De Kaboul à Kiev, pour un nouvel ordre mondial: Acte II, Bagdad ou le mensonge organisé
Par Abdelaziz Kacem - Il m’a été donné d’expliquer, lors d’une tournée de conférences, en Europe, comment, dans les années quatre-vingt du siècle passé, l’Administration américaine a magistralement provoqué et alimenté deux guerres absurdes et contradictoires : dans l’une, en Afghanistan, elle a lâché une formidable meute de fanatiques bien dressés contre une grande puissance athée (la Russie soviétique), dans l’autre, elle a dressé un régime laïque (l’Irak) contre un régime théocratique (l’Iran).
Les relations entre Saddam Hussein et Khomeiny étaient notoirement mauvaises. Le premier, suite à un accord parrainé par Alger, avec le Chah, avait expulsé le second de la ville sainte de Najaf où il s’était réfugié. La guerre Irak / Iran semblait inéluctable. Des responsables saoudiens, mandatés par les Services américains, suggèrent à Saddam, de douteuses photos satellitaires à l’appui, que l’Iran masserait ses troupes à la frontière et que, s’il décidait de frapper le premier, le moment serait propice.
Il n’a guère fallu plus au «kâfir», l’impulsif Saddam pour engager son armée contre celle du «haqid», le haineux Mollah de Qom dans une guerre éclair qui durera huit ans (septembre 1980-août 1988). Les deux pays en sortent exsangues. Pendant le conflit, l’Arabie Saoudite et le Koweït soutiennent financièrement l’Irak ; Saddam pense que c’est là leur contribution à la lutte contre un ennemi dont la révolution allait les submerger. À la fin de la guerre, enhardi par je ne sais quelle promesse d’impunité, le Koweït demande à Saddam une reconnaissance de dettes en bonne et due forme. Pis encore, le petit émirat décide de dépasser largement le plafond de sa production de pétrole. Le marché est noyé et le prix du baril s’effondre(1). L’Irak, plus que jamais au bord de la banqueroute, y voit la main américaine. Saddam fulmine, menace. Le 25 juillet 1990, il reçoit l’ambassadrice américaine April Glaspie, qui laisse entendre que les États-Unis n’ont pas l’intention d’intervenir dans le différend qui l’oppose à leur protégé. Le piège est judicieusement tendu.
L’on sait que les Américains jouent habilement du lasso et sont passés maîtres dans l’art de pousser à la faute. Assis sur une nappe immense de pétrole, l’imprudent Président irakien, dans l’une de ses fanfaronnades, menaça de faire brûler Israël. C’est lui qui prendra feu.
Le 2 août 1990, en occupant le Koweït(2), Saddam a ouvert la boîte de Pandore pour son malheur et celui du monde arabe tout entier. Ce faisant, le maître de Bagdad enfreint les règles les plus élémentaires régissant les relations entre pays frères. L’État agressé enfreint les règles à son tour, en demandant la protection d’une superpuissance étrangère à laquelle d’autres États arabes, au mépris de la charte de leur Ligue, se rallient. Ce qui fit dire à un nationaliste nassérien : «Maudit soit l’agresseur, maudit soit l’agressé».
Saddam était quasiment sûr que l’Urss, qu’un traité de paix et d’amitié liait à l’Irak, opposerait son veto à toutes les résolutions que le Conseil de sécurité serait amené à prendre, sous le chapitre 7, contre Bagdad. Lourde méprise. Édouard Chevardnadze, ministre des Affaires étrangères de Gorbatchev, les votera, sans état d’âme(3). Saddam finit par se rendre à l’évidence. Il veut quitter le Koweït. Il imagine un scénario. Roland Dumas lui rendrait visite et, à la fin de l’entretien, il annoncerait le retour de son armée au bercail « sur les instances de François Mitterrand ». Une question est posée : l’aéroport de Bagdad est-il capable de recevoir un Concorde. Oui ! Rendez-vous est pris. Mais le ministre français ne viendra pas. On sut que Bush usa de toutes sortes d’arguments pour décourager le président français. Au-delà du Koweït, c’est la scène que Saddam devra quitter. Mitterrand se rétracte. Depuis lors, la France a perdu son rôle d’arbitre.
