News - 31.03.2023

Samir Allal: Nier la réalité est la meilleure façon de laisser advenir le pire

Samir Allal: Nier la réalité est la meilleure façon de laisser advenir le pire

La synthèse des travaux du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat)  https://lnkd.in/d-DDdVMT qui vient d’être publiée pose clairement le diagnostic de notre addiction aux énergies fossiles. Ce rapport n’a pas été (ou peu) commentée dans les médias.

Le «résumé pour les décideurs» qui accompagne sa diffusion sera peut-être lu par quelques décideurs, mais combien d’entre eux comprendront vraiment l’urgence et la radicalité des mesures qu’il faudrait mettre en œuvre, face à l’implacabilité des faits scientifiques, dans un monde plein en bouleversement?

Parmi les nombreuses ruptures que nous observons aujourd’hui, la plus fondamentale est sans aucun doute est celle du passage d’une économie d’abondance à une économie de rareté (rareté du travail, des matières premières et d’énergie),... Le passage d’une économie très carbonée à une économie décarbonée.

Cette indispensable trajectoire de décarbonation pour garantir un avenir à l’humanité est-elle compatible avec les perspectives économiques exigées par les marchés financiers ? Pouvons-nous simultanément maintenir les mêmes trajectoires économiques, tout en décarbonant toutes les activités humaines à la vitesse exigée par la science?

Cette synthèse a pour objectif d’éclairer les États dans leurs actions face à l’urgence et de fournir au monde une vision claire et des évaluations détaillées de l’état des connaissances scientifiques, techniques et socio-économiques sur les changements climatiques, leurs causes, leurs répercussions potentielles et les stratégies de prévention.

Les solutions pour prospérer sans carbone existent. Elles combinent, les hautes technologies avec les lowtech; l’impératif de rendre la sobriété désirable avec l’émergence de nouveaux imaginaires du vivre ensemble ; les interdictions du superflu avec de la pédagogie; la démocratie locale avec de la planification écologique, la solidarité avec de la réduction des inégalités.

Notons que les trajectoires déconnectées du respect du bien commun ne permettent plus, depuis longtemps, de réduire ni la pauvreté, ni la misère sociale. Pour maintenir une once d’espoir, il faut accepter de ralentir la production du non essentiel, de changer notre façon de mesurer le progrès et nos modèles économiques, pour enfin les aligner avec les limites planétaires.

Nous n’y arriverons peut-être pas, mais la dignité c’est d’essayer.

1- Le rapport du Giec est sans équivoque: la planète s’est déjà réchauffée de 1,1°C

Le changement climatique a des conséquences irréversibles que nous pouvons encore limiter. Sans une action politique d’ampleur «zéro-émission nette au plus vite», le seuil de 1,5°C (un possible point de bascule) sera très probablement atteint sur les 20 prochaines années.

La poursuite de la hausse des émissions de gaz à effet de serre du fait des activités humaines est le résultat de tendances non soutenables pour l'énergie, de l'utilisation des terres, de nos modes de production et de consommation et styles de vie. La distribution historique et actuelle des émissions est inégale, d’un pays à l’autre, et au sein du même pays.
Le rapport du Giec affirme que loin de limiter la montée des températures à 1,5 °C, «les engagements actuels mènent la planète vers un réchauffement d’au moins +2,4°C à la fin du siècle».
Or, pour rester en dessous du point de bascule, les émissions mondiales de gaz à effet de serre doivent culminer au plus tard en 2025 et baisser de 43% d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 2019 et de 84% d'ici 2050.

Dans la même temporalité, pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, «la consommation mondiale de charbon, de pétrole et de gaz doit diminuer respectivement de 100, 60 et 70 %: toutes les 1000 gigatonnes supplémentaires émises par les activités humaines font augmenter mondialement les températures à la surface de 0,45°C». Chaque fraction de degré supplémentaire entraîne des risques et des morts supplémentaires.

L'action pour le climat monte en puissance, mais son rythme et l’ampleur des actions ne sont pas suffisants pour limiter les risques liés au changement climatique. Le réchauffement planétaire "dope" certains évènements extrêmes.

2- Rien n’est plus urgent que de regarder les enjeux en face… et d’agir

Dans la lignée de leurs précédents travaux, les experts du climat rappellent qu’il est urgent d’agir pour limiter la hausse des températures et s’adapter au réchauffement climatique dont les causes anthropiques sont avérées. Un monde plus chaud, dépendra des choix effectués maintenant et à court terme. Le coût de l'inaction est plus élevé que celui de l'action.

