Tunisie: Et si, en réponse à la sécheresse, on utilisait l’eau de mer pour l’irrigation ?
Par Ridha Bergaoui - Sur terre, l’eau douce est rare. Elle représente seulement 2,5 pour cent de la quantité totale d’eau disponible. Moins de 1 % se trouve à la surface, 30% dans les aquifères en profondeur et 69% sous forme de glace et de neige. L’eau douce doit contenir moins d’1 g de sels dissous par litre, l’eau de mer en contient 35g alors qu’une eau dite saumâtre en contient jusqu’à 10g/litre.
Réchauffement climatique et sécheresse
Le réchauffement climatique entraine d’une part la fonte des glaciers et d’autre part une augmentation de la température des mers et océans. L’évaporation de l’eau contenue dans le sol, les mers et les surfaces humides ainsi que l’évapotranspiration des plantes augmentent et la quantité d’eau douce disponible a tendance à légèrement augmenter. Toutefois le changement climatique a amplifié les événements climatiques extrêmes et le déséquilibre dans la répartition des précipitations avec d’une part des orages, inondations et des pluies torrentielles dans certaines régions et d’autre part des sécheresses intenses et un manque de pluies dans d’autres.
La Méditerranée est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement climatique et la sécheresse. La Tunisie est un pays essentiellement aride, dans une situation de pauvreté hydrique. La disponibilité en eau douce par habitant et par an n’est que de 400 m3. Avec la croissance démographique et l’augmentation des périodes de sécheresse, ce disponible ne cesse de se réduire. Notre pays a toujours connu de nombreuses années de sécheresse. D’habitude on comptait d’une façon approximative, sur un cycle de 3 ans, une année excédentaire, une année moyenne et une année déficitaire. Ce cycle est, de nos jours, complètement rompu et on assiste à une augmentation et une succession de la fréquence des épisodes sèches. Depuis quelques années, la Tunisie connait une importante sécheresse qui s’étend sur de nombreuses années. A part l’année 2018-2019, relativement pluvieuse, la quantité de pluies reçue depuis 2015 est de loin inférieure à la moyenne habituelle.
Sécheresse et agriculture
Des études semblent confirmer la persistance de la sécheresse et une réduction sensible de la pluviométrie. Cette sécheresse prolongée a bien sûr une incidence sur les disponibilités hydriques aussi bien pour l’eau potable que l’eau destinée à l’irrigation. Par ailleurs, l’agriculture Tunisienne étant essentiellement pluviale, le manque de pluies conduit à une réduction sensible de la production agricole et une augmentation des couts de production.
Le Ministère de l’agriculture, des ressources hydrauliques et de la pêche a pris un certain nombre de mesures pour affronter la situation de plus en plus tendue, en attendant le retour des pluies. Un rationnement de l’eau potable, une interdiction de certaines cultures dans les périmètres publics irrigués grosses consommatrices d’eau, le transfert de l’eau des barrages du Nord... Les programmes de l’utilisation des eaux usées traitées ainsi que ceux de la désalinisation de l’eau de mer et eaux saumâtres ont été renforcés. Quoi que ces mesures soient très onéreuses, elles ne sont pas toutefois suffisantes pour répondre aux besoins de plus en plus croissants des différents usagers notamment les agriculteurs qui trouvent d’énormes difficultés pour cultiver la terre et nourrir le cheptel. Par ailleurs, la Tunisie dispose de 1300 km de côtes donnant sur la Méditerranée et la tentation est grande d’utiliser l’eau de mer aussi bien pour l’approvisionnement de la population en eau potable que pour l’agriculture.
Utilisation de l’eau de mer
Face au déficit hydrique, de nombreux pays, surtout les pays du Golfe, ont eu recours depuis de nombreuses années au dessalement de l’eau de mer. L’Arabie saoudite, les Emirats arabes, la Jordanie, l’Egypte, Oman et le Maroc sont en tête des pays qui investissent le plus dans le dessalement de l’eau de mer. Celui-ci peut se faire soit par évaporation puis condensation soit par osmose inverse avec passage sous pression de l’eau de mer à travers une membrane semi-perméable qui retient le sel et laisse passer l’eau douce. Quoique ces deux techniques soient très couteuses, la dernière est moins onéreuse ce qui explique son utilisation de plus en plus fréquente. Elle a toutefois l’inconvénient de laisser une saumure très concentrée en sels qui pourrait polluer le milieu (mers et sols) là où elle sera déversée et une dégradation des écosystèmes.
