Terence Alfonso Todman: un afro-américain à Tunis, 1961-1963
Il faut maitriser la langue, même partiellement, selon Terence Alfonso Todman pour engager des discussions libres sans aucune entrave ni avoir le recours à une assistance. Il a toujours travaillé dur pour apprendre les langues partout où il allait. Son fils Terence Jr. se souvient avoir vu son père tard le soir et les week-ends, assis devant un magnétophone à écouter des enregistrements en arabe(1). Posséder la langue signifie pour lui qu'il n'y a aucune personne à laquelle il ne peut pas parler ou écouter.
Dans une longue interview accordée à l'Association pour les études et la formation diplomatiques, 13 juin 1995(2), Todman revient sur sa carrière en tant qu’afro-américain dans un Département d’Etat à dominance blanche. Il retrace, sans préjugés mais avec quelques amertumes, sa propre expérience, son apprentissage de la langue arabe et son séjour à Tunis en tant que responsable politique auprès de l’ambassade américaine, 1961-1963.
(Terence A. Todman et le début de la déségrégation du département d’Etat américain)
Ci-dessous la traduction des passages qui relatent son histoire et son parcours politique à Tunis.
Vous êtes resté à New Delhi pendant quelques années, puis vous êtes parti suivre une formation en langue arabe.
Oui.
Comment cela c’est passé?
Je me suis rendu compte que ce serait l'Inde, puis l'Inde et puis il y aurait l'Inde. Et je ne me voyais pas me spécialiser en hindi. … vous serez dispensé de cela, mais vous irez suivre une formation en langue arabe. … j'ai pensé que j'avais probablement une facilité pour les langues. Et comme ils ont besoin de gens pour les langues dures, et ils en ont besoin, ils ont juste dit, ce n'est pas une question de savoir si vous le voulez ou non, c'est votre mission. Vous irez à l'Ecole de langue arabe. C'est comme ça que cela s'est passé.
C'est une langue incroyablement difficile à apprendre. Avez-vous trouvé cela plus difficile que les autres?
La langue arabe ? Au fait, au bout d'un an et demi j'ai fait plusieurs tests à 3-3 et j’étais en progression continue, … J'ai servi comme l’interprète personnel de notre ambassadeur en Tunisie et j'ai mené une bonne partie de mes affaires en arabe. Je lis régulièrement la presse arabe. Je m'amusais un peu avec les communistes tunisiens, parce que lorsqu'ils dénonçaient les États-Unis pour avoir dit telle ou telle chose, je leur rapportais le texte en arabe et disais: «non, ce n'est pas ce que nous avons dit. Voici ce que nous avons dit. Lisez-le.» Et je regardais ce blanc sur leur visage, parce que beaucoup de gens instruits ne savaient ni lire ni écrire en arabe. Ils le parlaient, évidemment c'était leur langue ; mais ils ne pouvaient pas le lire et l'écrire. Ils ont été éduqués en français.
Ils parlaient arabe. Je savourais ce regard vide pendant un moment, et puis je leur lisais le teste. Cela m'a permis de gagner du respect dans mes relations avec eux, ceci dit, c'est à ce niveau que nous traiterons dorénavant. Cela fait une grande différence.
…
J'allais être affecté à Bagdad, j'ai pris l'Orient Express de Lattaquié en Syrie jusqu'à Bagdad et j'ai parlé en arabe, j'ai parlé avec les gens qui allaient en Iraq. Heureusement pour moi, quand je suis revenu de Bagdad j'ai trouvé que l'affectation avait été changée de Bagdad à Tunis, ce qui était super, car Bagdad à l'époque était un enfer…
Je suis tombé sur un certain nombre de documents du Département d'État, depuis les années 1940 jusqu'aux années 1960, traitant de pays où le Département d'État pouvait et ne pouvait pas envoyer des Noirs américains pour servir en raison de pratiques locales et autres. Une région sur laquelle ils semblaient être très sensibles était l'envoi de Noirs américains dans les pays arabes. Avez-vous trouvé des difficultés?
Absolument rien! Je suis prêt à vous dire que cette histoire de ne pas pouvoir envoyer de Noirs a été purement mijotée au sein du Département d'État ; c’est faux. C'était un mensonge total. Je n'ai jamais trouvé dans aucun des endroits où je suis allé qu'il y ait eu la moindre question de ressentiment ou quoi que ce soit. La seule question que les gens aient jamais eue, et vous le sauriez au fur et à mesure qu'ils vous parlaient, vous ressentiriez un doute : « cette personne a-t-elle l'influence auprès de son propre pays pour pouvoir nous obtenir ce dont nous avons besoin ? ” Mais rien en ce qui concerne la couleur ou toute autre chose. Le problème a été, et il est, les États-Unis d'Amérique eux-mêmes. La seule opposition que j'ai eue, là où j’allais, vient des Américains. Je l'ai trouvé au Costa Rica : des Américains, seulement des Américains. En Espagne : des Américains, uniquement des Américains. Dans le monde arabe ? Pas un indice, absolument pas un indice. Et le monde arabe serait le dernier endroit. Vous parcourez le monde arabe et combien de noirs trouvez-vous ? Et vous les trouvez en train de tout faire. Vous les trouvez à des postes importants, dans leur propre pays et ils sont partout. Donc, c'était une histoire concoctée par les Américains pour éviter de faire ces choses. C'est une idiotie.
En Tunisie, vous aviez gardé le même emploi ? Vos fonctions étaient-elles différentes à Tunis?