Le rapport rappelle que le dérèglement climatique et les événements extrêmes qui en découlent augmenteront considérablement les problèmes de santé et les décès prématurés à court et à long terme partout dans le monde. Sans parler du manque d’eau, des risques liés aux rendements en agriculture, des déplacements de populations…

Près de la moitié de l’humanité (3,3 à 3,6 milliards de personnes) vivent désormais dans des contextes très vulnérables au changement climatique. Ces populations sont d’ores et déjà affectées de façon disproportionnée par le réchauffement et l’aggravation de la situation va non seulement exacerber les inégalités, mais rendre leurs territoires partiellement invivables. Dans la dernière décennie, les morts provoquées par les sécheresses, les tempêtes et les inondations ont été «15 fois plus importantes dans les régions les plus exposées». 

Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU a partagé son effroi à la lecture de ce rapport: «J’ai vu de nombreux rapports scientifiques dans ma vie, mais rien de comparable à celui-ci. C’est un atlas de la souffrance humaine et une accusation accablante de l'échec du leadership climatique. Je sais que partout, les personnes sont angoissées et en colère, il est temps de transformer cette rage en action».

La principale conclusion de la synthèse du Giec est que si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas réduites immédiatement et de façon drastique dans tous les secteurs, conserver un monde vivable pour toutes et tous deviendra quasiment impossible.

Si nous parvenons à contenir le réchauffement en dessous de la barre des 1,5°C, il y aura «plus de bien-être, moins de risques, plus de justice, d’équité, une meilleure santé des écosystèmes, une baisse de la pauvreté. Ce qui demanderait plus de démocratie et de justice sociale», affirme les scientifiques du Giec.

3- Nous savons quoi faire, nous savons comment le faire, et maintenant il faut décider de le faire

Le rapport consacre pour la première fois un chapitre entier à la sobriété: «les politiques de sobriété évitent la demande en énergie, matériaux, eau et sol tout en offrant à chacun une vie décente dans les limites planétaires». La mise en place de politiques de sobriété nécessite une métamorphose de nos économies et des politiques publiques transversales pour accompagner les citoyens. 

Les auteurs estiment qu’une action efficace sur la demande des ménages en énergie et biens manufacturés permettrait de réduire de 40 à 70 % les émissions mondiales de CO2 d’ici à 2050. Et ce sont majoritairement les pays développés qui devront faire ces efforts.

En effet, les habitants des pays les moins développés émettent en moyenne 1,7 tonne de CO2 par an, contre 19 tonnes dans certaines régions du monde. Dans le monde, les 10% des ménages les plus riches représentent entre 36% et 45% des émissions totales de gaz à effet de serre.

Le rapport détaille également les mesures à prendre en fonction des secteurs. Il s’agit de repenser les zones urbaines (rénovation thermique, développement des transports en commun, espaces verts pour absorber le carbone…) mais aussi l'agriculture avec l'agroécologie, changer les régimes alimentaires…

Enfin, et c’est le point essentiel du rapport: «sans fermeture anticipée d’une partie des exploitations de charbon, gaz et pétrole, nous dépasserons un réchauffement de +1.5°C». La recommandation est de fermer les infrastructures fossiles plus tôt que prévu, de ne surtout pas en ouvrir de nouvelles et de développer les énergies renouvelables. La protection des terres, des eaux douces et des océans de la planète (entre 30 et 50%) de façon «efficace et équitable» est aussi une condition essentielle pour préserver une planète habitable.

Qu’attendons-nous pour appliquer toutes ces mesures ? La planète s’est déjà réchauffée de 1,1°C depuis le début de l’ère industrielle en raison de l’utilisation massive des énergies fossiles. L’Accord de Paris sur le climat signé en 2015, dont l’ambition a encore été réaffirmée lors des dernières négociations climatiques, cherche à éviter de dépasser les 2 degrés. Il appelle même à faire le maximum pour ne pas franchir ce seuil de 1,5°C.

4- Une mise au point après une année décevante pour le climat: changer le modèle énergétique et préserver la nature 

Sans se résigner, le Giec prévient, «alors qu’il faudra réduire les émissions de gaz à effet de serre de 45 % d’ici 2030 et de 60% d’ici 2035, par rapport à 2010, pour contenir le réchauffement à 1,5°C, les émissions mondiales liées aux énergies fossiles ont continué d’augmenter en 2022». Les leviers d’action pour la réduction de gaz à effet de serre et de l’adaptation existent à tous les niveaux. Ils doivent être accélérés.

