Le théâtre de Carthage
Par Ammar Mahjoubi - C’est en 1904 que Paul Gauckler, le directeur du service des Antiquités, découvrit le théâtre de Carthage. Il entreprit le déblaiement des remblais qui couvraient les gradins de la «cavea» ainsi que l’espace semi-circulaire de l’orchestre et les vestiges du «proscaenium» (la scène). Des rapports préliminaires furent envoyés à l’Académie des inscriptions et au Comité des travaux historiques. Mais relevé de ses fonctions en 1905, il ne put continuer la fouille. En 1907, il publia dans les «Nouvelles archives des missions scientifiques» un rapport complet, rédigé à Rome à partir des notes et des plans sommaires qu’il avait conservés, avec des approximations et des erreurs, dont la plus grave concerne le diamètre du monument estimé à 105 m dans le rapport, alors que la longueur du mur qui borde la scène, appelé «pulpitum», ne dépasse pas 52 m. Toujours en 1907, le docteur Carton, un amateur passionné qui était en conflit permanent avec Louis Poinssot, le nouveau directeur des Antiquités, se chargea des travaux d’aménagement destinés surtout à permettre l’utilisation de l’édifice. Des représentations théâtrales y furent en effet données dès cette époque. En 1967 enfin, Gilbert-Charles Picard reprit la fouille. Il déblaya totalement l’orchestre et dégagea, à l’Ouest du monument, une partie des gradins et de leurs soubassements.
Au niveau de l’axe médian des gradins, il effectua un sondage stratigraphique et procéda à l’étude des éléments conservés du décor architectural. Mais en 1968, les gradins furent entièrement recouverts par une chape épaisse de ciment, qui épousait grossièrement les structures de la Cavea et rendait impossible toute poursuite des travaux archéologiques. Ainsi, en avait décidé le ministre de la Culture, préférant l’utilisation immédiate de l’édifice à l’achèvement de son étude.
Comme l’ensemble des théâtres romains, celui de Carthage était caractérisé par l’unité architecturale de ses trois composantes: la scène (proscaenium), le demi-cercle de l’orchestra et l’hémicycle des gradins qui l’enserre (cavea). L’orchestre était réservé aux sièges des magistrats et des notables de la cité, et les deux entrées principales du monument, appelées «vomitoria», y donnaient accès ; un autel (thymélè) garnissait parfois son axe. Une galerie de circulation (praecinctio) séparait l’orchestra de la cavea et deux autres galeries similaires divisaient horizontalement les gradins en trois étages appelés «maeniana». A mesure qu’on montait dans la cavea en s’éloignant d’autant de la scène, la condition sociale des spectateurs devenait plus modeste, et chaque galerie était bordée par un parapet (balteus) destiné à éviter les chutes, que la grande affluence au début du spectacle et à sa fin pouvait provoquer. Verticalement, la cavea était aussi divisée en travées séparées par des escaliers, qui reliaient les galeries de circulation; tandis que des vomitoria secondaires permettaient aux spectateurs d’accéder directement à la galerie qui desservait leur place. Au-dessus des derniers gradins, une galerie plus large était parfois bordée par un portique à arcades. Quelquefois aussi, les vomitoria qui donnaient accès à l’orchestre étaient surmontées par des loges latérales d’avant-scène, appelées tribunalia et munies de leurs propres escaliers d’accès. Elles reliaient les deux ailes de la cavea à la scène et étaient réservées aux personnages importants.
Selon le traité d’architecture de Vitruve, la scène devait être surélevée de 5 pieds (1,50 m) au-dessus de l’orchestre et devait être bordée par un mur, le pulpitum, que décoraient des niches arrondies et rectangulaires alternées et garnies de statues et de bas-reliefs. Une large rainure, derrière le pulpitum, permettait de faire surgir ou d’escamoter un rideau qui, contrairement à celui de nos théâtres, était baissé au début du spectacle et levé à sa fin. Au fond de la scène, face aux gradins, se dressait jusqu’à hauteur des derniers gradins de la summa cavea un décor architectural fixe, pareil à la façade d’un palais majestueux avec ses deux ou trois ordres de colonnes superposées, ses niches et ses statues. La colonnade supportait une toiture qui couvrait la scène et formait une caisse de résonnance permettant de répercuter la voix des acteurs jusqu’au sommet de la cavea. Cette «frons scaenae» s’incurvait, et au fond de ses trois exèdres s’ouvraient trois portes qui reliaient la scène aux coulisses, la «porta regia», au centre et les «hospitales»sur les côtés. Sa multitude de plans et de saillies rompait les ondes sonores et tout en renforçant la voix, elle éliminait l’écho. La machinerie nécessaire aux représentations était installée dans le sous-sol de la scène, et les deux niveaux étaient reliés par des trappes.
