Ahmed Bouraoui: Hommage à un Scientifique au service de l’Université
Par Mustapha Bouraoui - Le 30 Janvier dernier disparaissait mon père Ahmed Bouraoui et c’est l’histoire d’un scientifique au service de l’Université Tunisienne qui s’est achevée à cette triste occasion.
Scientifique, mon père le fut de manière exemplaire. Après un cursus académique à la Sorbonne dans les années 50 (Mathématiques Générales / Physique Générale) et une parenthèse de quelques années à Sousse pour des raisons familiales, Ahmed Bouraoui remonta à Paris au début des années 60 pour y préparer un Doctorat d’Etat au CNRS et à l’Institut National de Recherche Chimique Appliquée. Sous la direction de Jacques Mering[1], Ahmed Bouraoui étudia la structure des carbones “prégraphitiques” en démontrant, pour la première fois, l’existence d’atomes de carbone intersticiels. Sans entrer dans des notions que je serais bien incapable de détailler, les travaux de mon père s’inscrivaient dans le domaine de la cristallographie. L’intérêt scientifique des résultats obtenus était amplifié par l’importance technologique et industrielle des matériaux étudiés, en l’occurrence les carbones dans leur forme graphitique. Discipline plutôt méconnue du grand public, la cristallographie jouissait d’un intérêt grandissant qui s'est confirmé plus tard par l’essordes nano- et bio-technologies[2]. Elle confère à ses spécialistes une culture scientifique étendue, se situant au carrefour de la physique, de la chimie, de la biologie, mais aussi des mathématiques qui jouent un rôle essentiel dans les méthodes de détermination structurales. De ce point de vue là, la cristallographie est un bel exemple d’interdisciplinarité. Les travaux d’Ahmed Bouraoui furent couronnés par la soutenance d’une thèse d’Etat en 1965 dont un résumé parut dans le Bulletin de la Société française de Minéralogie et de Cristallographie[3].
Dans le cadre de sa “deuxième thèse”, une synthèse bibliographique destinée à vérifier les capacités pédagogiques de l’impétrant, Ahmed Bouraoui étudia l’Effet Mossbauer, du nom de Rudolf Mossbauer[4], spécialiste du rayonnement gamma et des transitions nucléaires, prix Nobel de Physique en 1961. Mon père me racontait la joie qu’il avait eu, quelques années plus tard, de rencontrer Mossbauer en personne, dans son laboratoire à Munich, joie ressentie toutes les fois où il a eu l’occasion de rencontrer ceux qui ont marqué la Physique de la deuxième moitié du 20e siècle. Il citait souvent Alfred Kastler, Prix Nobel 1966[5], dont les travaux sur le pompage optique ont inspiré l’invention du laser et Louis De Broglie, Prix Nobel 1929[6], auteur de la dualité onde-corpuscule révélatrice de l’intéraction entre matière et rayonnement. Mon père a eu l’occasion d’assister à leurs cours et conférences qui se poursuivaient souvent par des discussions enrichissantes. Celles et ceux qui ont conduit des travaux de recherche dans le cadre d’une thèse, ou qui on fait de la recherche leur métier, le confirmeront aisement. Rien n’est plus gratifiant que de rencontrer en personne les grands auteurs de nos bibliographies. Non pas qu’on prétende un seul instant se hisser à leur niveau, mais on se surprend à croire qu’on est admis dans leur club très fermé.
Plus récemment, mon père me rapporta une longue conversation qu’il avait eu, dans les années 80, avec Muhammad Abdus Salam S[7], Prix Nobel 1979 pour ses travaux sur l’unification des interactions faibles et électromagnétiques, une étape significative vers la théorie du tout, le graal des physiciens car la Gravitation Universelle, modélisée par la Relativité Générale, fait encore “bande à part”. De cette conversation avec Abdus Salam, j’ai retenu la réponse qui a été faite à mon père lorsqu’il avait demandé au savant pakistanais de lui décrire le cheminement qui avait conduit à sa théorie sur les forces électrofaibles. Abdus Salam partit dans des explications détailllées avant de conclure humblement : « Wa kollou hadha min fadhli rabbi » - (et tout cela par la grace de Dieu). Mon père avait bien insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une tournure de langage mais bien d’une conviction profonde qu’il avait décelée dans le regard du scientifique. Ce moment fut-il le début de l’introspection que mon père entreprit pour concilier Sciences et Religion? Très probablement. En tout cas il est parvenu à le faire avec beaucoup de pertinence.