Les États ne sont pas sur la bonne trajectoire, «bien loin de limiter la montée des températures à 1,5 °C, les engagements actuels mènent la planète vers un réchauffement d’au moins +2,4°C à la fin du siècle». 170 pays ont déjà mis en place des plans d’adaptation et d’atténuation, mais le rapport note que des inégalités importantes subsistent dans ce domaine. Les scientifiques s’inquiètent également du risque de mal-adaptation.

Cette synthèse intervient après une année manquée pour le climat tant du côté des émissions de CO2 que de l’adaptation. Elle souligne l’importance de prendre «des mesures ambitieuses et urgentes pour sécuriser un avenir viable et durable pour tous». Agira  plus vite pour limiter «les pertes et les dommages».

Le rapport met l’accent sur la question des pertes et dommages ainsi que la nécessaire justice climatique. Ces deux sujets sont des éléments centraux des négociations climatiques. Les décideurs ne peuvent plus ignorer leurs responsabilités. Les technologies et les capitaux sont là.

Le rapport du Giec siffle la fin de la récré. Il met en avant la nécessité de décarboner l’économie, la production d’énergie et la mobilité.  Cela passe par la sobriété et le recours aux énergies renouvelables comme le solaire et l’éolien, le développement de la mobilité active comme les transports en commun, le vélo ou la marche.

En plus de réduire les émissions de gaz à effet de serre, ces transformations réduiront d’autres formes de pollutions plus locales nocives pour la santé, comme les particules fines ou la suie provenant de la combustion des énergies fossiles qui polluent l’air intérieur comme extérieur.

Le climat ne se résume pas seulement aux émissions de gaz à effet de serre des énergies fossiles. Il faut aussi préserver la biodiversité. Le Giec estime qu’il faudrait protéger les milieux naturels d‘un tiers, voire de la moitié de la planète. Les écosystèmes jouent en effet un rôle dans la lutte contre le réchauffement climatique en stockant le carbone. Ils atténuent aussi les impacts des catastrophes comme les sècheresses et les inondations.

A l’aube d’une année chargée en sommets internationaux et négociations diplomatiques. Ce bilan scientifique, résumé et synthétisé pour pouvoir être lu et compris par les chefs d’État et de gouvernements du monde entier, arrive au bon moment. En particulier au moment du sommet sur le nouveau pacte financier entre pays en développement et pays développés, qui sera discuté en juin à Paris.

Les scientifiques et les ONGs appellent les États et la présidence émiratie de la COP28 à faire de la sortie des énergies fossiles et de la protection de la biodiversité deux priorités des discussions internationales en 2023.

En pleine crise climatique et d’effondrement de la biodiversité, et avec un bilan scientifique sans équivoque, les gouvernements ne peuvent pas manquer une nouvelle fois l’occasion de limiter le réchauffement climatique à 1,5° tout en protégeant la biodiversité. Ils devront accélérer leurs efforts à la COP28 et commencer sans attendre à mettre en œuvre l’accord mondial sur la biodiversité adopté à Montréal en 2022.

5- Réorienter les flux financiers pour lever les freins et embarquer tout le monde dans l’action climatique

Pour parachever ces ambitions, les auteurs du Giec notent que la technologie seule ne suffira pas puisqu’il faut aussi l’engagement des pouvoirs publics, des citoyens, des entreprises et des investisseurs.

L’accélération de l’action climatique n’aura lieu que s’il y a une multiplication de l’engagement du secteur financier. La croissance de la finance climatique s’est ralentie depuis 2018, au moment où elle aurait dû s’accélérer.

La finance mondiale représente 100 000 milliards de dollars de capital. Sans elle, la transition environnementale et sociale est difficilement actionnable. A l’inverse, les énergies fossiles ont reçu 1 000 milliards d’euros de subventions publiques en 2022. Source: Agence internationale de l'énergie (AIE).

Ces chiffres donnent le tournis d’autant plus quand on sait qu’une partie seulement suffirait à réduire les émissions de gaz à effet de serre, à s’adapter aux évolutions actuelles du réchauffement climatique et à assurer une meilleure protection des écosystèmes.

Face à la déstabilisation des marchés de l'énergie provoquée par la guerre en Ukraine et des prix extraordinairement élevés et volatils, les gouvernements ont préféré protéger les consommateurs et les entreprises. Contraints de répondre dans l'urgence à la flambée des tarifs de l'énergie, les États n'ont jamais autant subventionné la consommation des énergies fossiles qu'en 2022, alors que la crise climatique exigerait l'inverse.

