News - 18.12.2023

Ammar Mahjoubi: L'économie et l'esprit du capitalisme

Ammar Mahjoubi: L'économie et l'esprit du capitalisme

Dans Le pain et le cirque, son livre sur l’évergétisme, le don à la collectivité, Paul Veyne considère que la différence entre un notable romain et un bourgeois du XIXe siècle ne tient pas à leur mentalité, ni même au système capitaliste, mais au développement économique considérable, à un phénomène de croissance d’une ampleur sans précédent. Nouveauté absolue, ce phénomène avait en ce siècle multiplié en Occident le produit par vingt, pour une population qui n’avait que triplé. Il avait fait que les secteurs secondaire et tertiaire, jusqu’alors embryonnaires, occupèrent désormais la plus grande part du terrain social. Non seulement la classe supérieure n’était plus celle des propriétaires fonciers, mais surtout la structure de son échelle de prestige était bouleversée ; les supériorités avaient cessé d’être cumulatives, et l’activité économique était devenue une spécialité, une profession reconnue et considérée.

Certes, en ce XIXe siècle, les propriétaires fonciers et les marchands spécialisés avaient continué leurs activités, mais c’était la réussite professionnelle dans les professions économiques qui était devenue socialement valorisée. La qualité d’homme de loisir et la dignité politique n’étaient plus les seuls titres de prestige chers aux Anciens, mais désormais les «directeurs de société», le titre de «grand économiste» étaient devenus aussi valorisants que celui d’« ancien ministre»; et ces innovations étaient la conséquence directe du développement économique, dont les causes étaient largement reconnues, à commencer par la révolution technique et les gros surplus agricoles…

On a renoncé alors à considérer que ces innovations sociales étaient dues à l’esprit du capitalisme; les marchands médiévaux étaient non pas les ancêtres, mais seulement l’un des moyens, ou plutôt des noyaux de la rationalité économique partagée par toutes les époques historiques. Il ne s’agit donc pas d’une lente ascension du capitalisme, mais d’une rencontre, au XIXe siècle, entre l’esprit capitaliste et un développement économique exceptionnel qui avait bouleversé la société. De minoritaires négligés, les secteurs secondaires et tertiaires prioritaires et celui de l’économie en général étaient devenus énormes et compliqués. Les entrepreneurs du XIXe siècle étaient devenus des autorités portant les insignes de leur grade, des chefs qui mettaient leur fierté dans leurs réussites professionnelles devenues une fin en soi.

Le développement économique, affirme-t-on, avait été bloqué à l’époque antique par des mentalités collectives qui valorisaient les activités politiques et l’acquisition du statut social, avec les dépenses d’apparat et un mépris affiché du travail…Bref, des considérations plus ou moins générales et confuses alors qu’il s’agissait de sociétés anciennes, dont l’économie n’était pas parvenue au stade de la spécialisation et de l’autonomie auxquelles parviendra la société industrielle. Autonomie et spécialisation qui étaient des innovations inconnues à l’époque antique, pendant laquelle nul n’imaginait qu’une réussite professionnelle dans l’activité économique était chose glorieuse. A cette époque, il ne s’était pas encore produit ce développement extraordinaire qui permit à l’économie de devenir un immense secteur autonome, avec sa propre échelle d’évaluation. De même, on s’évertue de nos jours à hisser les économies des sociétés du Tiers Monde au niveau de l’économie occidentale, au niveau d’une économie d’un autre âge que le leur, et on s’étonne que ces vieilles sociétés rejettent la greffe, n’arrivent pas à se passionner pour les professions économiques. Pour y parvenir, l’obligation claire est qu’ils se transforment, pour que le haut du pavé soit occupé par les entrepreneurs, par les hommes d’affaires; ce que ces sociétés refusent en continuant à vivre traditionnellement et à rechigner à toute transformation.

Selon les époques, il avait existé des notables qui avaient eu l’esprit d’entreprise et d’autres qui ne l’avaient pas eu. Certains d’entre eux s’étaient conduits en mécènes, comme les notables antiques qui étaient à la fois entrepreneurs et mécènes. Les classes possédantes vivaient richement et le passage était aisé du luxe et de l’ostentation au mécénat. Souvent, de nos jours, on a déploré l’égoïsme des sociétés contemporaines qui ont perdu le sens du don entretenu par le monde antique; l’esprit capitaliste ne doit-il pas être incriminé ? Certes, la concurrence oblige à réinvestir les capitaux et la séparation entre les revenus privés et la caisse de l’entreprise limite les dépenses somptuaires le plus souvent. Les «managers», aussi, ne sont que de simples gestionnaires et n’ont pas le droit de faire des libéralités aux dépens des propriétaires… Mais le mécénat capitaliste n’en existe pas moins, car souvent les milliardaires ont le geste large et des motivations diverses, religieuses, esthétiques, ou simplement citoyennes. Deux raisons expliquent aussi le mécénat des grandes firmes: elles ont, d’une part, une personnalité qui prétend à l’ostentation et, de l’autre, une rationalité économique qui exige la culture d’une image de marque et des amitiés d’affaires à entretenir. La mesquinerie, d’ailleurs, ne se trouve que chez les simples administrateurs des biens qui leur sont confiés, alors que l’homme d’affaires est beaucoup plus complexe.Le vrai recul du mécénat n’est pas dû à des raisons capitalistes et les facteurs en cause sont multiples. Les écarts de revenus, d’abord, se sont relativement réduits et, surtout, les classes supérieures ne peuvent afficher leur richesse comme si elle était légitime. Seul l’Etat peut faire des dons sans humilier les bénéficiaires. Les dépenses somptuaires, enfin, étaient et seraient impossibles sans la croissance économique dont avaient justement bénéficié l’époque hellénistique et le Haut Empire romain. Les ruines innombrables qui datent de ces époques, au Maghreb et dans tous les sites archéologiques du monde antique, suffisent à le montrer et à confirmer que pendant le demi- millénaire, qui sépare la mort d’Alexandre de la crise impériale du IIIe siècle et de l’expansion du christianisme, ce monde avait eu un niveau de vie exceptionnel. Et grâce à cette croissance, les classes supérieures avaient cumulé somptuosités et dons, sans penser à réserver une part de leurs bénéfices à des investissements créateurs.

