News - 18.08.2021

Tunisie: Face à l’impuissance du sommet, la base n’est jamais démunie

Tunisie: Face à l’impuissance du sommet, la base n’est jamais démunie

Par Riadh Zghal - A force d’assister aux querelles politiciennes, aux manigances de factions avides de pouvoir, à la valse des gouvernements, puis à la violence verbale et physique dans l’enceinte de l’ARP — une institution censée légiférer pour répondre aux besoins des électeurs—, à force de dégradation continue des conditions économiques, sociales, politiques, sécuritaires et surtout sanitaires, en ce moment où plus de 100 Tunisiens meurent quotidiennement, on en vient à oublier les cris de détresse et les martyrs du soulèvement de décembre-janvier 2010-2011 et ceux du terrorisme qui s’en est suivi.

On en est venu à oublier que la révolte était une révolte de jeunes arrivés à l’âge de l’accès à la vie active mais abandonnés sur le carreau par un système économique désormais incapable de générer les emplois et les investissements nécessaires au développement. On en est venu à oublier que ces jeunes qui ne demandaient ni réforme de la constitution ni celle des institutions, mais des emplois qui leur permettraient une vie digne et libre, sont restés hors des sphères du pouvoir sauf exception. Pourtant, l’avenir à bâtir est le leur, mais ils n’étaient pas prêts à prendre les rênes pour le bâtir. Se révolter sans projets, sans perspectives ouvre des boulevards aux opportunistes, aux avides d’argent et de pouvoir pour occuper la place et ruser pour écarter tous ceux qui tentent de barrer la route à leurs ambitions insatiables et à faire prévaloir l’intérêt général.

Pourtant en dix ans, combien d’avancées auraient pu être réalisées si les moyens disponibles avaient servi à créer de la richesse au lieu d’être dilapidés par des choix nocifs au plan institutionnel et de la gouvernance, des hésitations qui ont vidé de leur substance des lois tantôt non appliquées, tantôt établies de sorte que toute force motrice de changement soit bloquée ? Il en est ainsi de la décentralisation, de l’économie sociale et solidaire, de la digitalisation de l’administration, de l’écosystème d’investissement, de l’éducation, de la santé…

Pourtant, les leviers de développement économique et de création d’emploi ne manquent pas dans notre pays. Certains étaient déjà à l’œuvre avant 2011 et auraient pu être poursuivis et améliorés. On aurait pu s’employer à la mise à niveau des divers secteurs d’activités économiques, plus particulièrement ceux de l’agriculture et des services, grâce à un apport de technologies et d’innovations, la stimulation de l’essaimage et des alliances d’entreprises, l’accélération du processus de création d’entreprises dont les startup, le nettoyage du cadre législatif et l’élagage de toutes les dispositions désuètes d’un autre temps, la réforme du système éducatif de la maternelle à l’université, de manière à préparer les nouvelles générations à disposer des capacités nécessaires à la nouvelle économie façonnée par le savoir et les mutations technologiques, la mise en place des bases d’une gouvernance décentralisée des régions, la valorisation des ressources matérielles et immatérielles locales...Mais cela nécessitait une stratégie bien pensée, bien négociée avec les partenaires sociaux divers et pas seulement historiques. Les brouillages des luttes politiciennes ont empêché et empêchent encore la mobilisation de tous autour d’un projet commun. Alors, il faut maintenant se rendre à l’évidence: la poursuite du processus de démocratisation est en danger. Vouloir instituer la démocratie en misant exclusivement sur un changement de régime politique qui a fini par conduire à une faillite économique s’est avéré un échec cuisant. Aujourd’hui, certains appellent à une seconde révolution mais cela ne servirait-il pas in fine à revenir à la case départ, sans projet, sans programme, sans stratégie et sans leadership ?

En revanche, la solution pourrait résider dans l’action dans un domaine politique et démocratique autre que celui du sommet. Ce serait celui du local et du régional où il s’agira de mobiliser les énergies des divers acteurs, de faire de la coopération une règle de gouvernance, de réunir les capacités collectives disponibles pour identifier les besoins et les priorités économiques et sociales, les soumettre au gouvernement tout en œuvrant à les satisfaire en exploitant les moyens disponibles de manière créative. Cela revient à faire de la démocratie délibérative de proximité un levier de changement au profit du plus grand nombre. Cela est moins utopique qu’il ne paraît aux yeux de ceux qui craignent l’exercice d’une telle démocratie. Des expériences réussies existent déjà. Elles ont été menées par des organisations de la société civile, certaines ont réussi à réaliser des projets et à améliorer le quotidien de certains groupes sociaux, d’autres telles ces 40 associations qui ont dressé un bilan des besoins du gouvernorat de Sfax et l’ont soumis au gouvernement*. Mais cela reste partiel, limité et dispersé. Néanmoins, l’expérience reste instructive et ouvre la voie à des possibles envisageables.

Si le sommet n’arrive pas à produire les changements de rupture espérés et s’enlise dans ses contradictions, rien n’empêche de réaliser des changements incrémentaux à partir de la base. Agir à la base est aussi l’occasion d’un exercice de civisme et de comportement nourri par les valeurs démocratiques. La multiplication des changements locaux et régionaux, grâce à la résolution et la persévérance des acteurs sociaux, pourra générer une nouvelle dynamique susceptible de secouer la léthargie au sommet et l’ensemble du système. Pour aboutir, les changements partant de la base nécessitent la coopération d’acteurs de divers horizons sociaux, l’exploitation de l’intelligence collective pour imaginer des méthodes de travail et des moyens innovants plutôt que de se soumettre à des idéologies brumeuses et des vœux pieux.

Il n’est pas interdit d’imaginer le jour où des acteurs de la société civile, réunissant des jeunes sans emploi, des cadres administratifs spécialisés, des entrepreneurs tous secteurs confondus, des universitaires et autres citoyens soucieux de l’intérêt général d’une délégation, d’une région, d’une localité, se mettent ensemble pour se donner une vision et des objectifs à atteindre, mobilisent les ressources matérielles et immatérielles disponibles, élèvent leur voix à l’unisson, s’écrient «oui on peut!», au lieu du «le peuple veut» qui n’engage personne, agissent alors et déclenchent une dynamique aux effets multiplicateurs.

Riadh Zghal
 

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