News - 09.10.2022

Flambée des prix: Les Tunisiens dans l’angoisse

Flambée des prix: Les Tunisiens dans l’angoisse

De quoi faut-il se priver ? Comment boucler les fins de mois ? Mais, faut-il encore trouver du lait, du sucre, du café, de l’eau minérale, de l’huile de table ou de la semoule ! Jamais l’inflation n’a connu un pic aussi élevé depuis 36 ans : 8.6% en août dernier. Jamais le pays n’a connu une pénurie affectant de nombreux produits alimentaires, comme ces dernières semaines. Jamais le pouvoir d’achat n’a autant fondu. Désemparés, les Tunisiens ne savent plus où donner de la tête. Courir d’une épicerie à un supermarché quémander une brique de lait, dépouiller son livret d’épargne, prier sa banque pour un crédit à la consommation : en sus de la rentrée scolaire !

La hantise de la pénurie et la flambée des prix ont installé dans le pays un lourd climat d’incertitude et un profond sentiment d’angoisse. De quoi allons-nous manquer encore ? A combien devons-nous payer l’essentiel ? A quels achats faudrait-il renoncer désormais ? Le niveau de vie en prend un coup. Le ressenti est encore plus fort que l’augmentation réelle du prix des produits achetés. L’inflation perçue est le sentiment du consommateur par rapport à ce qu’il achète fréquemment. Les études montrent qu’en général l’inflation perçue est le double de l’inflation calculée en moyenne. Le consommateur ne va pas s’adonner à un calcul de pondération des prix.

L’indice des prix à la consommation (IPC), établi mensuellement par l’Institut national de la statistique (INS), est édifiant. En un an, entre août 2021 et août 2022, les œufs sont en hausse de 28.3%, les volailles de 22,1%, les huiles alimentaires de 21.4% et les fruits de 18.4%. La viande de mouton n’a pas été épargnée par la hausse des prix, en augmentation de 12.5%, suivie du poisson frais à +11.7%.

Un poulet entier qui était à 6D954 D le kg, il y a un an, passe en moyenne à 11D500. L’escalope de dinde grimpe jusqu’à 19 D. A elle seule la catégorie produits alimentaires et boissons, qui représente 26.2% dans le panier de la ménagère, augmente de 11.9% en une année.

Les résultats de l’indice des prix à la consommation (IPC) montrent que le même panier (tous produits) qui valait 100 dinars en 2010 coûte actuellement environ 190 DT, presque le double en 12 ans.

Tous pénalisés

La puissance du choc n’épargne aucune catégorie sociale. Si elle varie de 1 à 4 en fonction des revenus, elle pénalise surtout la classe moyenne, celle qui est la plus large en Tunisie. Selon un rapport récent de la Banque mondiale, «l’impact distributif de l’inflation dépend de la structure de consommation des ménages. Plus les ménages sont pauvres, plus la part de la consommation consacrée à l’alimentation est élevée.» Selon ses estimations, «la hausse des prix alimentaires et non alimentaires entre janvier et mai 2022 a réduit le bien-être par habitant d’environ 15.9D par mois. Cet impact varie de 4.9 DT pour le décile le plus pauvre à 39.4 D pour le plus riche.»

La subvention de cinq produits alimentaires, ainsi que le papier pour cahier et livre scolaires, devient de plus en plus problématique, passant de 730 MD en 2010 à 3 771 MD en 2022. Les arriérés non servis s’élèvent à 3 207 MD… N’était-ce l’intervention de la Caisse générale de compensation, les prix de ces produits auraient été prohibitifs pour les catégories à faibles revenus. Mais la généralisation de la subvention s’avère abusive. Son ciblage, indispensable, ne sera pas facile à effectuer.