La désalinisation de l’eau de mer est réalisée essentiellement pour la production de l’eau potable de boisson. Compte tenu du cout élevé son utilisation pour l’irrigation des cultures est peu fréquente et non rentable. Toutefois certains pays, et face à une sécheresse prolongée, ont dû y recourir pour garantir d’une part une production agricole minimale et préserver les nappes phréatiques sur exploitées et d’autre part assurer une certaine stabilité socio-politique, l’agriculture jouant une importance économique capitale.
Dessalement des eaux à des fins agricoles
Rentabiliser le dessalement de l’eau salée pour son usage en agriculture peut être possible moyennant un choix judicieux de la culture à pratiquer, des productions de primeurs à haute valeur ajoutée, demandées sur le marché et vendues à des prix intéressants. Le dessalement peut être complété par des techniques culturales économes en eau comme les cultures sous serres en hors sol avec irrigation localisée (goutte à goutte). Il est également possible d’utiliser de l’énergie solaire photovoltaïque pour les installations de dessalement ce qui permet à la fois de réduire les frais et la production de gaz à effet de serre, le CO².
En Tunisie, un projet pilote de dessalement à l’énergie solaire photovoltaïque a été réalisé à la ferme El Béji, gouvernorat de Gabes, dans le cadre des projets «Renforcement du marché solaire» et «Innovation dans l’agriculture et l’agroalimentaire», par l’agence de la coopération Allemande (GIZ) et la collaboration de l’ANME et de l’APIA. Le projet comprend une unité de dessalement à l’énergie photovoltaïque d’une eau saumâtre de 2,4g/l pour obtenir une eau à salinité de 0,05g/l. Celle-ci est mélangée à l’eau brute pour aboutir à une eau d’irrigation de 0,5 à 1,5 g/l. La quantité d’eau obtenue (environ 33 m3/j) est utilisée pour irriguer 1 ha de cultures sous serre. Le rejet (à 6g/l de sel) est utilisé pour l’irrigation d’1ha de luzerne ou du quinoa qui tolèrent un taux élevé de sel. Moyennant un choix de cultures de haute rentabilité économique, l’installation semble tout à fait viable et représente une solution intéressante pour valoriser des eaux saumâtres non conventionnelles et dynamiser de nombreuses régions arides.
Le dessalement de l’eau de mer à 35 g/l est certainement beaucoup plus couteux que celui d’une eau saumâtre beaucoup moins chargée en sel. L’idée serait d’utiliser directement l’eau de la mer, sans la des saliniser, pour l’irrigation des cultures.
Tolérance des plantes au sel
Seules quelques rares espèces de plantes peuvent vivre dans un milieu riche en sel. La posidonie (Posidoniaoceanica) est une plante marine à fleurs et fruits qui pousse en Méditerranée et forme de grands herbiers des fonds très utiles pour les équilibres des milieux marins. Les feuilles mortes sont rejetées par la mer et forment des pelotes qu’on rencontre souvent sur nos plages. Les mangroves sont des écosystèmes qui se développent le long de certaines côtes des zones tropicales et subtropicales. Elles sont constituées d’une flore de plantes et d’arbustes adaptées au milieu marin et résistantes au sel. Les salicornes sont des plantes grasses qui se développent naturellement dans les côtes océaniques et les marais salants. Elles peuvent être consommées crues en salade ou cuites comme légume ou marinées dans du vinaigre. Elles peuvent être cultivées et irriguées à l’eau de mer.
A l’exception de ces quelques exemples de plantes qui poussent normalement en milieu marin, les plantes cultivées ne tolèrent pas un taux élevé de sel dans le sol ou dans l’eau. En effet, les plantes absorbent l’eau et les éléments nutritifs, à travers la membrane cellulaire, par leurs racines, grâce à un processus connu appelé osmose. Celui-ci est basé sur la différence de concentration entre les cellules et le milieu. L’eau passe du milieu le moins concentré au milieu le plus concentré. Lorsque la teneur en sel du sol est supérieure à celle des plantes, l’eau passe de la plante au sol. La plante se déshydrate et meurt lentement. Cultivées en présence de sel, la croissance et le développement des plantes se trouvent affecté ainsi que les rendements et la qualité des fruits.
