News - 11.06.2022

Hatem M’rad: Typologie des dictateurs tunisiens

Hatem M’rad: Typologie des dictateurs tunisiens

Bonnes feuilles

Au-delà de l’expérience de l’état d’exception, état dictatorial par nature, la Tunisie a connu surtout la dictature des régimes. La dictature tunisienne a sa propre spécificité. Elle n’est ni totalement violente, ni complètement douce, tantôt naïve, tantôt lucide, même si elle est variable d’un moment à l’autre, d’un homme à un autre. Elle s’impose, non pas d’un coup, mais dans la durée, lentement. Lors même qu’il y a soudaineté, elle finit par s’assouplir dans le temps. La brutalité de l’audace réussit souvent à épouser les contours du pacifisme, de la souplesse et du pragmatisme, caractères ancestraux des Tunisiens. C’est pourquoi elle est souvent acceptée, ou considérée comme acceptable ou subie consciemment ou inconsciemment par les populations. Elle ne heurte pas beaucoup le Tunisien, toujours subjugué par les dictateurs régnant sur le monde arabe. Cette dictature tunisienne, étrangère à la brutalité de Saddam ou de Bachar Al-Assad ou de Moubarak, d’Al-Sissi ou de Kadhafi, se construit patiemment et progressivement pierre par pierre dans la durée. Les populations sont d’abord surprises par l’acte de bravoure d’un zaïm. Puis, un moment inquiet de voir l’arbitraire piétiner la légalité, ils finissent par s’en accommoder confortablement dans le quotidien. La promesse du nouveau dictateur d’éradiquer la dictature précédente, de sécuriser la population et de stabiliser le système est de nature à rassurer la population. La «bonne» dictature remplace la «mauvaise», et ainsi de suite.

Le chef audacieux libère son peuple d’une dictature ancienne ou d’une forme de dictature anarchique ou d’une occupation étrangère ou d’une Constitution schismatique. Selon les cas, tantôt il fait des réformes fondamentales et spectaculaires (Bourguiba), tantôt il prend des mesures de façade pour tenter de berner les démocrates par des procédés plébiscitaires (Ben Ali), tantôt il s’auto-investit dans l’exceptionnel (Saïed). Il y a même des dictateurs de coulisses (Ghannouchi). Puis des indices d’autoritarisme commencent à poindre à l’horizon, qui se renforcent jour après jour, pour se cristalliser dans la durée. Le nouveau dictateur promu prend son temps pour s’agréger des pouvoirs, clientèle, actes de fidélité et d’allégeance. Puis vint l’essentiel : suspension de partis d’opposition, contrôle politique, élection truquée, verrouillage policier, violation des libertés et des droits, présidence à vie, procès politique inéquitable, censure des médias, voire assassinats politiques. La nouvelle dictature se met finalement et majestueusement, voire paisiblement, en place. La décision politique audacieuse se transmue en fait établi, en « culture dictatoriale », bien socialisée déjà par les masses. Le fait est rendu irréfragable par le poids de l’armée, de la police et des services de renseignements. Dictature et conservatisme social vont souvent de pair. Le dictateur trouve un large écho dans l’apathie de la masse, soutenue par le legs islamique, la tradition et les préjugés. Au fond, dans les profondeurs de la société tunisienne, l’orthodoxie l’emporte encore sur la raison et le progrès, comme Ibn Taymiyya et Al-Ghazali sont encore plus présents qu’Ibn Roshd, les Mu‘tazilites ou Tahar Haddad. La dictature s’accommode de l’intolérance des mœurs, des discriminations pesant sur les femmes et des minorités et les accompagne.

Bourguiba, un dictateur charismatico-progressiste

Bourguiba était un dictateur charismatico-progressiste. Le héros de l’indépendance fut après l’indépendance acclamé par le peuple. Il l’est encore à titre posthume. Il est le bâtisseur du despotisme éclairé tunisien, alliant fermeture politique et réformisme sociétal. C’est lui aussi le propulseur des grandes réformes sociales, progressistes et séculières. Il fut un dictateur qui regardait devant et non en arrière. Il était même un des rares dictateurs qui fût« révolutionnaire » dans le sens civilisationnel du terme, habité par le progrès et les changements en profondeur, visibles seulement dans le temps historique. La plupart des dictateurs sont conservateurs, Bourguiba ne l’était pas. Son modernisme n’était pas aussi radical que celui d’Atatürk, mais progressif et réaliste. C’était un « révolutionnaire » prudent. Il procédait par étapes. Sa politique des étapes a été bien analysée dans la biographie du président Caïd Essebsi autour de Bourguiba (Caïd Essebsi B., 2009). Il voulait libérer les individus des traditions, préjugés, régionalisme et mœurs rétrogrades pour homogénéiser le peuple. La dictature doit alors servir au développement économique, à l’éducation rationnelle, à la libération de la femme, à la construction de l’État, l’unité de la nation (Bessis S., et Belhassen S., 1988 ; Belkhodja T., 2010). Bourguiba a même déthéologisé l’islam. Il a pourtant fini despote, voulant rejuger les islamistes après leur procès en 1987, comme il a commencé despote, avec son coup d’État « républicain » du 25 juillet 1957 à l’Assemblée constituante.

