Riadh Zghal: Sommes-nous francophones ?
Oui ! nous sommes arabophones, francophones, turcophones, hispanophones, italophones, amazighophones et de plus en plus anglophones. C’est notre identité faite de la sédimentation de couches historiques, notre pays étant ouvert sur la mer. Sa position géographique l’a exposé à toutes les convoitises des puissants ; il a subi tant d’invasions. La géographie de la Tunisie a aussi attiré son peuple vers le commerce avec l’Orient, l’Occident et le Sud. Aujourd’hui nous parlons deux langues - l’arabe et le français - qui comptent parmi les cinq langues les plus parlées dans le monde selon certaines estimations. De plus, notre arabe dialectal est truffé de mots venant de diverses langues.
Oui nous sommes francophones parce que notre arabe dialectal, notre langage quotidien renferme des mots français ou français conjugués au mode de la grammaire arabe du genre «partagitou» pour dire j’ai partagé, «faskit» pour dire j’ai utilisé une fausse copie, «chargitou» pour dire je l’ai chargé…Parfois le mot français arabisé prend un autre sens come réglé qui devient «mriguel», pour dire «c’est arrangé». Mais ce mixage des langues n’est pas propre à nous. Les mots anglais ponctuent le français parlé par exemple, le dialecte égyptien aussi, et bien d’autres parlers dont le nôtre surtout parmi les jeunes. On se rappelle que lors de la révolte de 2011, le cri dominant des foules était bien français «dégage» et le dégagisme a été repris ailleurs dans d’autres mouvements sociaux à travers le monde. Nos rappeurs s’expriment dans plus d’une langue : arabe, français, anglais, italien auxquels s’ajoute parfois le dialecte algérien…
Cependant, il y a parmi mes concitoyens ceux qui sont dans le déni de notre francophonie, même si, spontanément, ils utilisent le français pour s’exprimer car, par paresse intellectuelle, la société n’a pas créé les mots en arabe, ou bien par effet de la scolarisation bilingue. Les enfants apprenant le français à l’école ont ramené dans les foyers des mots et des expressions français repris par les parents même s’ils n’ont pas été alphabétisés dans cette langue.
Le monde ayant changé, la technologie avec tous ses produits ayant occupé l’espace aussi bien professionnel que domestique, le rythme des changements étant plus rapide que les capacités de création collective de nouveaux termes, il va falloir chercher les mots dans l’arabe littéraire ou dans le patrimoine linguistique hérité mais souvent ils sont introuvables ou inutilisés de peur d’être taxé de pédanterie. Alors on prend le mot en français ou en anglais comme il vient, le gardant tel quel ou le déformant pour se donner l’illusion de parler en arabe, tels ces mécaniciens qui, pour dire échappement, disent et affichent sur la façade de leur atelier «chakmen». En revanche, ils disent bougie sans déformation, pourtant un mot existe en arabe. Cela me rappelle une observation que j’avais notée lors d’un programme télévisé où un grand écrivain disait que lorsqu’une culture est plus créative que d’autres dans un domaine particulier, son langage devient universel. Par exemple en danse classique où la France est passée maître, il ne vient pas à l’esprit d’un danseur de ballet ou d’un chorégraphe parlant anglais de dire «between cats», au lieu de dire «entrechats».
L’héritage linguistique s’ajoute, chez certains, à l’orgueil intellectuel de parler une langue étrangère. En revanche, parler de la francophonie ou de l’arabophonie ne se limite pas à la langue parlée au quotidien mais à la production d’écrits littéraires, scientifiques ou du domaine de l’art. Ce qui fait la fierté d’une nation c’est sa contribution à la production intellectuelle, artistique, scientifique, au capital humain des savoirs, de la culture et de la technologie. Or la Tunisie a produit des auteurs qui ont écrit, filmé en langue française en plus de l’arabe, de l’anglais et d’autres langues des pays où ils ont étudié ou là où ils ont émigré. Je ne citerai pas de noms car la liste est si longue et aucun n’en possède une qui soit exhaustive. Toute citation de noms devient alors réductrice, aussi bien des spécialistes que des spécialités.
Il me semble que refuser de reconnaître à un peuple de posséder une langue dite étrangère tient de l’idéologie empêchant d’en mesurer l’intérêt. De même un tel déni a pour effet de favoriser une pauvreté intellectuelle et sociale car toute langue s’ouvre sur des horizons illimités de connaissance, d’art, de technique, de même que sur des opportunités relationnelles enrichissantes culturellement, émotionnellement et économiquement pour ceux et celles qui sont dans les affaires. Me viennent à l’esprit un vers et un dicton arabe qui appellent à s’ouvrir sur le monde et sur les autres :
«سافر تجد عوضا عمن تفارقه» «Voyage et tu trouveras remplaçant à ceux que tu as quittés.»
«معرفتك في الناس كنوز» «Ta connaissance des gens c’est autant de trésors.»
Et parmi les paroles du prophète Mohamed, on cite souvent celles qui incitent à la quête du savoir et à l’apprentissage tout au long de la vie :.» «Demande de la science même si c’est en Chine» «اطلب العلم ولو في الصين», «Demande de la science du berceau à la tombe» «اطلب العلم من المهد إلى اللحد»
L’époque actuelle est celle de la mondialisation, l’anglais semble se muer en langue universelle, comme l’était la langue arabe pour les savants du Moyen Age. Néanmoins, le besoin d’apprendre d’autres langues ne tarit pas, loin de là. En effet, parallèlement au courant identitaire fort qui a généré des mouvements politiques aussi bien de droite que de gauche, il y a un courant de pensée dit de «décolonialité» et «d’écologie de la connaissance» qui s’ouvre sur les savoirs produits par la mosaïque de la diversité humaine, des environnements où elle évolue et de ses cultures.
C’est pourquoi nier notre appartenance à une communauté de langue, c’est risquer d’abandonner ou de réduire l’importance de la production intellectuelle nationale. Dans ce monde globalisé, maîtriser une langue, c’est accéder à plus d’une opportunité d’échange, d’enrichissement intellectuel, de création de richesse en plus de l’élargissement du réseau de partenaires dans tous les domaines de la vie.
Si on ne cède pas à ceux qui assimilent la francophonie à une idéologie, on saisira que c’est plutôt un moyen pour l’action et pour le positionnement sur l’échiquier mondial. Oui nous sommes francophones parce qu’entre autres présences de la langue française dans notre environnement, nous avons une riche bibliothèque nourrie, depuis plus d’un siècle, par les écrits d’auteurs tunisiens. Une contribution au savoir de l’humanité et un riche patrimoine à la disposition de journalistes, de romanciers, de scientifiques, de politiciens... actuels et ceux des générations futures.
Riadh Zghal
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