L’alignement sans condition de François Mitterrand sur le va-t-en-guerre George Bush conduira Jean-Pierre Chevènement à démissionner de ses fonctions de ministre de la Défense.
La désinformation au temps de feu l’Union soviétique était souvent cousue de fil blanc. En revanche, les services américains sont passés maîtres en la matière. Le seul Rendon Group est capable de fabriquer une imposture à laquelle nulle vérité ne résiste. Mais le championnat a été remporté par la Hill & Knowlton, une grande entreprise américaine spécialisée, par euphémisme, dans le traitement de l’information. C’est elle qui a écrit et réalisé « le scénario des couveuses de l’hôpital de Koweït City ». Une jeune koweitienne de quinze ans, Nayira, prise en charge par les gourous de la boîte, est appelée, après moult répétitions, à témoigner devant le Congrès des atrocités commises par l’envahisseur irakien. Avec des trémolos dans la voix, elle affirme avoir vu de ses propres yeux « les soldats irakiens entrer dans l’hôpital avec leurs armes. Ils ont confisqué les couveuses après en avoir retiré les bébés, laissés mourir sur le sol. Les Irakiens ont tout détruit au Koweït. Ils ont vidé les supermarchés de toutes marchandises, volé les médicaments des pharmacies, cambriolé les maisons... ». Comment ne pas réagir, ne pas s’indigner, ne pas porter secours à ces anges prématurés ? Le Conseil de sécurité s’en émeut, le Congrès vote la guerre avec le soutien du peuple américain horrifié par un tel crime contre l’humanité. Tout était faux bien sûr et la jeune fille en pleurs n’était autre que la propre fille d’un ambassadeur golfique que je ne nommerai pas.
Pour cette fiction, la Hill & Knowlton a empoché la bagatelle de dix millions de dollars. Le président George Bush père, en toute mauvaise foi, a utilisé six fois dans ses discours cette prétendue atrocité. Doté d’une imagination sans relief, il a galvanisé ses soldats en Arabie saoudite à coup de : « Les bébés ont été arrachés à des couveuses et jetés sur le sol comme du bois à brûler ». Je ne crois pas que la démocratie en soit sortie grandie. Bien entendu, une enquête diligentée par la Croix-Rouge internationale disculpera les soldats irakiens d’une telle ignominie. Les dirigeants européens, Mitterrand en tête, savaient la vérité. Est-ce ainsi que la France « tient son rang?».
Après un procès qualifié de parodique(5) par l’ancien ministre US de la Justice, Ramsey Clark, et, sur fond de schisme religieux, le pouvoir chiite irakien, avec l’assentiment de l’occupant américain, fait exécuter Saddam Hussein, le jour d’une grande fête musulmane, l’Aïd al-Idha, la fête du Sacrifice. C’était une grave hérésie, l’islam interdisant formellement ce genre d’action en pareille occasion. Du coup, le «dictateur» devient martyr et le fossé entre chiites et sunnites se creuse davantage à la grande satisfaction du marionnettiste américain. Saddam a été remplacé par une multitude de nabots, de profiteurs mafieux disposant de milices mieux armées que l’armée, toujours mal replâtrée après avoir été dissoute par le proconsul Paul Bremer. Dans ses mémoires, ce dernier note que, lors de sa première réunion avec les nouveaux dirigeants irakiens, il craignait d’être interpellé sur les énormes dégâts que l’intervention américaine avait occasionnés au pays. Il fut surpris de les entendre réclamer leurs «émoluments et rétributions».
C’est sur de tels terreaux que s’épanouissent les groupes islamistes armés. Malheur aux vieux pays qui se targuent bruyamment de leur ancrage historique face à des superpuissances qui annoncent la fin de l’histoire. Reste le calvaire du peuple irakien.