Selon G. Charles-Picard, «le problème fondamental de l’histoire de l’Empire romain a été la médiocrité des possibilités d’investissements créateurs, qui l’a contraint de vivre au jour le jour, dépensant sans souci ses bénéfices… (En cela), la situation de l’Empire n’était pas fondamentalement différente de celle de l’ensemble des sociétés humaines jusqu’au XVIIIe siècle… qui (comme les Romains) ont pétrifié leur surplus en une parure monumentale qui, du point de vue économique, n’apparaît que comme un magnifique, mais stérile, épiphénomène» (La civilisation de l’Afrique romaine, 2e édition). Mais les occasions d’investissement manquaient-elles vraiment? S’était demandé Veyne (source principale de cet article) qui, sachant que les investissements industriels doivent être écartés avant le XVIIIe siècle, avait remarqué que l’agriculture antique, par contre, ne manquait pas d’occasions pour investir, ne serait-ce qu’en s’attelant à une mise en valeur des forêts et des prairies qui, dans beaucoup de pays, couvraient des régions entières.

L’agriculture dans les économies anciennes était bien la source de toutes les richesses; et la croissance consistait à accroître le produit agricole, pour libérer la main-d’œuvre et livrer des ressources aux autres secteurs. Alors que de nos jours, dans les pays de l’Occident, la croissance consiste à produire plus d’objets manufacturés à des sociétés dont la subsistance était assurée, et les investissements du deuxième et troisième secteurs sont réalisés en détournant de la consommation une fraction du produit de ces mêmes secteurs.

Toujours et partout, la croissance implique qu’une partie de la consommation et du temps perdu soit épargnée, afin de l’investir en capital productif ou en travail. Dans les pays du Tiers Monde, où la majorité de la population dépasse à peine le niveau de subsistance, l’épargne indispensable ne pourra être constituée qu’aux dépens de la consommation des notables et des dépenses somptuaires dans des pays où les écarts de revenus sont plus grands que dans les pays occidentaux. Pour investir, il faut donc, de façon générale, consommer moins et épargner davantage; mais pour certains, parmi les économistes, le luxe et les somptuosités sont bons ou mauvais selon la conjoncture et il serait opportun, à chaque fois, de faire tantôt l’éloge de l’épargne et tantôt, à la suite de Keynes, celui de la dépense privée ou publique. En reprenant à son compte l’antique éloge du luxe, Keynes en arrive même à vanter le gaspillage pharaonique: «Des dépenses sur fonds d’emprunt peuvent, même lorsqu’elles sont inutiles, enrichir en définitive la collectivité. La construction des pyramides, les tremblements de terre et jusqu’aux guerres peuvent contribuer à accroître la richesse, et l’éducation des hommes d’Etat dans les principes de l’économie classique s’oppose à une solution meilleure; à vrai dire, il serait plus sensé de construire des maisons ou quelque chose d’utile, mais des difficultés politiques ou pratiques s’y opposent, le moyen précédent vaut mieux encore que rien. L’ancienne Egypte avait le double privilège, qui explique sans doute sa richesse fabuleuse, de posséder deux sortes d’activités, la construction des pyramides et l’extraction des métaux précieux dont les fruits, du fait qu’ils servent aux besoins de l’homme sans être consommés, ne s’avilissent pas à raison de leur abondance, le Moyen Age construisait des cathédrales et chantait des cantiques… En creusant des trous dans le sol, aux frais de l’épargne, on croît non seulement l’emploi, mais le revenu national réel en biens et services».Mais économiquement, rien n’est vrai en général car parfois la demande accroît la production et, parfois aussi, elle n’augmente que les prix. Arrêter brusquement une thésaurisation générale peut encourager la production, mais peut aussi entraîner l’inflation. La période hellénistique et celle du Haut Empire romain avaient été des époques de croissance et les dépenses somptueuses de l’évergétisme en étaient les symptômes éloquents. La consommation des fruits de cette croissance, et non pas leur épargne, avaient pu activer les affaires; mais il aurait été aussi important de les épargner pour les investir et augmenter, par des travaux de déforestation et de défrichage, la croissance économique.

Pour conclure, disons que le luxe et les somptuosités de l’évergétisme antique étaient, en même temps, la meilleure et la pire des solutions. En consommant, ils pouvaient probablement provoquer l’investissement ; mais pour investir, il aurait aussi fallu consommer moins et épargner. Selon les conjonctures, selon les «temps», il est donc indiqué ou non d’épargner ou de dépenser ; mais, de toute façon, il faut qu’une industrie puissante et une mentalité capitaliste existent; sinon, le supplément de dépenses ne fera que tuer l’investissement et multiplier les prix.

Ammar Mahjoubi

 

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