Certaines de ces mesures peuvent être défendues comme [étant] nécessaires politiquement et socialement [...], mais l'ampleur de ces interventions est un signe inquiétant pour la transition énergétique. L’AIE a recommandé de mieux calibrer les subventions pour cibler les ménages les plus pauvres et les plus concernés par les hausses de prix.

Outre un fardeau significatif sur les finances publiques, ces dépenses font courir le risque de diminuer l'incitation à utiliser l'énergie efficacement ou à basculer vers des énergies propres. Les gouvernements doivent favoriser les investissements en faveur de la lutte contre réchauffement climatique. «L’argent est disponible pour rapidement réduire les émissions», écrit le Giec dans le communiqué de presse qui accompagne la sortie du rapport, à condition de lever certaines barrières.

En effet, des financements mal dirigés ou insuffisants freinent l’objectif «zéro carbone». Le sujet de la responsabilité et du financement de l’action climatique reste un point central des négociations. Les pays industrialisés n’ont pas tenu leur engagement de trouver 100 milliards de dollars pour aider les pays en développement.

Le réchauffement climatique se retrouve souvent éclipsé par d’autres préoccupations comme la guerre et l’inflation. La dernière COP sur le climat, fin 2022 en Égypte, a montré de nouveau les fractures au sein de la communauté internationale sur les réponses à apporter à la crise climatique.

Les transformations ont plus de chances d’aboutir quand il y a de la confiance, quand tout le monde arrive à travailler ensemble pour prioriser la réduction des risques et quand les bénéfices et les efforts sont répartis équitablement.

Nous vivons dans un monde divers où chacun endosse des responsabilités différentes et fait face à des opportunités différentes. Certains peuvent faire beaucoup tandis que d’autres auront besoin de soutien pour faire face aux changements.  C’est au moment de la prochaine COP 28 qu’on pourra voir si le monde a pris la mesure des enjeux que le Giec met une nouvelle fois en lumière.

6- Tout le monde est dans le déni face aux dangers écologiques: réduire de moitié en sept ans nos émissions

L’analyse du changement climatique, de ses causes, de ses conséquences ne peut que déboucher sur une réorientation rapide de la trajectoire de réchauffement. Le monde est en plein déni. Presque personne ne veut écouter quand le GIEC dit, que, pour éviter une hausse de 1,5°C, il faudrait réduire de moitié en sept ans nos émissions.

C’est une véritable «bifurcation» et non une simple «transition», une transformation profonde des modes de production et de consommation avec une intégration de l'ensemble des dimensions de la crise écologique, climatique, des ressources et de la biodiversité, pour penser une sobriété globale, juste, partagée et désirable.

Les enjeux liés au climat posent de nombreuses questions économiques, politiques et sociales, qui ont souvent été construites de manière dépolitisée, en se focalisant sur les logiques individuelles. Si la réalité du changement climatique n'est généralement plus remise en cause, celui-ci tend encore souvent à être soit minoré soit banalisé, avec un passage un peu brutal du déni au fatalisme.

La notion de transition porte implicitement un effet de naturalisation, de banalisation du risque climatique, tandis que les mesures d'adaptation, d'atténuation ou de résilience tendent à limiter les objectifs de lutte contre le dérèglement du climat. L'enjeu est de penser conjointement la limitation de l'empreinte carbone et la lutte contre le changement climatique comme une bifurcation vers un scénario de maîtrise de réchauffement global intégrant l’ensemble des dimensions de la crise écologique, afin de définir une véritable sobriété.
Les dénis de réalité s’expliquent assez facilement. Trop de gens préfèrent une explication du monde n’exigeant pas de fournir des efforts pour réduire leur émission; ou au moins conduisant à penser qu’il ne sert à rien d’en faire, parce qu’on ne peut avoir aucun impact sur son avenir. La maitrise du climat n’est pas à «notre» portée pensent-ils.

Alors, on confie aux puissants du moment le soin de gérer cette réalité qu’on ne veut pas voir, ce qu’ils font avec plaisir, dans leur intérêt immédiat, sans se préoccuper des générations futures, de peur de se faire accuser par leurs peuples de leur demander des efforts.

En agissant ainsi, la crise augmentera, les droits de l’homme reculeront, le climat de la planète se dégradera. Jusqu’à ce que la démocratie laisse la place à des dictatures, et que des centaines de millions de gens migrent pour fuir les dérèglements climatiques.

Nier la réalité est la meilleure façon de laisser advenir le pire.  Rien n’est plus urgent que de regarder les enjeux en face. Et d’agir.

Pr Samir Allal
Université de Versailles Paris-Saclay
 

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