Ezzedine Madani: Conte de la porte
Par Tahar Bekri - Né en 1938, à Tunis, l’écrivain Ezzedine Madani peut être considéré comme une figure majeure de la littérature et de la vie culturelle tunisiennes. Dramaturge, nouvelliste, essayiste, son œuvre se distingue par son anti-conformisme, dans une écriture audacieuse, mêlant aspect contestataire et critique sociale. Dans ses thèmes, comme dans ses formes littéraires innovatrices. Elle élabore une écriture qui se réfère au tourâth, le patrimoine culturel arabo-musulman qu’elle ne cesse d’interroger, de relire, d’interpeller, de récrire et de moderniser. Sa connaissance profonde des textes fondamentaux de la culture classique, lui permet de réinventer un univers moderne, chargé d’allégories et de métaphores.
Son roman, Al-‘Udwan (L’agression), ses recueils de nouvelles, Khorâfât (Légendes) ou Hikâyât min hadha az-zaman (Contes de ce temps), ou surtout, Al-insan as-sifr (L’homme zéro) restent parmi les plus importants ouvrages de la littérature tunisienne contemporaine.
A titre d’exemples, ses pièces de théâtre, Diwan az-Zanj (Le recueil des Noirs), où il développe la révolte des Noirs en 869, dans le bas-Iraq contre le pouvoir abbasside, formant ainsi le premier Etat noir, pour parler des luttes anti-coloniales contemporaines, Thawrat Saheb al-himar (La révolte de l’homme à l’âne), où il s’agit d’une émeute berbère, au Maghreb, Taâzi fatimiyya (Commémorations fatimides), Al-Ghofrane (Le Pardon) où il évoque le grand écrivain, Al Maârri, sa pièce, Chadharât mina as-sira ar-roshdiayya, (2002), (Fragments de la vie d’Averroès) où le grand philosophe andalou du 12èmes prône l’équilibre entre foi et raison et s’attaque à l’intolérance religieuse, constituent, parmi tant d’autres, de véritables allusions critiques à l’actualité.
Conte de la porte*
Il était une fois dans les temps reculés, un criminel, parmi les pires des criminels que la noble et pure humanité ait connus. Il avait commis un crime encore plus odieux que ses crimes précédents. Le Sultan l’avait condamné à vingt ou trente ans de prison, à la réclusion criminelle, afin de reposer les gens de son mal. Mais avant d’emmener le terrible criminel en prison et d’exécuter la peine, le sultan lui dit: «Eh toi, si tu réussis à t’enfuir de la cellule, par n’importe quel moyen, je te gracierai et ne te ferai aucun mal, même si tu commets un délit, au-delà de ce que l’on peut imaginer! Va maintenant!».
Quand le dangereux criminel entendit la promesse ferme du sultan, il fut si content qu’il faillit s’évanouir. Il se dépêcha et devança ses gardiens vers la prison. Là-bas, il décida, cinq minutes après que le geôlier eut fermé la porte, de trouver une astuce diabolique pour s’enfuir.
Voici le criminel meurtrier maintenant en cellule. Il lui faut en sortir après cinq minutes, ni plus, ni moins! Il lui faut s’enfuir ! Se sauver! Il promena son regard, d’abord, autour de la cellule. Il remarqua qu’elle était solide, épaisse, puissante. Il leva les yeux vers le plafond, cherchant la petite lucarne aux petits barreaux qui se trouve, habituellement, dans chaque cellule, mais peine perdue, non qu’il fût aveugle mais parce qu’il n’y en avait pas. Il se dirigea vers la porte, la scruta, l’examina bien. Il remarqua qu’elle n’avait ni verrou, ni trou, ni rien, sauf qu’elle était énorme, large, grande, invincible, blindée et ferrée. Il devint profondément triste et vit ses rêves comme derrière lui, ses espoirs brisés contre la solidité des murs. Malgré cela, son espoir ne s’éteignit pas. Il dit: «Je dois ouvrir la porte ! Il me faut trouver un moyen pour m’enfuir de la prison! Il me faut inventer quelque chose qui puisse m’aider à me sauver».
Le criminel avait appris quelques notions d’ingéniorat et dit : «Je vis maintenant dans un cube». Il avait appris quelques bribes d’architecture et dit: «Cette cellule est construite en béton armé». Il avait étudié quelques chapitres de sociologie et dit : «Je suis marginal parce que je transgresse l’ordre social». Il avait médité quelques paroles des métaphysiciens et dit : «L’homme construit sa prison avec ses propres mains, il doit la détruire, c’est le prix de la liberté!». Puis une idée lui vint à l’esprit et dit : «Pourquoi ne commencerais-je pas par pousser la porte puisque je ne possède ni arme ni machine qui m’aide à m’enfuir». Il se mit à pousser la porte, de toutes ses forces, à pousser, pousser, pousser, nuit et jour, semaines et mois, jours et années. Il la poussa devant lui, de toute son énergie, de son désir de la liberté, de ses vœux d’air libre, de son amour de la vie. Il resta ainsi vingt ans ou plutôt, je ne sais combien il passa de longues années à pousser la porte, pendant que le geôlier riait, se moquait, ironisait. Une semaine avant d’achever la fin la peine, le geôlier dit au criminel :« Si tu avais tiré la porte vers toi, au lieu de la pousser devant toi, tu serais sorti de la cellule dès le premier jour …».
Trad. de l’arabe par Tahar Bekri
*Min hikayât hadha az-zaman (Contes de ce temps), Dar al-Janoub, Tunis, 1982.
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