans le détail, «ils» recourent à des diversions, invoquant la main de services de renseignements étrangers et autres balivernes. En fait, «ils» sont très embarrassés devant leurs troupes. L’appareil secret n’est connu que de personnes très proches de Ghannouchi, liés par des liens financiers et claniques. Il n’est pas exclu que de nombreux cadres du mouvement Ennahdha ne soient pas mis dans la confidence.
Au fur et à mesure que nous découvrons de nouveaux éléments accablants et les révélons, ils prennent peur et paniquent. Ennahdha a échoué dans cette confrontation, malgré la multiplicité de porte-parole qui ont été dépêchés auprès des médias.
Béji Caïd Essebsi en était édifié
L’un des moments forts de notre combat est lorsque nous avons été reçus par feu le président Béji Caïd Essebsi, au palais de Carthage, le lundi 18 novembre 2018. Il avait tenu à ce que cette audience soit en tête-à-tête, sans la présence d’aucun de ses conseillers. Avec mes confrères Ridha Raddaoui et Anouar El Bassi, nous lui avons présenté les développements de l’affaire, notamment en ce qui concerne l’organisation secrète, lui demandant de créer une commission présidée par une personnalité indépendante en vue d’examiner le dossier.
En appui à notre démarche, nous avons remis au président Caïd Essebsi un dossier bien fourni, accompagné de CD-Rom comprenant des documents, des photos et des vidéos… Y compris, à sa grande surprise, des photos et des vidéos le concernant personnellement, prises à son insu lors d’entretiens privés avec des personnalités à l’étranger. Sil Béji en était fort édifié. Il nous a assuré de son plein soutien et d’ailleurs n’a pas manqué de soulever l’affaire lors d’un conseil de sécurité nationale, relayé par une vidéo de la présidence de la République. Malheureusement, on connaît la suite et les blocages.
Le choc de ma vie
«L’assassinat de Chokri Belaïd a été un grand choc pour moi, confie Me Imen Gzara. Un très grand choc. Il a changé le cours de ma vie, tant personnelle que professionnelle. J’ai immédiatement rejoint le collectif constitué pour lever le voile sur son meurtre, mais, encore sous le choc, je ne réalisais pas toutes les dimensions. Pour moi, je devais aider, contribuer à l’éclaircissement de tous les aspects, faire aboutir cette cause, tout comme celle de Mohamed Brahmi.»
D’emblée, j’ai su que ce dossier allait prendre de longues années et que pour m’y accomplir je devais me départir de mon émotion. Mes confrères qui y étaient engagés, maîtres Ridha Raddaoui, Anouar El Bassi, Abdennaceur Aouini, Koutheir Bouallègue, Imen Bejaoui, Faten Mhennaoui, Wafa Alibi et bien d’autres, ont déjà une grande expérience dans d’importantes affaires. Certains parmi eux se sont distingués dans des dossiers comme ceux du bassin minier. J’ai beaucoup appris auprès d’eux. Ce qui a attiré le plus mon attention, c’est le sens du détail et la nécessité d’un travail en profondeur, sans précipitation. Les réunions se sont enchaînées, se prolongeant tard le soir, les weekends aussi, avec des tournées dans les régions…
S’attaquer à une puissante organisation secrète
La deuxième conviction rapidement acquise, c’est que je ne plaide pas dans un dossier technique, procédurier, mais contre toute une puissante organisation, profondément enracinée dans les arcanes de l’État, absolument redoutable.
Le collectif s’est entouré de spécialistes dans divers domaines. Ils nous ont aidés à explorer d’autres angles, outre ceux purement techniques.
Les rencontres avec les associations et le public, ainsi que la tournée dans les régions ont été formidables, instructives. Nous avons contacté des partis politiques de divers bords, des organisations nationales, des composantes de la société civile, des personnalités indépendantes, des élus, des journalistes et des figures nationales : l’interaction a été très intéressante. L’Ugtt, la Ltdh, l’Ordre des avocats, l’Atfd, le Syndicat national des journalistes et d’autres structures nous ont apporté tout leur appui.