Faute de soins et de nourriture, des centaines de milliers d’enfants irakiens sont morts. En 1996, Madeleine Albright, alors représentante de son pays auprès des Nations unies, était l’invitée d’une célèbre émission «Sixty minutes» de CBS-News. La journaliste Leslie Stahl lui demandait : «Nous avons entendu qu’un demi-million d’enfants sont morts. C’est supérieur au nombre d’enfants tués à Hiroshima. Est-ce que cela en valait vraiment la peine ?».
–– Je pense que c’est un choix très dur, mais le prix, nous pensons que ça vaut le prix.
Le nombre d’enfants irakiens morts de 1991 à 2003 est estimé à un million.
Sous la férule de Saddam Hussein, l’Irak s’est doté de services publics modernes. Il atteint un niveau d’alimentation et d’enseignement bien supérieur aux normes de la région. Le pays sera «libéré de la dictature» au prix d’une dévastation sans précédent. Le développement ne justifie pas la dictature ? Soit ! Mais il n’existe pas un seul Arabe à même de penser que l’élimination de Saddam et de Kadhafi ou le lâchage de Moubarak et de ZABA ait un lien crédible avec la démocratie et les droits de l’homme. Il ne s’agit, le plus souvent, que de cyniques prétextes.
George Bush père avait crédibilisé la prétendue affaire des couveuses de l’hôpital de Koweït City pour arracher au peuple américain son consentement à la guerre, George W. Bush, le fiston, surpassera le papa dans le mensonge. Évoquant l’implication fallacieuse de l’Irak dans les attentats du 11 septembre 2001, le romancier britannique John le Carré écrit : «Que Bush et sa clique aient réussi à détourner la colère des Américains d’Oussama Ben Laden sur Saddam Hussein constitue l’un des plus beaux tours de passe-passe de l’histoire de la communication. Succès total. Selon un sondage, un Américain sur deux tient aujourd’hui Saddam Hussein pour responsable de l’attentat contre le World Trade Center».
Sommé par l’ONU de détruire son arsenal chimique, il s’exécute le plus rapidement possible, espérant une levée tout aussi rapide des sanctions qui étouffent le pays. Il se trompe. Les inspecteurs chargés de le vérifier traînent le pas, le patron américain leur demandant de découvrir, sous le lit d’un quelconque dignitaire, un bidon oublié, une fiole dérobée. Suprême humiliation, le palais présidentiel n’a pas échappé à l’inspection. L’Irak, pour son malheur, s’était bien débarrassé de ses armes de destruction massive. Tous les Services occidentaux le savaient.
Le député britannique George Galloway, farouche opposant à la guerre d’Irak, soutient que G. W. Bush et son auxiliaire Tony Blair n’ont attaqué Bagdad qu’après s’être assurés que Saddam s’était bien débarrassé de ses «armes de destruction massive». Il ajoute : «Ils n’agresseront jamais la Corée du Nord, qui, elle, n’hésiterait pas à utiliser son redoutable arsenal». Même Kadhafi n’a été attaqué qu’après avoir livré son arsenal chimique aux États-Unis.
Prochain article : De Kaboul à Kiev, le nouvel ordre mondial. Acte III, Kaboul, l’ignominieux retour.
Abdelaziz Kacem
(1) La technique est bien rodée. Les Américains, pour ajouter aux difficultés de Poutine, en conflit avec l’Ukraine, demandent aux Saoudiens et aux Émiratis, qui refusent, de dépasser leur quota de production…
(2) Bien avant Saddam Hussein, tous les dirigeants irakiens considéraient le Koweït comme partie intégrante de l’Irak
(3) Il en sera grassement récompensé séance tenante. G. Bush père l’aidera à usurper la présidence de la République de Géorgie. Homme corrompu, il est forcé à la démission après avoir mené le pays au chaos.
(4) Le procès s’est déroulé dans une zone hautement sécurisée (Green zone) par l’armée américaine. Cela n’a pas empêché l’assassinat de quatre avocats de Saddam.
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