Ammar Mahjoubi: Violence et insécurité à l’époque romaine
«C’est essentiellement à travers les inscriptions que (les puissants du monde romain) ont réussi à nous laisser une image des plus flatteuses d’eux-mêmes et des communautés où ils auraient fait régner le bien-être, la paix et l’harmonie», avait écrit F. Jacques, dans le manuel de la Nouvelle Clio sur «les structures du monde romain». D’un optimisme désarmant, cette image de «protecteurs généreux et désintéressés, toujours dévoués à des humbles éperdus de reconnaissance», n’a cessé d’être colportée par les prépondérants, à toutes les époques et dans nombre de pays. F. Jacques n’avait pas manqué d’ajouter, cependant, qu’«il est une autre image antithétique, que suggèrent d’autres sources, qui ne s’efforcent pas de tirer la réalité vers l’idéal.»
Aussi bien au sein de la famille que dans la cité, en Italie et dans les provinces, les textes juridiques permettent en effet, souvent, de découvrir l’envers du décor; de constater tout d’abord que le droit établissait une cassure immuable dans la société, une coupure profonde entre la société des personnes de naissance libre, et celle des esclaves et des affranchis. Car la tare servile laissait sa tache indélébile que l’affranchissement ne pouvait effacer ; même si nombre d’affranchis avaient un niveau de vie et un poids social importants, même s’ils assumaient dans la société un rôle administratif, économique ou social bien plus agissant que celui de beaucoup d’ingénus.
Nombreuses sont aussi les sources, qui dessinent cet envers du décor, même si les «petits», impuissants, n’avaient guère laissé de témoignages directs ; à l’exception toutefois d’Epictète, l’ancien esclave devenu philosophe, qui nous a laissé ses «Entretiens». Des historiens, Tacite en particulier, des satiriques, tels Juvenal et Lucien, ainsi que des romanciers n’avaient pas manqué de révéler aussi le «dessous des cartes». Apulée, surtout, qui était friand, avide de raconter les histoires de brigands, les aventures vécues par des marginaux. Les «honnêtes gens» eux-mêmes, souvent, présentaient leurs milieux dans un tableau peu flatteur, reproduit par «les chantres de l’ordre établi, Pline le Jeune, Dion de Pruse, Plutarque ou Aelius Aristide.» Dans quelques provinces, des documents de provenance populaire, ont été aussi recueillis ; en Egypte notamment, où des papyrus livrent des plaintes adressées aux autorités, et en Palestine où ces sources documentent les conflits répétés entre Rome et une partie de la population juive.
A cette opposition binaire entre l’optimisme béat des inscriptions latines et la vision calamiteuse, léguée par d’autres témoignages, correspondent les positions contrastées des modernes. Celles, par exemple, de P. Romanelli (Storia delle province romane dell’ Africa) ou de G.-Ch. Picard (La civilisation de l’Afrique romaine), qui insistent sur les legs bénéfiques de Rome et de l’époque romaine et celles, totalement opposées, de R. Mac Mullen qui, en dénonçant surtout l’oppression des plus faibles, peint un tableau très sombre des rapports sociaux (Roman social Relations, 50 BC to AD 284) traduit sous le titre Les rapports entre les classes sociales dans l’Empire romain, 50 av. J.-C. – 284 ap. J.-C. Les documents dont disposent les historiens, toutefois, peuvent aussi bien être les témoins d’une réalité permanente, cruelle et quasi inhumaine, que seulement des échos épars d’imperfections plus ou moins graves, mais toujours limitées et généralement acceptées et supportées par la majorité. Ce qui pose malheureusement un problème de toute façon insoluble.
Ce qui est incontestable et indéniable, c’est qu’une histoire marquée autant par des luttes politiques et des guerres civiles, que par des guerres de conquête et une exploitation souvent féroce des provinciaux, ne pouvait qu’engendrer une brutalité et une violence permanentes; et ce serait candeur de penser que la paix, instaurée par Auguste, avait magiquement mis fin à l’agitation et changé les comportements ; comme ce serait naïveté de croire, à la suite de P. Romanelli, que Rome n’apporta qu’apaisement, concorde et prospérité à la province africaine. Les textes anciens ont pourtant maintes fois montré que demeurée latente, la violence n’avait cessé d’être entretenue par les luttes d’influence entre les cités, et qu’attisées par l’inégalité des faveurs impériales. Les tensions entre cités voisines pouvaient dégénérer en échauffourées sanglantes, comme la rixe, que j’avais évoquée dans un article précédent, entre Pompéiens et Nucériens en 29, à l’occasion d’un spectacle de gladiateurs. Ce qui explique, peut-être, l’invocation récurrente dans les inscriptions municipales à la paix entre les citoyens, à la concorde dans la cité et entre les cités. La statue de la Concorde, devenue une divinité abstraite, était d’ailleurs, très souvent, dressée dans la curie, siège de l’Ordo, le conseil de la ville.
