Tahar Bekri: La poésie comme un devoir éthique
Le poète arabe pré-islamique, Kaa’b Ibn Zouhaïr disait, déjà au 7ème siècle, que parler de la poésie est difficile. Toute parole sur la poésie ne peut remplacer la poésie elle-même. Le succès d’un poème n’a pas toujours d’explications qui soient réglées comme les aiguilles d’une montre, malgré tous les efforts critiques ou théoriques, pertinents et louables. Je ne veux pas dire que la poésie reste un mystère total, mais qu’elle appartient à l’art. Et comme tout art majeur, elle est au cœur des sentiments humains les plus profonds, avec leur complexité, leur antagonisme, leur dimension cachée. Elle appartient à nos émotions et nous tentons par la langue de l’exprimer. Elle est notre sensibilité qui bat au rythme du monde.
La langue qui la porte n’est qu’un support à laquelle elle donne forme et rythme. La langue ne peut se substituer à la poésie pour devenir sa propre finalité, son propre but. Un tel objectif – qui existe dans certains courants de la poésie moderne – limite mon intérêt. Car je considère la poésie comme une parole importante, un vrai privilège de l’humain par rapport à l’animal. Et c’est dommage de la dilapider ou de la transformer en une parole rhétorique gratuite et creuse, qui tourne sur elle-même dans le vide, avec artifices, exercices de style et acrobatie du langage, comme une meule sans grains à moudre.
Aussi, la poésie s’appauvrit-elle en devenant un discours politique ou un slogan, un lieu commun et galvaudé, une parole au service de la propagande ou de l’idéologie. Je ne veux pas dire qu’elle doit être en dehors de la mêlée politique ou sociale. Mon engagement dans les causes de l’humain ne signifie pas que je devienne l’écho de quelqu’un, son héraut, parce que le poème est, avant tout, une voix singulière, particulière, même si l’humanité est la même. Il en est de la diversité des êtres. Son élaboration esthétique, la quête de sa forme, de son sens, nécessitent bien des labeurs, des recherches. Et nous devons tenter de répondre à cette question : Comment faire part de nos émotions dans la langue sans négliger la vision ?
Le poème n’est pas une loi mathématique, ni un théorème, ni un objet tout prêt, présenté sur un plateau. Toute définition qui ferme sa frontière peut lui être fatale. Car il est un acte de liberté, d’affranchissement formel et sémantique. Prose ou poésie, la frontière est de plus en plus abolie. C’est une vision dynamique. Avec l’exigence, la poésie devient visionnaire. Rebelle à la domestication de l’esprit. Elle est une aventure humaine formidable, vol de feu, chevauchée de l’imagination. Et même si elle part du réel dans lequel elle est amplement ancrée, elle ne peut se passer d’imaginaire. Comme expression généreuse et altruiste, elle vole d’un lieu à un autre, d’une époque à l’autre, dans une liberté que lui offre l’immensité de l’espace et le temps. L’Histoire aidant. L’inspiration montée comme un bouraq, ce cheval ailé, dans le dérèglement des sens. Et comme un phénix, le poète renaît de ses cendres, de ses brûlures.
Quand j’ai commencé à publier mes textes, je comparais le poète à une bougie qui, pour éclairer la nuit, doit se consumer. Parce que c’est son lot humain, sa condition de Sisyphe.
Les métaphores sont là pour permettre cela. Peu importe, la sagesse du poème, il fait appel pour cela à la magie. Et ce n’est pas le moindre paradoxe. Appelez cela muse, état second, démon, ou jinn. L’écriture poétique est tout cela à la fois.
J’essaie, grâce à elle, de dire mon être, de défendre mon visage humain, contre la laideur dans le monde: oppression, tyrannie, guerre, violence, racisme, intolérance, fanatisme, obscurantisme, etc. Elle est mon devoir éthique, esthétique, ma conscience morale, ma résistance contre la volonté de mort.
La poésie est respect de l’humain, où qu’il soit, d’où qu’il vienne, un chant d’amour contre les vautours, les chauves-souris, les sangsues, les serpents qui sifflent de haine, les hyènes qui se nourrissent de charognes. Elle est une quête des vérités humaines. Faciles en apparence, plus difficiles au fond.
J’écris de l’interrogation inquiète, de l’intériorité plongée dans la fureur du monde, du silence couvert par le bruit, de la défense de la lumière pour percer la cécité menaçante. Une manière d’être au monde.
J’écris, pour des raisons historiques mais aussi par choix personnel, en français et en arabe. Cela est dû à ma scolarité. A l’indépendance de la Tunisie, en 1956, j’ai suivi un enseignement bilingue. La langue française a été introduite en 1840, avant la colonisation française, survenue en 1881. J’ai la chance d’avoir deux langues. Elles me permettent d’habiter une maison à deux fenêtres. L’une arabe où la poésie date du 6ème siècle, l’autre, française, grâce à laquelle j’ai pu lire de nombreux poètes étrangers, traduits. La poésie est une volonté de dialogue inter-linguistique, interculturel, pour d’échapper à l’identité étroite et chauvine. Mon toit est l’univers, mon sol est la terre, ma porte est ouverte sur le large, ouverte aux quatre vents pour accueillir l’humanité entière.
Philosophiquement, je doute souvent. Ma seule certitude est le parcours humain dans sa traversée à la fois, généreuse et inquiète, épique et tragique, fragile et stoïque, grande et éphémère, laborieuse et inconsolable, douloureuse et résistante à la vie, l’amour, la mort.
Tahar Bekri
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