Le complot et les spéculateurs

Le président Kaïs Saïed avait vu venir le coup il y a plus d’un an. Il y a vu un complot fomenté par des adversaires du 25 juillet 2021 pour exacerber les Tunisiens et susciter des troubles sociaux. Multipliant les descentes médiatisées dans des dépôts de matériaux de construction et des chambres frigorifiques pour des produits agricoles, il n’a cessé de dénoncer les spéculateurs, sommant le gouvernement de prendre au plus vite des mesures efficaces. La maîtrise des prix et la lutte contre la spéculation reviendront alors quasiment toutes les semaines à l’ordre du jour de ses entretiens avec Mme Bouden, n’hésitant pas à convoquer la ministre du Commerce et du Développement des exportations.

Coup sur coup, le président Saïed promulguera deux textes importants:

Le décret-loi n°2022-14 du 20 mars 2022 relatif à la lutte contre la spéculation illégale afin d’assurer l’approvisionnement régulier du marché et sécuriser les circuits de distribution. Les sanctions sont très lourdes: elles vont de 10 ans d’emprisonnement à la prison à vie, et les amendes de 200 000 D à 500 000 D

Le décret-loi n° 2022-47 du 4 juillet 2022, modifiant et complétant la loi n° 94-86 du 23 juillet 1994, relative aux circuits de distribution des produits agricoles et de la pêche.

Les prix de certains produits sont plafonnés, les marges fixées et le contrôle économique renforcé (67 000 infractions relevées). Mais, on est encore loin d’assécher les circuits parallèles, de dissuader les spéculateurs et de faire baisser les prix. 

Le président Saïd se rendra lui-même au siège du ministère du Commerce, tout récemment, pour s’enquérir de visu de la situation.

La mercuriale reste cependant au zénith. L’approvisionnement du marché, quoique amélioré fin septembre, reste encore perturbé. Sans plonger dans la théorie du complot, la spéculation demeure difficile à éradiquer.

Des importations en ruptures de stock

C’est l’Office du commerce de Tunisie (OCT), créé en 1962, qui assurer l’approvisionnement du marché en produits alimentaires sensibles tels que le sucre, le café, le thé et autres, dont il a le monopole de l’importation. Il est tenu d’en détenir un stock stratégique couvrant les besoins de la Tunisie pour une période de 2 à 3 mois et d’intervenir, en cas de besoin, pour ce qui est d’autres produits, au titre de la régulation du marché. Disposant d’une capacité de stockage de 150 000 tonnes dans 17 dépôts d’une superficie totale de 80 000 m2, il achète au cours mondial et revend aux grossistes et industriels tunisiens aux prix fixés par le gouvernement, au risque d’accumuler de lourdes pertes. Sa trésorerie en est éprouvée.

Principaux produits Variations mensuelles Variations annuelles
Volailles 12,7% 27,4%
Œufs 2,7% 25,0%
Huile Alimentaires 2,5% 21,8%
Fruits frais 1,5% 18,2%
Viande d'gneau, mouton 1,8% 16,4%
Légumes frais -0,1% 14,2%
Dérivés de céréales 1,8% 14,0%
Viande bovine 1,8% 12,4%
Poisson frais 1,4% 11,4%
Lait, fromage 1,7% 9,7%
Sels et condiments et autres 2,0% 9,3%
Eaux minérales, boissons et jus 1,2% 8,9%
Chocolat et autres 1,0% 8,1%
Légumes secs 0,6% 4,5%
Fruits secs 0,6% 1,3%
Café en poudre 0,0% -0,5%

Comment l’OCT justifie les pénuries récemment enregistrées par de nombreux produits de son monopole ? Les explications fournies parlent de « perturbations passagères » dues à plusieurs facteurs dont la hausse de la consommation en Tunisie, les retombées de la guerre en Ukraine, la baisse de la production agricole dans certains pays fournisseurs suite à des calamités naturelles, la surcharge du trafic maritime, etc. Aucune mention n’est cependant faite aux difficultés financières de l’Office. Dans certains cas, comme pour le sucre, il a demandé à de gros industriels d’avancer plusieurs millions de dinars afin de pouvoir régler une cargaison en rade au port de Radès.

Le P.D.G. de l’OCT promet un rétablissement rapide de la situation, sans pour autant évoquer le déficit qui s’aggrave et les moyens de sa résorption.

