Sadok Rouai: Le rôle du Fonds monétaire international dans la création de la Banque centrale de Tunisie
La Tunisie a demandé l’assistance technique du FMI pour créer une banque centrale à une époque où elle n’était même pas membre du Fonds. La Tunisie n’était pas encore une République. C’était le Royaume de Tunisie.
Il existe un large consensus sur le fait que la création de la Banque centrale de Tunisie (BCT) et du Dinar faisait partie des premiers actes souverains de Bourguiba visant à concrétiser l’indépendance financière de la Tunisie vis-à-vis de la France. Dans ce processus, Hédi Nouira a joué un rôle de premier plan, tandis que Mansour Moalla a supervisé les travaux techniques avec l’aide d’une équipe de la Banque de France (BdF).
Ce qui manque à ce récit critique sur les origines de la BCT, c’est l’apport technique du FMI. En fait, Bourguiba lui-même a fait allusion au FMI le 3 novembre 1958 à l’occasion de l’inauguration du siège de la nouvelle Banque centrale. Dans son allocution, il a remercié les autorités françaises pour leur soutien en vue d’assurer une négociation harmonieuse sur le transfert du privilège d’émettre la monnaie et sur la création de la BCT. Il a ajouté: «Pour nous prémunir de la facilité et la complaisance et assurer à notre monnaie la stabilité désirée, nous avons fait appel à l’avis autorisé d’experts de renommée mondiale mis à notre disposition par les Nations unies». La référence aux Nations unies ne devrait pas surprendre car Bourguiba était certainement plus familier avec les Nations unies qu’avec le FMI. En fait, la Tunisie s’est rapprochée à la fois des Nations unies et du FMI.
Il est également important de préciser que le souci des autorités à l’époque était d’adhérer rapidement à la Banque mondiale pour bénéficier de ses financements, à un moment où les relations financières avec la France traversaient une étape critique.
La demande officielle de la Tunisie a été transmise par l’ambassadeur Mongi Slim au directeur général du FMI, Per Jacobson, dans une lettre datée du 29 janvier 1957. Pour bien situer cette démarche dans le temps, au moment de la demande, la Tunisie n’était même pas membre du Fonds, n’était pas encore une République et Bourguiba était encore Premier ministre et ministre des Affaires étrangères et de la Défense.
Juste un jour après la réception de la demande de la Tunisie, l’Administrateur représentant la France au Conseil d’administration du FMI, qui a eu vent discrètement de cette demande grâce à l’ambassade de Tunisie, a contacté le personnel du Fonds pour leur demander de retarder la communication officielle de cette requête au Conseil d’administration jusqu’à ce qu’il ait consulté ses autorités.
Lettre de l’ambassadeur Mongi Slim au directeur général du FMI - Demande d’assistance technique pour la création d’une banque centrale - 29 janvier 1957 (Archives du FMI)
Il a fallu près d’un mois pour clarifier cette question et la demande d’assistance technique des autorités a été enfin envoyée au Conseil le 28 février 1957 et approuvée le 6 mars 1957. Il a été convenu que Jan Viktor Mladek, directeur de l’Office européen du FMI à Paris, se rendra en Tunisie pour une période initiale d’environ quatre à six semaines.
La contribution technique du Fonds à la mise en place de la Banque centrale fut continue à travers deux missions en Tunisie et des contacts réguliers avec les autorités à Paris et à Washington, jusqu’à la mise en place de la BCT le 19 septembre 1958.
Il est également important de noter que Mladek, en plus de l’assistance technique qu’il a fournie aux autorités tunisiennes sur la mise en place de la Banque centrale, a également joué le rôle d’intermédiaire de confiance entre les autorités tunisiennes et françaises sur les questions économiques et les problèmes financiers.
Au cours de la première mission, menée en Tunisie entre le 29 avril et le 18 juin 1957, Mladek a préparé pour le gouvernement tunisien un rapport sur la situation économique et a fourni un ensemble de principes directeurs pour la législation sur la Banque centrale. Plus tard, au cours des Assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale tenues du 23 au 26 septembre 1957 à Washington DC, Mladek a rencontré Hédi Nouira, ministre des Finances, Mongi Slim, et Habib Bourguiba Jr.
La deuxième mission a commencé le 13 mars 1958 et s’est terminée le 13 juillet 1958 et s’est tenue à Tunis et à Paris. A Tunis, Mladek a rencontré Bourguiba, Ladgham et Nouira. Les autorités tunisiennes ont demandé à Mladek «de confirmer auprès des Français leur volonté de coopérer sur les questions financières malgré le problème politique entre les deux pays». Il lui a également été demandé « de faire un effort à Paris pour faire revenir l’équipe technique française et guider le travail de l’équipe franco-tunisienne au moins pendant les premières semaines».
Lettre de Ladgham (au nom de Bourguiba) au directeur général du FMI sur la mission Mladek - 12 juin 1957 (Archives du FMI)
Dans son rapport final à la direction du FMI daté du 7 août 1958, Mladek a indiqué que son travail sur la création de la BCT couvrait trois tâches principales: (1) la législation, le projet de loi sur le statut de la Banque, la monnaie, le contrôle des changes et le contrôle du crédit, (2) l’organisation technique, et (3) la résolution du problème de la balance des paiements de la Tunisie. Il a indiqué que les trois tâches sont étroitement liées à l’état des relations franco-tunisiennes.
Mladek a indiqué qu’il avait demandé aux autorités françaises leur confirmation quant à leur accord sur le principe d’une Banque centrale tunisienne indépendante, ajoutant que « j’ai été rassuré par les autorités françaises compétentes dès avril 1957 que le principe d’une nouvelle Banque centrale tunisienne a été accepté par les autorités françaises bien que, d’après la convention financière, le privilège de la Banque d’Algérie et de Tunisie ne dût expirer qu’en 1961».
Beaucoup des recommandations de Mladek, portant surtout sur la gouvernance de la BCT et sur l’importance de son indépendance vis-à-vis du gouvernement, ont été retenues dans le texte final de la Loi 58-90 du 19 septembre 1958 portant création et organisation de la BCT, bien que le concept d’indépendance de la Banque centrale à cette époque ait eu probablement peu à voir avec son incarnation moderne. A titre d’exemple, on peut citer comme recommandations:
• L’introduction de la répartition équilibrée des membres du Conseil d’administration de la BCT entre représentants du secteur public et du secteur privé,
• La rigueur dans le processus de nomination et de révocation du gouverneur, du directeur général et des membres du Conseil,
• Enfin, le FMI était derrière la limitation importante selon laquelle «le crédit au gouvernement par la Banque centrale ne doit pas dépasser 5% des recettes ordinaires de l’exercice précédent».
En revanche, certaines de ses recommandations n’ont pas été retenues. En particulier, il s’était opposé à la proposition d’autoriser la Banque centrale à refinancer les prêts bancaires à moyen terme pour favoriser l’investissement, affirmant qu’une telle facilité pourrait être une source d’inflation. Il avait conseillé aux autorités de suivre les bonnes pratiques en vertu desquelles les investissements sont financés par l’épargne intérieure et les prêts et dons étrangers et non par les prêts à moyen terme accordés par les banques de dépôts et refinancés par la BCT. Ces propositions n’avaient pas été retenues.
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