Ammar Mahjoubi: Aux origines du sionisme chrétien
A l’époque antique, toute communauté qui ne vivait pas dans une cité, qui était dépourvue d’organisation civique, était considérée comme une collectivité barbare; et la Cité-Etat était, pour les Grecs, la marque de leur supériorité sur les tribus et les peuplades barbares. En ce temps-là, être civilisé c’était être citoyen dans une cité. De même être civilisé de nos jours, c’est vivre dans un Etat-Nation et, de préférence, dans l’Etat-Nation d’une démocratie occidentale; et c’est dans ces démocraties, tout particulièrement dans les milieux du protestantisme anglo-saxon, qu’on s’est avisé, après le démantèlement de l’Empire ottoman, qu’en terre de Palestine vivait une communauté dépourvue d’organisation civique et, partant, une collectivité vide de sens par l’absence de la nation ; et celle-ci n’est susceptible de voir le jour que lorsque le peuple juif y accomplira son destin, lorsque sera ouverte la voie à l’établissement du royaume de Dieu. Obsession eschatologique qu’épousent et soutiennent en Palestine, au milieu du XIXe siècle, les autorités du mandat britannique.
A la même époque en Angleterre Antony Ashley-Cooper, membre du parlement promu à la chambre des Lords sous le nom de Lord Shaftesbury, espère en 1854 qu’à la faveur de la guerre de Crimée se trouve l’opportunité historique de ce retour du peuple juif en Palestine, dont les habitants disparaissent subrepticement sous sa plume : «Il est un pays sans nation» écrit-il, «Et Dieu maintenant nous dirige dans Sa Sagesse et Sa miséricorde vers une nation sans pays. Son peuple autrefois aimé et, oui, toujours aimé, les fils d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.» (Donald Lewis, The origins of Christian Zionism, p.205). Les écrits de Shastesbury sont loin d’être isolés dans cette vision d’une Palestine judaïsée, sous les auspices de l’Angleterre victorienne. Mais les textes ne suffisent pas et on lance le «Palestine Exploration Fund» pour soutenir les missions archéologiques en Terre Sainte. Thomas Cook, pionnier baptiste des agences de voyages, crée à Jérusalem en 1869 une forme de tourisme évangélique grâce à la découverte miraculeuse d’un patrimoine hébraïque, qu’on croit identifier à chaque trouvaille archéologique, et jusque dans la toponymie palestinienne. En fait, ces fouilles ne sont souvent destinées qu’à attester ou confirmer la validité des prophéties.
Ces dernières et tout le registre biblique sont évoqués dans les paroles d’Ezechiel et, en particulier, dans le Livre de Jerémie (51,10) : «Venons proclamer en Sion l’œuvre de l’Eternel notre Dieu.» Parole du prophète formellement, mais davantage et réellement celle de Dieu, car comme l’ensemble des grands prophètes d’Israël, Jérémie a, de l’inspiration divine, la même conception que toute l’antiquité sémitique. Celle-ci considère en effet qu’il s’agit, avec le «wahi» الوحي, d’une irruption dans l’être humain divinement inspiré d’une puissance étrangère qu’il appelle, d’ordinaire, l’Esprit ou la Parole de Yahvé : «Ils se sentent saisis par la main de Yahvé (Es.8, 11)» et sont en rapport intime avec lui, remplis de son esprit (Am.3, 7, 8-Jer.23,18,22- Es.37,I et 42, I, etc.). «Tu m’as séduit, tu m’as fait violence», dit Jérémie à son Dieu (30,7) et ces paroles accompagnent des formules comme «Ainsi dit Yahvé» ou «oracle de Yahvé» ; lorsque les grands prophètes parlent ainsi à la première personne, c’est soit en leur propre nom, soit au nom de Yahvé. C’est principalement en raison de cette obsession eschatologique du protestantisme anglo-saxon que le sionisme, c'est-à-dire le mouvement prônant le rassemblement du peuple juif sur la terre d’Israël, a donc été historiquement chrétien avant d’être juif, et cela depuis fort longtemps, dès le début du XVIIe siècle, lorsque débarque sur le continent américain, vers 1626, William Bradford, bientôt suivi par des dizaines de dissidents anglais, opposés à l’Eglise anglicane, qui avaient émigré et trouvé refuge aux Pays-Bas. Pour eux, pour ces «Pères pèlerins», l’Amérique était la «Nouvelle Terre promise», celle où ne tardera pas à être fondée, sur le mont Sion des temps nouveaux, la Jérusalem moderne. L’imprégnation et la ferveur de ces fondamentalistes étaient si puissantes qu’ils s’empressèrent de les matérialiser dans la toponymie du territoire américain progressivement conquis. Ils donnèrent ainsi le nom de Sion à de nombreuses collines et fondèrent, dès 1620, la colonie de Plymouth. En 1626, c’est le port de Salem qui fut fondé dans le Massachusetts; Salem, la ville qui fut le siège, à la fin du siècle, de cette fameuse «chasse aux sorcières» par laquelle ces fanatiques cherchèrent à assouvir leur névrose dans la cruauté hystérique la plus abjecte.
C’est en Angleterre, depuis les bouleversements religieux des 16e et 17e siècles, que ces puritains exaltés propageaient des idées qui auraient détruit l’unité de l’Eglise d’Etat et sapé l’autorité du roi. Parmi eux, un petit groupe de «séparatistes», une secte extrémiste ainsi appelée, partirent pour Leyde où, sans aucun ennui, leur serait permis l’exercice de leur religion comme ils l’entendaient. Ils étaient désignés sous le nom de «Pères pèlerins» et ils initièrent la vague d’immigration vers le Nouveau Monde, sur des embarcations de modestes dimensions ; et ils endurèrent, bien entendu, les affres des naufrages et des maladies consécutives avec, pour commencer, la célèbre traversée inaugurale des pères pèlerins pionniers du Mayflower déterminés à fonder une colonie régie par la loi de Dieu. Tout comme le courant islamiste qui s’en tient à la lettre du texte coranique, cette montée en puissance d’un courant «restaurationniste», qui prônait la «restauration» du peuple juif sur la terre d’Israël, prélude au retour du Christ, est fondée sur une interprétation littéraliste des Ecritures, selon laquelle l’accomplissement des prophéties, à commencer par celle de Jérémie, est subordonné au retour de l’autorité souveraine du peuple juif sur l’ensemble de son territoire antique ; du fleuve au littoral, avec en Cisjordanie la Judée et la Samarie.
Obsession eschatologique qui ne manqua pas, à l’orée du XXe siècle, de conforter le soutien des autorités britanniques au projet sioniste en Palestine, puis de garantir l’aide et l’assistance des Etats-Unis au jeune Etat d’Israël. Après les conquêtes territoriales de 1967, une telle évocation biblique était en mesure, avec la prise de Jérusalem, d’exonérer l’Etat juif de la loi des hommes et, partant, d’obéir au diktat d’une autre autorité, fût-elle une juridiction suprême; de le dispenser tout particulièrement d’obtempérer aux décisions du Conseil de sécurité et aux sentences de toutes les instances juridiques instaurées après la Seconde Guerre mondiale. Aux Etats-Unis, le sionisme chrétien se propagea au point de concerner des dizaines de millions de citoyens américains et joua un rôle déterminant dans le sabotage de tous les processus de paix israélo-palestiniens. En dernier lieu, il porta sous la présidence de Donald Trump les ébranlements les plus sévères infligés à la légitimité même de la cause palestinienne.
Ammar Mahjoubi
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