Ben Ali, un dictateur martial et cupide

Ben Ali était un dictateur martial et cupide. Il avait un esprit pratique, de par sa formation militaire. Il a gouverné vingt-trois ans durant par le verrouillage policier pour, en définitive, n’avoir comme réalisation « notable » que l’accumulation illicite de richesses, pour lui et ses proches, à travers des procédés de corruption et de chantage, puisées dans les ressources de l’État et des fortunes privées. L’ordre public est en effet producteur et fournisseur de « ressources». Le général Ben Ali était également acclamé par la foule un certain 7 novembre, malgré son coup d’État contre celui-là même qui l’a désigné. Acclamé non pour sa personne, mais pour la délivrance du peuple du naufrage bourguibien. «L’ère nouvelle» s’est avérée « préhistorique ». Un dictateur militaire à courte vue  succède à un dictateur civil visionnaire . Ben Ali avait au départ le soutien de tous les déçus de la dictature bourguibienne et des adeptes du changement démocratique, qui ont vite déchanté dès qu’il a commencé, une année après son «coup», à clôturer le système. En tout cas, la situation du peuple n’a pas changé de nature à la suite de cette « passation» dictatoriale, même si les militants sincères avaient pu résister avec les moyens du bord.

Ghannouchi, un dictateur théocratico-politique

Le cheikh Rached Ghannouchi peut à la limite être considéré comme un dictateur théocratico-politique. Après la révolution civile et sociale, c’est lui, le « théocrate machiavélien », qui reprend le flambeau, qui domine de fait politiquement le paysage vaporeux de la transition. Il n’était pas spécialement au pouvoir, il n’était pas dictateur à titre officiel, mais à titre symbolique et effectif. Il en tirait en tout cas toutes les ficelles, même à l’opposition. Il avait un réseau sécuritaire parallèle, qui n’était pas étranger aux assassinats des leaders de gauche (Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi). Contrairement aux autres dictateurs, il ne « rassure » pas la population. Pire, il est l’homme le plus impopulaire de la transition, comme l’indiquent les sondages d’opinion depuis une dizaine d’années. Il était, à sa manière, et en forçant les choses, un dictateur perfide sous un masque consensuel. Chef d’un parti théologique représenté démocratiquement au Parlement, il gouverne en empêchant tout le monde de gouverner sur la base d’une Constitution décousue. Il a fini par incarner le mal, la corruption, la cupidité (aussi cupide que Ben Ali) et la contre-identité tunisienne. Il était normal que les rancœurs se soient abattues principalement sur lui et sur son mouvement après le tour de force saïedien du 25 juillet. Ghannouchi est un dictateur par omission ou par négation. Il a tout de même réussi historiquement à faire la transition entre plusieurs coups de force. Il a été à la fois à l’origine du coup d’État du dictateur Ben Ali contre le dictateur Bourguiba que la cause de l’exceptionnalisme dictatorial de Kaïs Saïed au moyen de l’article 80.

Saïed, un dictateur romano-éthique

Saïed est, lui, un dictateur romano-éthique. Comme ce magistrat romain extraordinaire et précaire qui, désigné par le Sénat, avait pour mission de mettre fin à une situation périlleuse, raison de sa nomination, soit en menant une guerre, soit en réprimant une sédition intérieure, même s’il pouvait aussi être désigné pour régler d’autres questions particulières. Le dictateur romain est nommé en principe pour six mois. Il n’est pas lié par les lois. Il est une sorte de roi ayant un pouvoir illimité de vie et de mort. Mais il faut se méfier de ces dictateurs de type romain. César n’est pas resté six mois au pouvoir comme il est d’usage. Il a été désigné dictateur pour dix ans. En 44 av. J.-C., un sénatus-consulte le proclame même dictateur à vie (Le Glay M., Le Bohec Y., Voisin J.-L., 1991). Mais, il a été assassiné après quatre années de dictature, et Sylla, de l’avis de Bodin, a exercé une «cruelle tyrannie» (Schmitt C., 1921, 2000). Le dictateur romain est donc censé, en principe, être provisoire, tout comme l’exceptionnalisme saïedien de l’article 80. Quoique Saïed n’ait été désigné ni par un sénat ni par une assemblée, mais par l’urne, il s’est auto-désigné «dictateur» en recourant à l’état d’exception.