Sans relâche, en cherchant et en recoupant les détails
L’épreuve, dans nos démarches judiciaires, a été pour nous tous longue et dure. Les premières actions étaient déjà menées à l’initiative de Me Ridha Raddaoui et le premier noyau dur de l’équipe, dès 2015. Puis, tout s’est précipité, sous la pression collective en 2018. Nous devions commencer une nouvelle étape de ce parcours du combattant le 4 décembre 2018, dans le froid hivernal, pour le poursuivre jusqu’au 26 avril 2019. Le rythme était pressant : 3 séances d’interrogatoires et d’auditions en moyenne par semaine à la brigade des enquêtes de la Garde nationale, à la caserne d’El Aouina, du matin au soir, avec une courte pause-déjeuner. Des instructions étaient données pour faire durer l’enquête le plus longtemps possible, pour la diluer, nous épuiser et la reléguer aux oubliettes. «Ils» ont essayé de jouer sur le facteur temps, espérant que nous nous lasserons et lâcherons prise.
Après une très courte trêve, nous sommes passés en mai 2019 à la brigade spécialisée de la Police judiciaire, à la caserne d’El Gorjani, pour un nouveau round qui s’est prolongé, en pleine canicule, jusqu’au mois d’août. D’ailleurs, le jour de l’attentat terroriste contre la caserne, le jeudi 27 juin, nous étions… près du siège de la brigade.
A la rencontre des partenaires nationaux et des régions
En parallèle, le collectif a décidé d’appuyer l’action médiatique menée périodiquement, de porter l’affaire dans les régions, à la fois pour présenter l’état d’avancement du dossier, mais aussi écouter les avis exprimés et mobiliser les soutiens. Notre allié principal dans ce combat, c’est l’opinion publique, seule capable d’appuyer nos arguments juridiques et techniques et d’exercer son droit citoyen.
Les réunions régionales étaient organisées en collaboration avec les sections régionales de l’Ordre national des avocats, de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (Ltdh), de l’Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd) et d’autres composantes de la société civile. Inévitablement et comme on s’y attendait, de malheureuses manœuvres en tous genres étaient entreprises contre les organisateurs et contre nous-mêmes, pour compromettre ces activités d’une manière ou d’une autre. On a eu droit à tout : annulation de la réservation de la salle de réunion à la dernière minute, menaces à peine voilées quant à la sécurité de ces réunions et notre propre sécurité, pressions, perturbation des travaux...C’étaient des tentatives de dissuasion et des manœuvres pour éprouver notre volonté d’aller jusqu’au bout. Résolument, nous avons tenu bon pour poursuivre nos activités.
La réunion régionale a eu lieu en novembre 2018 à Sousse. Elle m’a personnellement marquée. La Ltdh avaient loué une grande salle dans un hôtel de la ville. Mais, à la dernière minute, elles ont été avisées de l’annulation de la réservation, ce qui a obligé le repli sur une autre salle moins spacieuse, alors que le public attendu devait être très nombreux.
Un déclenchement spontané
L’affluence sera massive et la réunion s’est déroulée dans une ambiance enthousiaste. Il n’était pas prévu que j’y prenne la parole, mais je suivais attentivement les travaux. Soudain, un cadre régional d’Ennahdha, conseillère municipale de la commune d’Akkouda, a pris la parole pour dénoncer notre démarche et contester nos investigations, ce qui a provoqué une grande confusion dans la salle. La tension est rapidement montée, laissant présager de vives altercations. Spontanément, je me suis élancée vers le podium pour prendre cette militante d’Ennahdha sous ma protection, et m’adresser aux présents. «La confrontation ne saurait se faire de cette manière, leur ai-je dit. Je suis contente de la présence parmi nous d’un cadre d’Ennahdha afin qu’elle nous écoute et qu’elle découvre tant de vérités !» Mes paroles ont résonné dans la salle et dans les esprits, le calme est rapidement revenu. Un autre aspect de ma personnalité s’est révélé. Des journalistes présents n’ont pas manqué de relever cette première prise de parole en public, parmi les membres du Collectif. Souhayr Belhassen, ancienne présidente de la Fédération internationale des droits de l’Homme (Fidh), présente ce jour-là, est venue me dire combien elle a été impressionnée par mon geste et mes propos…
La tournée s’est poursuivie. C’est ainsi que nous nous sommes rendus le 1er décembre 2018 à Djerba, avant d’enchaîner le lendemain à Gabès. Le contact direct avec les Tunisiens et les Tunisiennes dans les régions nous a confortés dans nos convictions, insufflant en nous plus d’énergie et de détermination.
Nous avons sorti le dossier des allées de la justice pour le porter devant l’opinion publique, malgré les pressions et le harcèlement.