Sélection pour la résistance au sel
La tolérance au sel dépend de la plante, certaines espèces sont, dans une certaine limite, plus tolérantes que d’autres. Il est ainsi possible de sélectionner des plantes tolérantes. Les méthodes classiques de sélection semblent donner des résultats trop lents, compte tenu de la complexité des mécanismes physiologiques, biochimiques et moléculaires impliqués dans la tolérance au sel. Des progrès importants sont en cours tant dans la connaissance des mécanismes qu’au niveau des techniques de sélection et d’introduction des gènes favorables.
De nombreux laboratoires se consacrent à la question de la tolérance au sel, et il est fort possible de disposer, dans un avenir proche, de variétés tolérantes. On parle déjà de variétés de blé, de riz et de coton résistantes et disponibles à l’échelle commerciale.
En Tunisie des recherches sur la tolérance des plantes à l’eau salée ont été menées, notamment au Centre de biotechnologie de Bordj Cédria. Dans une étude qui date de l’année 2000, Sleimi et Abdelly montrent qu’il est possible d’irriguer les halophytes (plantes adaptées à l’eau salée ou poussant dans des sols salés) Suaedafruticosa et Spartinaalterniflora, à l’eau de mer complète ou diluée à 50% et enrichie en azote et phosphore. Ces plantes poussent correctement et donnent un rendement intéressant. Ils indiquent que certaines halophytes sont capables de produire 35 tonnes de matière sèche fourragère par ha/an sensiblement autant qu’une luzerne irriguée à l’eau douce. Les halophytes sont par ailleurs très bien acceptées par les animaux et peuvent être utilisées pour la production de viande. En cette période de sécheresse et de déficit de pluies et de ressources fourragères, ces halophytes peuvent contribuer, surtout dans les zones côtières, à résoudre le problème épineux de l’alimentation du bétail. Dans une autre étude sur le caroubier, les auteurs montrent que l’eau de mer n’affecte pas la germination et la croissance des racines des graines et peut être utilisée en agroforesterie.
Désormais chaque goutte d’eau compte
Dans un contexte de sécheresse et de déficit en eau douce destinée aussi bien pour la boisson que les activités des ménages ainsi que l’eau d’irrigation pour la production des aliments, de nombreuses mesures doivent envisagées pour d’une part augmenter les disponibilités et d’autre part rationnaliser la demande et lutter contre les pertes et le gaspillage.
L’exploitation des ressources d’eau non conventionnelle est indispensable. L’utilisation des eaux usées traitées pour l’irrigation est un choix stratégique important qui ne doit pas poser de problème. Dans certains pays, les eaux usées traitées sont recyclées pour leur utilisation comme eau de boisson.
Malgré son coût élevé, la désalinisation des eaux saumâtres et de l’eau de mer est une pratique évidente pour alimentation la population en eau de boisson. L’utilisation du photovoltaïque permet de réduire les coûts et d’utiliser de l’énergie propre et renouvelable. Il y a quelques années, on parlait du nexus solaire-eau pour parler de l’utilisation de l’énergie photovoltaïque pour le pompage de l’eau. De nos jours, on parle plus du dessalement de l’eau saumâtre ou de mer à l’énergie solaire et du nexus eau-énergie-alimentation. La FAO utilise plutôt l’expression «nexus eau-énergie-alimentation-écosystèmes (WEFE en anglais)» compte tenu de l’interconnections entre ces quatre éléments. Une attention particulière doit être accordée à l’épandage des saumures résultant de la désalinisation afin d’éviter la pollution et la perturbation des milieux marins ou terrestre.
Malgré son cout très élevé, la désalinisation de l’eau de mer et des eaux saumâtres pour l’irrigation des cultures est de plus en plus envisagées par de nombreux pays souffrant de sécheresse. Dans un avenir proche, la recherche et les progrès scientifiques vont certainement permettre l’amélioration des techniques de désalinisation et la réduction des coûts. D’autre part de nombreux laboratoires au monde, travaillent sur la résistance des plantes au sel, aussi bien la connaissance des mécanismes (physiologiques, cellulaires et moléculaires) que la sélection de variétés tolérantes. Il serait probablement possible, un jour, de cultiver du blé, riz ou maïs (qui représentent la base de l’alimentation humaine) par exemple à l’eau de mer tout en ayant des rendements et des productions correctes. La culture de certaines plantes halophiles, comme mentionné plus haut, surtout les salicornes comestibles ou la Suaedafruticosa et Spartinaalterniflora comme plantes fourragères est tout à fait possible et intéressante.
