Coopération et sobriété pour déclencher la transition: un monde sans carbone est un monde de paix
Pr Samir Allal. Université de Versailles/Paris-Saclay - Le monde -peut-il se passer du gaz, du pétrole du charbon? La vraie question est: Comment peut-on encore se poser cette question?
La guerre en Ukraine souligne les erreurs et l’imprévoyance passées des pays qui n’ont pas su ou voulu assurer leur indépendance énergétique et alimentaire avant cette tragédie. Paradoxalement, cette guerre est loin d’éclipser l’enjeu climatique, elle met en lumière sa transversalité, et en particulier le lien avec la sécurité internationale.
Nous avons vécu dans un monde d'abondance énergétique, rendue possible par l'avènement des hydrocarbures. Pour déclencher la transition, il faut utiliser le progrès technique au mieux, mais laisser une place accrue la sobriété.Produire et consommer mieux sans détruire : la coopération et l’acceptation de tous sont nécessaires, dans un monde où le risque systémique est en évolution.
Sortir des fossiles pour un monde plus apaisé
La guerre en Ukraine fait tragiquement, la démonstration qu’il faut sortir de cette addiction, inventer des sociétés plus sobres, et se tourner rapidement vers les énergies renouvelables, qui sont locales, décentralisées et sans risque.
Mais tout le monde ne voit pas les choses sous cet angle, et les promesses d’un « monde d’après » plus sobre ou moins dépendant des énergies fossiles laissent les «climatocyniques» et les «climatosceptiques» incrédules. Ils profitent de la crise pour pousser le désordre mondial à leur avantage.
Dans les mois qui viennent, les orientations politiques et budgétaires pourraient davantage pencher en faveur d’une relance de la course aux armements qu’en faveur de la transition énergétique. Or, la remilitarisation ou la modernisation des armées sont des domaines très coûteux: ce sera autant d’argent qui n’ira pas dans la transition écologique.
Alors que le dernier rapport du GIEC alerte sur le caractère déjà irréversible des effets du dérèglement climatique, ces choix pourraient donc nous éloigner encore de la bifurcation espérée.
Il y a une contradiction entre la réaffirmation des objectifs (une hausse de 1,5 degrés de la température, -45% d’émissions d’ici 2030, une neutralité carbone en 2050) et l’absence d’actions concrètes pour 2030. L’équation était difficile avant la guerre, elle l’est encore plus difficile aujourd’hui.
Le texte de Glasgow reconnait qu’il faut diminuer les émissions mondiales de CO2 de 45% d’ici 2030 (soit de 36 GtCO2 à 20 Gt CO2). Mais, ne met pas en œuvre les actions pour réaliser cette baisse des émissions.
Sortir d’un imaginaire d’abondance assurée par l’innovation technologique
Le débat sur notre sortie des fossiles et sur notre capacité à s’imposer des limites de consommation face à la guerre et l’urgence climatique commence à peine à s’installer dans les esprits. La sobriété, tous les pays en parle mais ils n’en donnent pas la même définition, ni n’envisagent la même société décarbonée.
Un des aspects mis en évidence dans le rapport du Giec, c’est la “mal adaptation”, et parmi les raisons qui nous poussent à mal nous adapter, il y a les vues à court terme: «c’est ainsi qu’on se bloque dans une solution mauvaise pour des décennies – comme le réinvestissement dans les énergies fossiles par exemple», explique-t-il.
Si nous ne changeons pasde trajectoires, même si toutes les promesses étaient tenues, environ 22 milliards de tonnes de CO2 seraient encore émises en 2050. Un résultat incompatible avec le fait de limiter le réchauffement à 1,5 °C – alerte le GIEC dans son rapport.
La sobriété n’est pas une fin en soi mais, bien calibrée, négociée et programmée, elle peut accompagner les efforts de décarbonation et aider à sortir de l’addiction aux hydrocarbures. Elle ne peut pas être qu’un simple paramètre ajustable à la marge, d’importance secondaire, traité comme une “variante” : elle doit être au cœur des politiques énergétiques.