De retour en Tunisie au milieu des années 60, Ahmed Bouraoui commença sa carrière de Professeur en enseignant la Physique à la faculté des sciences, Boulevard du 9 Avril, au sein d’une université encore embryonnaire. Il rejoignit assez vite l’Ecole Normale Supérieure de Tunis, premier établissement universitaire de la Tunisie indépendante, qu’il eut l’occasion de diriger à la fin des années 60.
En 1971, Chedly Ayari, ministre de l’Education Nationale, appela Ahmed Bouraoui au poste de Directeur Général de l’Enseignement Supérieur, une fonction qu’il occupa pendant cinq ans, de 1971 à 1976. Peu de temps après sa nomination, Mzali succède à Ayari. Préférant se focaliser sur la mission d’arabiser l’enseignement primaire et secondaire, Mzali avait alors confié à mon père: “Concernant les dossiers de l’enseignement supérieur, je ne veux pas de bicéphalisme. Vous vous occuperez des projets de construction des facultés, je m’occuperai du reste”. C’est ainsi qu’Ahmed Bouraoui, les coudées franches, a supervisé la construction des facultés en région, parfois rendant compte au Premier Ministre Nouira ou au Président Bourguiba.
Ahmed Bouraoui, Directeur Général de l’Enseignement Supérieur, accueillant le Président de la République Habib Bourguibaà l’occasion d’une conférence du Combattant Suprême à l’Université de Tunis
Les premiers établissements à être implantés en dehors de Tunis furent les facultés de médecine de Sousse et de Sfax en 1974. Pour celle de Sousse, ville natale d’Ahmed Bouraoui, le projet s’est fait en concertation avec Si Hassen Ben Saïd, Maire de la ville et qui n’était autre que son beau-père. L’achèvement du regroupement des facultés de Tunis sur le campus du Belvédère (aujourd’hui El Manar), la création de la faculté de Pharmacie de Monastir, le transfert de l’IHEC dans les magnifiques batiments que l’on connait à Carthage, sont d’autres exemples de la montée en régime de l’université tunisienne sous la direction d’Ahmed Bouraoui.
Mzali resta peu de temps à l’Education, à peine deux ans. Il laissa sa place en 1973 à Driss Guiga. Une collaboration cordiale, mutuellement respectueuse, s’était installée entre mon père et le nouveau ministre, mais les méthodes, parfois divergentes, ont un peu crispé la relation au fil du temps. L’épisode du limogeage, en 1975, de Mokhtar Latiri en est un exemple.
Driss Guiga, Ahmed Bouraoui et Mokhtar Latiri discutant des filières de l’ENIT
Conséquence probable d’une cabale montée par les adversaires du fondateur et directeur emblématique de l’ENIT[8], Driss Guiga décida de démettre Mokhtar Latiri de ses fonctions. A l’issue d’une réunion dans son bureau, devant Latiri lui-même à qui il venait de signifier son limogeage, le ministre demanda à Ahmed Bouraoui de présider la cérémonie de passation de pouvoir. Ce que mon père, ne pouvant cautionner cette décision injuste à l’égard de son ami Mokhtar, refusa très fermement et sans la déférence due à un ministre. Même s’ils gardèrent par la suite une estime réciproque, la collaboration entre les deux hommes s’acheva en 1976 et Ahmed Bouraoui fut nommé à la direction de l’IRST (Institut de la Recherche Scientifique et Technique), l’équivalent du CNRS français. Il a pu réorganiser la recherche en Tunisie, la mettant en adéquation avec les besoins du pays, notamment au service du secteur agricole. Après sa mission à l’IRST, mon père se consacra pleinement, de 1984 jusqu’à sa retraite en 1991, à sa vocation de Professeur des Universités au sein de l’Ecole Normale Supérieure, transférée à l’époque à Bizerte. Pendant toute la période où Ahmed Bouraoui a occupé ses postes dans la Haute Fonction Publique, il n’a jamais cessé d’enseigner. Il tenait à participer activement à la vie universitaire et académique. C’était pour lui une façon de garder la main mais aussi de ne pas être déconnecté du terrain. Sans compter que, lorsque le professeur de Physique n’est autre que le Directeur Général de l’Enseignement Supérieur, les étudiants se devaient d’être assidus et attentifs!