Enfin il faut souligner que l’utilisation des eaux salées entraine l’accumulation du sel dans le sol. Le sel conduit à la dégradation du sol et le rend stérile et inapte à la culture. Il est possible d’y remédier en apportant des amendements calcaires (chaulage) et de la matière organique (fumier) pour améliorer la texture et la structure du sol.
Compte tenu de l’importance de la thématique relative à l’utilisation de l’eau chargée en sel, il serait important, pour le pays, de développer des projets fédérateurs groupant tous les laboratoires de recherche intéressés pour étudier les différents aspects (mécanismes de résistance des plantes, incidence sur la qualité des sols et moyens d’y remédier, sélection de variétés résistantes, culture des plantes halophytes…) et de leur consacrer les moyens humains et matériels nécessaires. La Tunisie a soif et il est indispensable d’envisager toutes les solutions possibles, y compris l’utilisation de l’eau de mer pour l’agriculture. Seule la recherche scientifique est capable de trouver et de proposer aux décideurs des solutions sérieuses possibles pour éviter la dépendance et la faim. Finalement l’eau sert beaucoup plus à manger qu’à boire. En effet, la quantité d’eau utilisée pour l’agriculture et la production des aliments est beaucoup plus importante que celle utilisée comme boisson.
Ridha Bergaoui
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Commençant tout d'abord de traiter les eaux usées ,actuellement la quantité d'eau usée traiter utilisée en agriculture en Tunisie ne dépasse pas les 8%.Des quantités d'eau usée traitées importantes sont deversées chaque mn dans la mer alors que nos terres souffrent de sécheresse. Allez voir à titre d'exemple la station de pompage à Elhessien cituée à Borj Touil à Raoued, plus de 160 0000 M3 d'eau usée traitée provenant des STEP charguia, gammart et Ariana Nord sont véhiculées dans deux conduites en FB jusqu'au hessien, puis cette quantité d'eau est refoulée vers la mer et deversée à plus de quatre km en pleine mer à une profondeur de plus de 20m. cette quantité perdue en mer est capable d'irriguer plusieurs ha d'orge en vert, ou de luzerne ou apportée un complément d'irrigation pour le blé dans la pleine de Borj Touil où un réseau d'irrigation en sous pression ( 3200 ha) est déjà crée mais seulement 100 ha irrigués sont utilisés par manque d'eau pompée vers ce périmétre. Même chose à Sfax où toute l'eau usée traitée est deversée en mer alors que les oliviers de Eha3al meurent de sécheresse. En Gordanie comme en Israël, les eaux usées sont toutes recyclées et utilisées en agriculture par goutte à goutte. Depuis des années ,on parle de stratégie nationale pour la réutilisation des EUT en agricultures mais le résultat est médiocre. Donc avant de penser à déssaliniset l'eau de mer ,pensant à utiliser les EUT disponibles tous les jours et à moins prix.
Tout à fait exact si Mohamed Jarboui. J’ai dit moi-même dans l’article que « l’utilisation des eaux usées traitées pour l’irrigation est un choix stratégique important qui ne doit pas poser de problème ». Certains pays recyclent même les EUT pour en faire des eaux à boire. J’ai dit également que « La Tunisie a soif et il est indispensable d’envisager toutes les solutions possibles, y compris l’utilisation de l’eau de mer pour l’agriculture » qui reste la dernière alternative pour produire à manger compte tenu du cout élevé de la désalinisation et de son effet néfaste sur le sol. J’espère qu’on n’arrivera pas là et que Dieu nous enverra suffisamment de pluies, de quoi remplir nos nappes phréatiques et nos barrages et pratiquer l’agriculture dans les meilleures conditions. Malheureusement les nouvelles ne semblent pas optimistes et le réchauffement climatique et la sécheresse risquent de s’installer chez nous pour un bon moment.