Kaïs Saïed ne veut pas paraître comme un dictateur : ni romain, ni tunisien. Disons que la dictature romaine est ici tunisifiée par le caractère éthique du personnage. Enseignant de droit, et notamment de droit constitutionnel, imbu de son intégrité, il ne peut dans son esprit être dictateur, même pour une période censée être provisoire, quoique indéterminée. Étonné par les critiques qui l’ont visé, à la suite des mesures exceptionnelles qu’il a prises, suspendant toutes les institutions et tout le système politique, il s’en défend : « Je ne suis pas un dictateur. Comment pourrais-je l’être alors que je me suis appuyé sur l’article 80 de la Constitution et que je ne suis pas sorti du cadre de la Constitution ? » Mais la Constitution a été forcée pour que le constitutionnaliste puisse changer la nature de l’État à sa guise. Il a déjà pris beaucoup de libertés avec cet article 80, en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas, ou même le contraire de ce qu’il dit. Le constitutionnaliste misait sur l’acte d’éblouissement du bon peuple à sauver, ou de ceux qui veulent en découdre avec l’islamisme.

Il n’est peut-être pas un dictateur, mais, dans l’exercice politique, on est jugé a posteriori d’après les résultats de son action. Le président a été démocratiquement élu, mais il est entré dans la sphère dictatoriale depuis le coup de force exceptionnel de l’article 80. Dans les faits, il a pu être observé. Il n’arrête pas depuis plus d’un mois de parler seul, de décider seul, de révoquer seul, de persécuter seul, de reporter les échéances seul, de n’écouter personne, de dialoguer avec lui-même, tout cela au nom d’une Justice encore abstraite et d’un peuple mythique. Même s’il avait à réaliser une justice divine, un dictateur ne cesse pas d’être dictateur, s’il emploie des procédés dictatoriaux. Le parlement est mauvais, tout comme les partis, le chef de gouvernement, les ministres, les juges, la cour constitutionnelle, les hommes d’affaires, les médias, les riches, les bourgeois et l’élite. Tout le monde est suspecté d’être mauvais et corrompu, sauf le «peuple», cette nébuleuse. On expédie alors les arrestations des corrompus, pour que le bon peuple applaudisse les actes héroïques du sauveur, sans daigner distinguer le bon grain de l’ivraie. Les islamistes, sa principale cible, restent encore dans l’expectative.

La révolution a été le fait de tout un peuple. Pas le peuple «un» ou le peuple « unique » du Président, mais le peuple dans toutes ses diversités, toute son hétérogénéité, toute sa conflictualité. Le 14 janvier 2011, la joie populaire était immense, parce que la révolution n’était le fait de personne, d’aucun parti, d’aucun acteur politique, d’aucun courant, et qu’elle était le fait de tous. Puis, elle a été récupérée abusivement par des théocrates majoritaires. La voilà maintenant depuis le 25 juillet entre les mains d’un seul homme, d’un ajusteur en chef de la révolution, celui qui va la remettre sur le droit chemin, duquel elle n’aurait jamais dû s’éloigner. La révolution est entre les mains d’un homme qui veut parler seul à titre exceptionnel et en son nom, qui veut l’orienter où bon lui semble, qui croit tout savoir, qui exclut tous les autres interlocuteurs. Salus publica suprema civitatis lex est. Traduisons, le salut public est la loi suprême de l’État. Entendons le salut par l’illumination d’un homme.

Ainsi va le défilé des dictateurs tunisiens. Ils sont immuables et changeants, après l’indépendance comme après une révolution. Cela montre que la « culture dictatoriale » ne s’est pas totalement évanouie après la révolution. Les Tunisiens d’ailleurs, comme le peuple arabe en général, sont séduits par les dictateurs qui ont le sens de l’ordre et de l’uniformité esthétique. L’état d’exception de l’article 80 n’est pas un acte isolé, il s’enracine dans une histoire politique et dans l’imaginaire collectif du peuple.

(*) Les sous-titres sont de la Rédaction de Leaders

Les dérives contraires en Tunisie
Autour de Carl Schmitt
Par Hatem M’rad
Cérès Éditions, mai 2022, 218 pages, 24 DT
En librairies et sur www.ceresbookshop.com

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Un excellent nouveau livre de Hatem M’rad : Les dérives contraires en Tunisie







 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Touhami Ben Nour - 11-06-2022 17:12

Karl Marx ne s´est pas trompé en creant" la dictature du prolétariat."Celle-ci s´oppose a toute les aures dictatures reunies.

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