Un avis loin d’être partagé par la plupart des acteurs économiques, pour qui les leviers d’efficacité énergétique et de déploiement des énergies renouvelables sont plus faciles à intégrer, car ils s’inscrivent dans la continuité des modèles actuels.
Décarboner les secteurs transports et résidentiel suppose, pour se passer du gaz et du pétrole, de stocker le solaire et l’éolien, un gros verrou technologique à faire sauter. Il faut se garder de techno-optimisme béat. Les changements de comportements s’appuient sur des substitutions impliquant des changements de technologies et des changements institutionnels.
La trajectoire vers l’objectif de «zéro émission nette» en 2050 s’annonce semée d’embûches : elle implique en tout cas d’entamer sans délai une mutation radicale et systémique.La neutralité carbone est un «pari technologique» mais aussi «un pari sociétal».
Jamais la sobriété énergétique n’a été aussi cruciale pour notre destin. Il n’y aura pas de transition écologique véritable sans changement des modes de vie et de consommation.Une «sobriété choisie» et «non subie». Elle doit être négociée collectivement.
En matière de transition écologique et énergétique, si les objectifs sont importants, les cheminspour y parvenir le sont tout autant. La fin ne justifie pas toujours les moyens.
La guerre en Ukraine, nous incite à élargir notre capacité d’imagination et accélérer la confiance
La confiance et la transparence sont les deux éléments pour opérer cette transformation complètement inédite dans un laps de temps.La guerre en Ukraine, nous offre une opportunité historique de nous extirper de notre addiction aux fossiles.
Au-delà des décisions rapides à prendre à court terme (plan de relance), il faut bien comprendre tous les arbitrages géopolitiques, technologiques, économiques et climatiques pour sécuriser l’accès à l’énergie, mais aussi, l’eau, le blé, le minerais et limiter l’augmentation de la température.
Dans le court terme nous avons à gérer un problème pénurie, de sécurité et de dépendance. Beaucoup de chose peuvent aller dans le mauvais sens. Il ne s’agit pas de modifications marginales, mais d’une transformation planétaire de nos modes de production avec des problèmes de timing, des goulots d’étranglement dues à l’existence ou non des technologies disponibles et des capacités humaines.
En fonction de la vitesse de développement économique on a des inquiétudes fortes sur les ressources et le financement. Le progrès techno-scientifico-économiques peut aussi, conduire à des désastres.
Au-delà donc ces des enjeux de la transitions une interrogation majeure sera sur la vitesse de la prise des décisions et le degré d’adhésion de la population à accepter (ou pas) les changements.
Il peut y avoir un surcoût pour bâtir une nouvelle infrastructure sobre en carbone et une «période» de transition compliquée et coûteuse où il y aura obligatoirement des gagnants et des perdants à court terme.
Changer de paradigme et sécuriser l’accèsaux biens communs: qui porte l’effort, quel effort et au bénéficede qui?
Dans mes deux précédents articles (publiés cette semaine sur ce site), j’ai alerté sur le danger que fait planer sur l’humanité la poly-crise (géopolitique, climatique, énergétique, sanitaire, économique, sociale, politique et intellectuelle) que nous sommes en train de vivre, et sur notre immobilisme.
Une des causes de notre immobilisme est culturelle. Elle tient à notre «époque», qui a intégré le mythe cartésien de l’homme moderne voué à conquérir la nature par la science et la technique. Pour aller plus loin, il faut comprendre d’oùviennent les blocages.
Changer d’échelle dans la transition bas carbone, ce n’est pas seulement changer de proportions mais aussi changer de nature, comme l’affirmaient Olivier Rey ou Anna Tsing. La transition bas carbone est une mutation sociale et une révolution technologiqueet il faut les imaginer ensemblepour reconstituer la confiance. Aucun changement n’est anodin.