Quand il était en fonction, Ahmed Bouraoui avait multiplié les échanges entre l’université tunisienne et celles des pays arabes et francophones, notamment en tant que représentant de la Tunisie à l’AUPELF[9] et Vice-Président de cette institution de 1975 à 1978. Par ailleurs, lors de ses déplacements officiels aux Etats-Unis et en URSS, il a pu constater l’attention que ces deux puissances portaient aux pays en voie de développmenten général et à la Tunisie en particulier, dans les domaines de l’éducation et de la formation scientifique, conscients de l’influence qu’ils pouvaient avoir par ce biais.
Avec la France, Ahmed Bouraoui a développé et entretenu des liens très denses grâce à des amitiés solides. Je citerais juste l’exemple d’Hubert Curien, ministre de la Recherche du président Mitterrand, ancien directeur du Centre National d’Études Spatiales et chef du projet de la fusée Ariane[10]. Cristallographe lui-aussi, cet ami de la famille a soutenu le développement de l’université tunisienne, notamment au tout début, lorsqu’il fallait constituer les Jurys pour les promotions des enseignants tunisiens du Supérieur.
Décoré de l’Ordre de la République Tunisienne et des Palmes Académiques Françaises, Ahmed Bouraoui a contribué au renforcement du pont entre les deux rives de la Méditerranée, entre deux cultures complémentaires qui s’enrichissent mutuellement.
Enfin, avec Paris, Ahmed Bouraoui a eu une histoire passionnelle. Nous avions souvent de longues conversations sur tel quartier, tel musée ou théatre de la capitale française. Il m’apprenait toujours une anecdote ou levait le voile sur un fait historique. Il m’expliquait récemment que Maubert, une place bien connue des étudiants parisiens, était la déformation de Magnus Albert ou Albert le Grand, chimiste allemand du 13e siècle. Jusqu’à peu de temps avant son départ à près de 91 ans, toujours l’esprit alerte, la mémoire historique inaltérée, nous avions de longs échanges sur les grands sujets philosophiques, religieux ou scientifiques.
Il nous a quittés la conscience tranquille avec le sentiment du devoir accompli envers son pays, porté par une foi inébranlable nourrie d’une lecture éclairée du Texte Sacré. Je voulais par ces quelques lignes lui rendre un hommage appuyé et honorer la mémoire de celui qui fut un scientifique accompli, un universitaire émérite, un grand commis de l’Etat, un époux et un père aimant.
Paix à son âme.
Mustapha Bouraoui
[1] – A. Guinier (1974) - L'œuvre de J. Mering en cristallographie
[2] - Pourquoi l'Année de Cristallographie
[4] – Rudolf Mossbauer–Nobel 1961
[5] – Alfred Kastler – Nobel 1966
[6] – Louis De Broglie – Nobel 1929
[7] – Muhammad Abdus Salam – Nobel 1979
[8] – Mokhtar Latiri – Jeune Afrique – Samy Ghorbal– Octobre 2006
[9] - AUPELF, Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue Française
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Bonsoir .Je commence par mes sincères condoléances. Si Ahmed était mon prof de mécanique à la Faculté des sciences de Tunis.je garde le souvenir d'un cours méthodique et appliqué Paix à son âme.
Sincères condoléances. Si Ahmed était mon prof de mécanique à la Faculté des sciences de Tunis. Je garde le souvenir d'un cours méthodique et appliqué.Paix à son âme.
mes sincères condoléances allah yarham Si Ahmed qui était mon professeur de phytique à la fac des sciences en 1967 j'ai un lointain souvenir d'un professeur calme et précis voulant communiquer avec force son savoir et depuis je l'ai perdu de vue Merci Si Mustapha pour cet éclairage poignant sur le travail accompli par ce professeur émérite pour la Science pour l'enseignement et pour la Tunisie Les grands hommes finissent toujours, comme l'a fait votre père, par pousser les limites du savoir, de la pensée et de la sagesse dans la crainte du créateur
Un beau témoignage, Allah yarham si Ahmed, et mes sincères condoléances. La tunisie fertile et généreuse n'a jamais cessé d'enfanter des bâttisseurs à l'instar de Feu Si Mokhtar Laatiri et autres illustres personnalités qui devraient figurer dans les curriculum des programmes de citoyenneté qui souffrent d'une amnésie honteuse et parfois d'oreintations baisées. Nos jeunes sont désorientés et c'est justement ce genre de témoignage qui donnera du sens à leurs aventures proffessionnelles et assouvrira leur curiosité.
Il a passé tout un trimestre , en 1966 ( 1ere année : PMC ) à nous "expliquer " P = mg . pour le reste du Programme debrouillez-vous . heureusement que j'étais Cartouchard et j'ai fillė vers une autre branche , dieu merci.... Que Dieu ait son âme...