Dans la cité, les moyens de coercition et de répression châtiaient autant les esclaves que les petites gens, les «humiliores». On usait couramment du bâton et de la flagellation pour les délits mineurs, mais aussi pour la perception des taxes. Les peines infligées par la justice aux humbles étaient d’une férocité implacable, avec souvent des condamnations aux travaux forcés dans les mines, qui immanquablement entraînaient la mort. Les condamnés à la peine capitale étaient parfois, comme on le voit sur les mosaïques, exposées cruellement au déchiquetage des bêtes féroces, dans l’arène des amphithéâtres, après des interrogatoires où on recourait obligatoirement à la torture.
L’immaturité de la plèbe et la puérilité des motifs de ses débordements étaient aussi évoquées dans les textes. Leur stigmatisation, les griefs souvent relevés à leur encontre, reflétaient les inquiétudes, les angoisses même des classes nobiliaires et constituaient, selon-t-elles, autant de motifs, autant de justifications qui légitimaient leur domination. Sont mentionnés aussi des chahuts, des bagarres, à l’occasion des spectacles, des troubles provoqués par des disettes, ou par les revendications des groupes de métiers. Parfois, des tumultes pouvaient revêtir un caractère politique, engendré surtout par les luttes des factions dans la cité. Plutarque, dans ses «Préceptes politiques», fait même allusion, de façon implicite, à des démonstrations anti-romaines. Le plus grave, cependant, était l’insécurité menaçante, qui sévissait aussi bien dans les grandes villes que sur les routes et dans les cabarets et les auberges.
Dans les temples des cités, dans leurs cimetières, les voleurs proliféraient, les brigands tuaient, kidnappaient leurs victimes pour les vendre, déjouant la vigilance des gouverneurs. En Italie, Pline le Jeune signale des disparitions de voyageurs sur les routes aussi dangereuses que les auberges, tués par leurs esclaves, ou peut-être avec eux. Il est difficile, toutefois, d’apprécier l’ampleur du banditisme, ni même de connaître exactement sa nature, car le terme latin «latro» qualifie aussi bien la délinquance que l’insoumission et la révolte, mêlant ainsi voleurs, brigands, isolés ou organisés, déserteurs, prétendants au pouvoir impérial, et révoltés d’un peuple insoumis.
En cause, cependant, prévalait sans doute la pauvreté. «Liant criminalité et pauvreté, les Romains reconnaissaient dans le banditisme la seule alternative au service militaire ou à la gladiature pour les pauvres et les déclassés », écrit F. Jacques. On dispose, à ce sujet, des témoignages égyptiens où des fugitifs, qui avaient fui leurs terres, faute de pouvoir payer l’impôt, avaient rejoint des groupes de bandits. Ni les autorités des provinces, ni les pouvoirs municipaux ne pouvaient assurer régulièrement la sécurité dans la totalité de leurs territoires, dans les forêts, touffues et innombrables à cette époque, dans les régions montagneuses et sous-peuplées… Mais de toute façon, en restant localisé dans les marges sociales du monde romain comme dans les marges géographiques de son territoire, le grand banditisme ainsi cantonné ne constituait pas, sauf exception, un véritable danger.
Plus significative que ces explosions de violence épisodiques et limitées, apparaît, peut-être, l’agressivité propre à cette époque ; dans les rapports humains, la brutalité même entre membres d’une famille ou d’une catégorie sociale, était quotidienne. Tandis que les recours fréquents à la violence et à la force pure révèlent les insuffisances des systèmes répressifs et judiciaires. Trop faibles, les forces de l’ordre en Italie, dans les provinces et dans les cités, étaient incapables d’intervenir rapidement et partout. A l’échelle de la cité, les tribunaux, qui siégeaient dans les basiliques judiciaires, avaient des compétences limitées. Au civil, les procès ne mettaient en cause que des sommes modiques et, au pénal, seuls étaient jugés les petits délits et les peccadilles. Présentées devant les assises provinciales, présidées par les gouverneurs, les affaires traînaient en longueur des années durant, et le bon droit n’en garantissait pas l’issue. Le poids social, qui influait sur le verdict, pouvait même faire renoncer les plus faibles à leur procès.
C’était, assurément, sur ces faibles, sur les femmes, les mineurs et les petites gens, que s’exerçait la violence. Les hauts fonctionnaires, les magistrats civils, les officiers militaires pouvaient impunément commettre des exactions, se livrer à toutes sortes d’injustices. Nombreux étaient aussi les abus liés au fonctionnement du «cursus publicus», à ce service indispensable de la poste, qui assurait le déplacement des voyageurs et le transport des marchandises. Ont été aussi relevés les débordements, les exactions caractérisées, commises par des fonctionnaires ou au cours des missions confiées par l’empereur. Dans la province africaine a été ainsi conservé un exemple de ces abus. Les paysans, qui exploitaient les parcelles d’un domaine impérial, le saltus burinitanus, expliquaient crûment, dans une pétition à l’empereur Commode, que les riches fermiers, bénéficiaires de la ferme du domaine, soudoyaient le procurateur impérial, responsable officiel des biens impériaux, avec des cadeaux, des arrosages et des pots-de-vin. Et celui-ci couvrait leurs exactions.
Ammar Mahjoubi
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