Sit-in au cabinet de Béchir Akremi: une violente charge policière
Lorsque le 19 septembre 2019, en désespoir de cause quant à l’aboutissement de nos multiples plaintes, nous avons décidé d’aller en masse voir le procureur de la République Béchir Akremi dans son cabinet. Il a refusé de nous recevoir (دخلنا الى مكتبه بعد الاستئذان من كاتبته التي اشارت علينا بالدخول و بعد النقاش معه حول تعطيله لمسار الابحاث في ملف الجهاز السري و عدم سماع راشد الغنوشي احتج و غادر مكتبه).
Nous avons alors tenu à accéder à son bureau, en sit-in. Il n’a pas trouvé mieux à faire que d’appeler la Brigade criminelle pour nous chasser violemment, sans le moindre ménagement, à coups de matraques. Notre confrère Ridha Raddaoui en a subi sont lot et s’est retrouvé avec une jambe bien endommagée, l’immobilisant au lit près d’un mois, avec des conséquences vasculaires.
L’esprit de groupe nous a renforcés, surtout l’interaction avec les différentes organisations et corporations ainsi que les associations et les experts. L’opinion publique et les médias indépendants ont été précieux.
Déconstruire tout un système criminel
La conduite des batailles exige beaucoup de patience, de clairvoyance et de persévérance, sans la moindre précipitation. On ne peut pas nous attaquer à toute une organisation, dans sa globalité, mais la déconstruire pièce par pièce. En fait, je n’ai aucun problème personnel avec le mouvement Ennahdha (j’y compte des confrères au barreau et certains amis et parents) et je ne prête aucune attention à ce qu’il annonce comme des révisions de sa démarche ou de ses modes opératoires. Mon combat est contre ceux qui ont commis des crimes et croient encore aux organisations secrètes.
Documents et pièces à conviction disparus
Ce qui nous a surpris également dans le traitement de cette affaire, c’est la disparition mystérieuse de pièces essentielles versées dans des dossiers d’affaires, voire des dossiers entiers. Lorsqu’il s’agit d’un seul cas, on peut s’y résigner à la rigueur. Mais, quand la destruction des pièces et dossiers se multiplie, cela devient alarmant. Ce qui nous étonne, aussi, c’est le silence absolu réservé à nos plaintes. Nous n’avons cessé de saisir le parquet, depuis 2015, de plaintes contre Béchir Akremi…En vain. Est-ce du fait d’une machine judiciaire très lente ? Le comble, c’est que des systèmes se mettent en place en vue de mobiliser certains magistrats pour protéger de grands criminels. Heureusement que des magistrats patriotes et valeureux travaillent à l’ombre, résistant à toutes les pressions, et renonçant à de hautes fonctions, pour agir en leur âme et conscience.
De prochaines étapes décisives
Trois séquences seront déterminantes. La première concerne la qualification par le parquet des accusations portées contre Béchir Akremi. Le parquet est libre de décider s’il s’agit de délits ou de crimes. Nous saurons alors quelle tournure prendra la justice.
Le deuxième moment fort concerne l’affaire de l’organisation clandestine du mouvement Ennahdha. Quel cheminement lui sera-t-il assigné ?
Quant à la troisième séquence, elle concerne l’internationalisation de ces affaires. Nous avons commencé à les porter devant des instances internationales spécialisées qui ne manqueront pas de leur assurer toute l’attention requise et la suite nécessaire.
Ce grand tournant pris doit être irréversible. L’heure de vérité approche. Une justice digne de ce nom fera triompher irrévocablement la démocratie en Tunisie… et servira de référence pour de nombreux autres pays similaires. Ce seront là les dividendes de la lutte menée par les familles des victimes, leurs amis, leurs défenseurs et tous les Tunisiens patriotes.
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Je ne sais que dire sinon que de ressentir une grande fierté et un profond soulagement. Une fierté d'un retour d'un souffle qu'un certain moment j'ai cru qu'ils ont réussi à étouffer à jamais, du moins de mon vivant ; un soulagement d'une croyance en une justice enfin illuminée par des compétences, sincères, sérieuses, persévérantes et consciencieuses, dont la Tunisie, notre si profonde et chère Tunisie, la nôtre, ne dépérira jamais.
BRAVO A CE COLLECTIF POUR SA PERSÉVÉRANCE ET TÉNACITÉ