Des produits tunisiens qui se font rares

La pénurie a également impacté de nombreux produits locaux, notamment le lait, le beurre, les eaux minérales et autres. Les services du ministère du Commerce indiquent que la consommation de l’eau minérale a connu cet été un pic inédit de 10 millions de bouteilles par jour, pour une production de 7 millions seulement. En puisant dans les stocks stratégiques, 50 millions de bouteilles ont été injectées sur le marché et la situation est en voie de rétablissement. Pour ce qui est du lait, une réduction de la production est survenue durant la période de basse lactation. Recours a été fait au stock stratégique qui est de 23 millions de litres, et l’exportation du lait a été interdite.

GROUPES POND Niveau d'indice Sept-22 Sept-22 9 Mois 22
Août-22 Sept-21 9 Mois 21
Produits alimentaires et boissons 26,2 159,1 2,2 13,0  9,7
Boissons alcoolisées et tabac 2,8 189,0 1,1 6,0 15,7
Articles d'habillement et chaussures 7,4 166,4 -0,1 10,0 9,7
Logement, eau, gaz, électricité 19,0 143,9 0,4 6,4 5,8
Meubles, articles de ménage 5,9 161,1 0,6 11,6 8,5
Santé 5,8 143,2 0,3 4,0 4,0
Transports 12,7 147,7 0,3 8,3 6,8
Communications 4,6 107,8 0,1 2,3 2,2
Loisirs et culture 2,1 139,5 0,7 7,3 6,4
Enseignement 3,2 169,8 4,0 10,1 9,6
Restaurants et Hôtels 4,6 176,8 1,3 9,2 7,6
Autres biens et services 5,6 169,9 1,2 9,4 6,9
Ensemble 100,0 154,3 1,1 9,1 7,8

Pour les volailles, le ministère invoque une baisse de la production due à la chaleur exceptionnelle, face à une forte demande, surtout avec la reprise touristique. Il faut signaler cependant que le prix du maïs et du soja a connu de très fortes hausses à l’importation, pénalisant à la fois les industriels et les éleveurs et, en définitive, le consommateur.

L’électricité et les hydrocarbures en flèche

Deux autres hausses importantes opérées ces dernières semaines concernent l’énergie. C’est ainsi que la Steg a relevé ses tarifs et le prix à la pompe de l’essence et du gasoil a été augmenté, comme s’est engagé le gouvernement à le faire vis-à-vis du FMI. L’effet de chaîne est immédiat pour tous, ménages et professionnels. Tous les secteurs sont concernés : transport, industrie, distribution, ainsi que diverses professions.

Adieu l’abondance, bonjour la sobriété

Les factures sont de plus en plus lourdes : Steg, Sonede… Les prix s’envolent, tout comme les frais scolaires, de soins, de transport, de restauration, d’habillement, de produits ménagers, de réparation mécanique, et autres.  Les produits risquent de se faire rares. L’érosion du pouvoir d’achat s’accélère. L’ère de l’abondance semble être révolue.

En plein désarroi, le consommateur cherche à s’en sortir. Consommer moins ? Que doit-il sacrifier ? Acheter malin ? Où et de quelle manière ? Vivre à crédit ? Jusqu’à quand ?

Réduire sa consommation portera sans doute sur les quantités, la qualité et les produits et services. Il va falloir se serrer la ceinture au maximum, se priver du moindre extra, se limiter au minimum. Toute l’ingéniosité, pour en réduire les effets négatifs, est de savoir acheter malin en traquant les promotions, en essayant de s’approvisionner directement chez le producteur, les grossistes et autres. De nouvelles filières vont sans doute se créer, mais attention à l’arnaque.

La société civile doit jouer un rôle important pour défendre le consommateur, l’éclairer dans ses choix, et l’inciter à faire des économies, notamment pour ce qui est de l’énergie. Apprendre de nouveaux gestes, adopter de nouveaux modes de consommation et exercer une vigilance continue quant aux prix s’imposent à tous. Aux pouvoirs publics de remettre à plat toute la stratégie du commerce, de l’approvisionnement des marchés, du contrôle des prix et de la lutte contre la spéculation.

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