La transition écologique et plus généralement les politiques environnementales posent la question jamais formulée de qui porte atteinte le plus à l’environnement. Qui porte l’effort, quel effort et au bénéfice de qui? "Comprendre ce qui est juste et ne pas le faire démontre l'absence de courage".
Les premières victimes du dérèglement climatique sont les pays du sud et les pauvres. Leur implication, dans la construction des solutions, est capital. Un espace démocratique ouvert, peut aider le citoyen à mieux comprendre les enjeux.
Amener la population à accepter les changements pose beaucoup d’interrogations sur la vitesse de ces transformations, sur leur coût et leur degré d’acceptabilité, voir des interrogations sur les libertés individuelles.
C’est à travers unprocessus d’apprentissage croisédes autorités publiques, des acteurs locaux, des entreprises, et des citoyens, qu’on peut créer ces espaces publics pour penser la transition en période de crise et encourager tout le monde d’aller de l’avant.
La sobriété énergétique suspendue au social et l’envie d’imiter la consommation des plus riches
Ne pas dépasser les 1,5°C de réchauffement de la température moyenne de surface de la planète suppose de recourir au trio suivant: efficacité énergétique pour diminuer les consommations unitaires des équipements, sobriété pour diminuer la consommation individuelle et collective des populations par des changements de mode de vie et des transformations sociales, production massive d’électricité bas carbone pour remplacer l’usage du charbon, du pétrole et du gaz.
Ce trio nécessaire ne peut se décliner uniformément à l’échelle mondiale. La production d’électricité bas carbone va dépendre des capacités technologiques, financières et des ressources naturelles des pays. L’efficacité énergétique repose sur des améliorations techniques qui dépendent elles aussi des situations particulières dans chaque pays.
Quant à la sobriété, elle n’a pas du tout la même signification selon le niveau de base de consommation d’énergie. Or, le niveau de consommation de base varie énormément, surtout si on le comptabilise avec les émissions de gaz à effet de serre associées.
Exiger la même diminution pour des populations et d’individus dont les émissions peuvent aller de 0,1 tonne de CO2 par an (une situation courante en Afrique sub-saharienne) à plus de 15 tonnes de CO2 par an (les habitants des États-Unis) serait totalement injuste et inefficace.
Or, la neutralité carbone pour 2050 exige une réduction de moitié de la consommation d’énergie totale. Un objectif extrêmement ambitieux, impossible à atteindre sans des transformations profondes et l’implication de tous.
Ces transformations comportent différents volets, dont celui de la technologie, des consommations d’objets (volume, durabilité, efficacité énergétique), des infrastructures de transport, urbanisme… Mais également des choix de mode de vie «Sans perte de confort», une dimension incontournable et majeure.
Les inégalités sociales, de revenus et de patrimoines, viennent impacter au premier chef l’objectif zéro net carbone.Thomas Piketty
Aucun discours de sobriété volontaire n’est acceptable par les ménages modestes et les pays pauvres, s’ils n’ont pas la conviction que les politiques climatiques sont justes et donc capables de demander plus à ceux qui ont le plus et moins à ceux qui ont le moins.
Compter sur la «sainteté des pauvres» pour engager le monde dans la réduction par deux de la consommation de carbone serait d’une naïveté profonde. La sobriété énergétique est suspendue au social. Penser le péril en commun, c’est réconcilier justice sociale et action climatique.
Des inquiétudes sur la transition par manque de solidarité et des conditions d’emprunt décalées par rapport aux besoins de financement dans des infrastructures de long terme
Une politique climatique efficace suppose la réduction structurelle des émissions. Le seul moyen efficace d’y parvenir est de s’attaquer à la cause de ses écarts… qui est justement l’inégalité de revenus et de patrimoine.
Des inquiétudes sur la transition sont actées par manque de solidarité avec des conditions d’emprunt décalées par rapport aux besoins de financement dans des infrastructures de long terme. Il y a un échec de la solidarité internationale face à la crise climatique mondiale et des difficultés pour mobiliser du financement privé dans les pays en développement, par manque de confiance.