C’était calme, parce que c'était un petit poste et j'étais un cadre supérieur. Il y’a une similitude dans le travail évidemment, mais j'ai traité et couvert un champ plus large. Je me suis lancé aussi dans la négociation. J'étais la seule personne dans la section des affaires du travail; j'étais le responsable de ces activités. J'ai donc traité directement avec les principaux dirigeants syndicaux tunisiens. Grace à mon expérience en Inde, j'ai tissé de très bons liens avec l'AFL-CIO, avec George Meany en personne, Irving Brown, décédé depuis, j'ai fait la connaissance de Lane Kirkland. J'ai traité avec la direction du mouvement ouvrier tunisien : Habib Achour, Mohammed Ben Ezzedine, tous ces gens que je voyais régulièrement. Je traitais aussi beaucoup plus facilement avec les ministères parce que, comme je l'ai dit, c'était une petite section et j'étais un officier de haut rang. J'ai beaucoup servi l'ambassadeur, encore une fois grâce à ma connaissance du français et de l'arabe.
Qui était l'ambassadeur à l’époque?
Russel [Francis H.]. J'ai débuté avec Walmsley [Walter N.], puis de Walmsley à Russell. J'ai fait beaucoup de traduction pour lui. Je l'accompagnais pour les travaux de traduction en français ou en arabe. J'étais son agent de liaison avec le bureau d'aide. Nous avions un grand bureau d'aide en Tunisie et j'ai servi comme agent de liaison de l'ambassadeur auprès de ce bureau pour ajouter la valeur politique à l’opération. J'ai aidé à l’introduction du Corps de la paix; c'était la première l'année du Corps de la paix et son directeur ne parlait pas français et n'avait jamais vécu à l'étranger. Je suis donc devenu l'instigateur et l’agent de liaison pour les aider à démarrer. C'était donc un poste à haute responsabilité. Je me suis impliqué à fond.
Vous avez mentionné avoir réduit au silence certains communistes tunisiens en leur lisant l'arabe. Le communisme était-il vraiment un problème à cette époque en Tunisie?
Les communistes étaient bien là. Evidemment, ce sont eux qui ont toujours été les plus critiques, mais pas assez pour faire changer d’avis Habib Bourguiba [président tunisien], rien ne pouvait l’influencer. Il avait le contrôle de tout. Mais encore une fois, il a permis aux gens d'aller de l'avant, de dire et de faire ce qu’ils ont envie de faire. Et ce que nous essayions de faire évidemment, c'était de corriger la critique quelque soit sa source. Même si ce n’était pas grand-chose, c'était important pour nous qu'on s'en occupe.
Vous êtes arrivé en Tunisie, cela devait coïncider avec l'arrivée de l'administration Kennedy
Bien sûr, année du démarrage du Corps de la Paix.
Votre affectation au Togo et en fait, je suppose, et votre dernière année en Tunisie correspondaient avec l’arrivée de l'administration Johnson après l'assassinat de Kennedy. Avez-vous constaté un changement réel dans le roulement entre ces deux administrations, en termes de votre propre travail et du fonctionnement du Département d'État?
Non, rien. La seule chose que nous avons eue c'est le grand questionnement en Tunisie « quel genre de pays avons-nous? » L'assassinat de Kennedy a eu un impact majeur sur ce pays. Je me souviens, j’étais à la tête d’une délégation de l'UAW, Syndicat des travailleurs de l’automobile, quand j’ai été informé par notre ambassade me demandant de faire passer le mot. Mais ce fut un choc pour tout le monde là-bas. J'avais des dirigeants syndicaux tunisiens avec la délégation de l'UAW. La réception a été annulée et la délégation est immédiatement retournée aux États-Unis. Mais le grand effet a été un point d'interrogation en Tunisie sur ce qui ne va pas dans notre pays ; où allons-nous? C'est le genre de chose, vous savez, qui n'est pas censé arriver en Amérique. Il a fallu un bon bout de temps avant que les gens ne sortent de leur torpeur en se demandant ce qui se passe aux les États-Unis, de quoi s'agit-il, qu'est-ce qui nous arrive ? Mais aucune retombée sur le travail, aucun impact notable.
Après le Togo vous êtes de retour à Washington au Bureau des affaires africaines. Vous avez mentionné auparavant que le fait d'être nommé DCM [Député du Chef de mission], vous supposez que c'est vraiment un tremplin vers de postes plus élevés. Avez-vous considéré cela comme une nomination de moindre importance?
Oui, j’étais déçu parce que l'affectation au Togo, en ce qui me concerne, était hors zone. Je me considérais comme un arabiste. J'avais été formé en arabe. J'utilisais la langue, je la maitrisais, j'avais servi dans le monde arabe, j'avais montré que je pouvais très bien le faire. Je supposais qu'à mon retour, je serais affecté à l'un des bureaux traitant du monde arabe. Je ne pouvais imaginer quelqu’un me proposer d’aller en Afrique. Sauf que là encore, il y a cette fixation; il a été et reste encore que si vous êtes noir, vous devez être associé à l'Afrique...
Traduction Mohsen Redissi
1- US. Dept of State. Ceremony Renaming the Harry S. Truman Cafeteria After Ambassador Terence A. Todman. Accessed Feb 2, 2022.
https://www.state.gov/secretary-antony-j-blinken-at-a-ceremony-renaming-the-harry-s-truman-cafeteria-after-ambassador-terence-a-todman/
2- Interview with Terence A. Todman. The Association for Diplomatic Studies and Training Foreign Affairs Oral History Project, June 13, 1995. Accessed Feb 14, 2022.
https://tile.loc.gov/storage-services/service/mss/mfdip/2004/2004tod01/2004tod01.pdf (104 Pdf p.)
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