A l’inverse du théâtre de Bulla Regia, les galeries radiales qui supportaient à Carthage la cavea ne servaient pas à la circulation dans le sous-sol de l’édifice, mais seraient des souterrains enterrés et inutilisables. Les fouilles ont aussi déterré des sculptures conservées au musée du Bardo avec, notamment, une grande statue d’Apollon, haute de 2,40 m qu’accompagne le serpent Python enroulé autour du trépied delphique. Parmi les autres sculptures, on note une statue d’Hercule, avec la peau du lion de Némée attachée autour du cou, ainsi que celles de Ganymède, de Mercure et d’une dame, peut-être une impératrice, assimilée avec les pavots à la main à la déesse Cérès. Un buste de l’empereur Lucius Verus et des colonnes non seulement de marbre, blanc, gris, rosé, bleu, vert et rouge, mais aussi de granit et de porphyre, ont été aussi découvertes. Ces colonnes, ainsi que des bases, des chapiteaux corinthiens et composites et des éléments des frises et de corniches ne donnent qu’une idée imparfaite du luxe d’un décor architectural vanté par Apulée qui frappa longtemps les esprits.
Dans un discours prononcé dans ce théâtre, Apulée déclarait : «Car l’affluence assemblée convient à la grandeur de la cité, le lieu a été choisi en fonction de l’affluence sans prêter attention aux pavements de marbre, ni à l’architecture du «proscaenium», ni aux colonnades de la scène et non plus à l’altitude des sommets, à l’éclat des plafonds ou au cercle des sièges…» (Florides XVII). La chronologie de ce discours et de l’œuvre d’Apulée est certes discutée, mais deux Florides adressées à des proconsuls sont datées avec précision, grâce à l’année de leur gouvernement : Cocceius Severanus en 163 et Cornelius Scipio Orfitus en 164. Ce qui permet d’admettre que même si les allusions du conférencier à l’architecture de l’édifice se bornent à des généralités, elles nous apprennent que le monument existait avant le règne de Marc Aurèle et Lucius Verus, sinon Apulée l’aurait forcément indiqué, et il est à peu près acquis, à présent, que la construction du théâtre de Carthage daterait du règne d’Antonin le Pieux (138- 161), dans le cadre très probablement, du grand projet édilitaire dont bénéficia la capitale de la province sous ce règne. L’édifice se serait ajouté à l’ensemble monumental de la «platea nova», la nouvelle esplanade des hauts de Byrsa, ainsi qu’au complexe gigantesque des «Thermes d’Antonin». Date singulière toutefois, qui laisse supposer que Carthage serait restée longtemps sans théâtre, alors qu’Utique en disposait depuis l’époque républicaine, bien avant l’avènement du régime impérial!
On convient aussi maintenant que la destruction du monument serait due aux Vandales, bien que Chr. Courtois, l’auteur de la grande synthèse sur les Vandales en Afrique, ait nié la valeur du texte, qui affirme leur détermination à démolir totalement trois monuments : le théâtre, l’Odéon et une «aedes Memoriae» dont on ignore encore aussi bien la situation que la structure (Victor de Vita, Historia persecutionis ecclesiae Africanae, I, 8-9). Les fouilles du début du XXe siècle, aussi bien que celles de Picard, semblent a contrario confirmer le témoignage de Victor de Vita, qui assure que les Barbares germains auraient procédé, dans la première moitié du Ve siècle, au démontage systématique de la moitié ouest des gradins, comme le montre la chronologie établie par Picard (Le théâtre romain de Carthage, Afrique du Nord antique et médiévale, Ve colloque international, p.11-20). Ce qui rendait l’édifice inutilisable. Il semble ainsi établi que le chef vandale Genséric, qui s’empara de Carthage le 19 octobre 439, ait lui-même ordonné cette destruction. Pour le premier fouilleur, P.Gauckler, le roi vandale aurait, en détruisant les trois monuments mentionnés par Victor de Vita, cherché surtout à empêcher les Carthaginois de les transformer en forteresses. Mais pourquoi alors n’auraient-ils pas détruit l’amphithéâtre et l’hippodrome, qui représentaient de meilleures possibilités pour une utilisation militaire ? La motivation la plus plausible de Genseric, conclut Picard, serait plutôt sa volonté de détruire la culture romaine en Afrique. En s’acharnant sur les hauts-lieux de cette civilisation, sur le théâtre et l’Odéon, il aurait voulu éradiquer la culture romaine pour lui substituer une culture vandale.
Ammar Mahjoubi
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