Si le climat est un défi planétaire, il doit être alors inscrit au tout premier rang des «biens communs de l’humanité». Mais sans réponse aux inégalités, sans équité, il n’y aura pas de solution aux problèmes climatiques.Les plus riches détruisent la planète.Les 1 % les plus riches sont responsables de deux fois plus d’émissions que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Oxfam International, janvier 2022).
Cent entreprises sont responsables de 70% des émissions globales de GES. Parmi elles trois Gazprom, Armaco et China Energy qui régurgitent le plus de CO2 au monde. Si ce trio était un pays, il incarnerait la troisième nation le plus émettrice, juste derrière la Chine et les États-Unis.
Pour que l’action climatique ne soit pas perçue comme quelque chose d’injuste entre pays développés et pays en voie de développement, ou entre citoyens d’une même société, il fautque la confiance soit reconstituée. L’urgence de la guerre en Ukraine, nous incite à élargir notre capacité d’imagination et accélérer cette confiance.
Confiance et transparence sont des deux éléments nécessaires pour opérer une transformation complètement inédite dans un laps de temps
L’objectif de 100 milliards de dollars par an accordés aux pays les plus pauvres directement confrontés aux aléas du changement climatique, n’a pas été respecté.100 milliards de dollars représentent respectivement 0,2% du PIB et 0,8% de l’épargne brut des pays avancés.
Les financements publics actuellement disponibles dans les pays en développement ne sont pas capables de financer la transition énergétique dans le monde. Il faut mobiliser beaucoup plus de ressources et se tourner vers le capital privé à travers des engagements volontaires d’investisseurs, de gestionnaires d’actifs, ou de banques.
Tous ces acteurs se sont engagés à Glasgow à mettre en place des objectifs de neutralité carbone au sein de leurs portefeuilles. Ce qui peut mettre à disposition des porteurs de projet sur la transition énergétique des ressources considérables (l’accord financier de Glasgow table sur 130 000 milliards disponibles).
C’est du financement privé (nécessaire), pour l’instant mais pas accessible aux pays les plus pauvres.
En effet, l’endettement des pays les plus fragiles s’est accru avec la pandémie (et maintenant la guerre) et ces pays empruntent à des taux d’intérêt très élevés 7 à 8% pour des maturités de 10 à 15 ans au maximum, soit des conditions d’emprunt totalement décaléespar rapport aux besoins d’investissement dans des ces infrastructures de long terme dans la transition énergétique.
Il y a donc une contradiction entre l’ambition affichée en termes de réduction des émissions et les difficultés pour trouver des capitaux pour les pays en voie de développement.Il y a aujourd’hui des économies fragiles qui sont déjà plongées dans des spirales de dette à cause de la répétition chaque année des impacts du changement climatique. Le FMI a commencé à traiter ce problème mais les pays les plus fragiles ont rappelé à Glasgow qu’il faut regarder l’impact non réparable de ces dommages sur eux.
Les grandes entreprises affichent des stratégies qui reposent sur la compensation et cherchent à acheter des permis sur les marchés de carbone. Si ce raisonnement peut se comprendre à court terme, il faut garder à l’esprit que tout le monde doit avoir réduit ses émissions vers zéro en 2050. Même si les marchés carbones peuvent avoir un rôle dans l’accélération de l’action, il faut qu’on ait des réductions absolues des émissions. Le «greenwashing» est une nouvelle manière de repousser dans un coin l’urgence de l’action sur le changement climatique.
L’absence d’instruments commerciaux qui viennent en appuis réels à la transition ne favorise la décarbonations des économies. Faire le lien entre le commerce et le climat, alors que jusqu’à présent, le commerce ignorait le climat dans les accords de l’OMC.Une solidarité internationale doit se créer, malgré les tensions de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chineauxquelles se rajoutent désormais les tensions de guerre avec la Russie.
Confiance et transparence sont les deux éléments pour opérer cette transformation complètement inédite dans un laps de temps si on veut limiter les impacts les pires du changement climatique et éviter une guerre planétaire.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay
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