Khadija Taoufik Moalla - La présomption d'innocence des peuples: une illusion dangereuse?
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À force d'être répétées, certaines idées finissent par s'imposer comme des vérités incontestables. Parmi elles, la conviction que toute critique d'un pays doit être dirigée exclusivement contre ses gouvernants, exonérant ainsi ses citoyens de toute responsabilité. Mais cette présomption d'innocence des peuples est-elle réellement fondée ? Peut-on honnêtement dissocier les populations des choix politiques et institutionnels qui structurent leur quotidien ? En déresponsabilisant les peuples, on les infantilise, ce qui engendre des comportements irresponsables de la part des citoyen(nes) eux-mêmes. Par conséquent, il convient de revisiter, analyser et remettre en question cette présomption d'innocence, au risque de découvrir qu’elle n’est peut-être, en définitive, qu’une illusion.
1. Une responsabilité universelle
Cette réflexion ne vise aucun pays en particulier ; elle concerne toutes les sociétés, qu'elles soient riches ou pauvres, progressistes ou conservatrices, démocratiques ou autoritaires. La question fondamentale étant : Peut-on critiquer des gouvernants sans interroger la responsabilité de celles et ceux qui les ont portés aux commandes ? En effet, la politique repose sur des choix individuels, qui au final, génèrent la composition des pouvoirs exécutif et législatif qui exercent souvent une influence sur le pouvoir judiciaire. Ainsi, la responsabilité citoyenne s'exerce à plusieurs niveaux. Elle incombe à ceux qui aspirent au pouvoir, à ceux qui les élisent, mais aussi à ceux qui s'abstiennent de voter. En effet, l'abstention, loin d'être un acte neutre, contribue aussi à l'établissement des dirigeants en place. Enfin, il est difficile de justifier la validité d'une démocratie lorsque les élections sont marquées par une participation marginale, un système biaisé ou des ingérences subies ou acceptées, de toute sortes.
2. Des systèmes qui abrutissent plus qu'ils n'éduquent
"La notion de responsabilité est au cœur de l’éthique et de la politique". En effet, "La responsabilité est le fait d'être le sujet d'une action présente, passée ou future, de pouvoir établir qu'on en est la cause, qu'il s'agisse d'un individu, d'une collectivité ou d'une personne morale". Or l’environnement où vivent les peuples est basé sur des outils crées pour les aliéner et le fait de déresponsabiliser ces peuples ne fait que les aliéner encore plus. Ainsi, la manière dont l’éducation est prodiguée, le rôle des médias et des élites sont autant de facteurs qui contribuent à cette déresponsabilisation.
Une éducation défaillante: L'éducation est supposée constituer un levier essentiel pour forger des citoyens informés et responsables. Pourtant, dans de nombreux pays, elle reste insuffisante et ne favorise pas l'autonomie intellectuelle. Une étude de l'UNESCO a révélé que les enfants arabes du cycle primaire passent environ 1 000 heures par an devant la télévision, soit deux fois plus que le temps passé en classe. Cette exposition prolongée à des programmes de faible qualité peut avoir des effets néfastes sur le développement psychologique et social des enfants. En plus, l'école, mais aussi l'environnement culturel et intellectuel, doivent encourager le développement de la pensée critique. Une société qui ne valorise pas cette pensée s'expose à la passivité et à la stagnation qui fragilisent la démocratie.
La manipulation des médias: L'environnement médiatique joue un rôle déterminant dans la formation du jugement citoyen. De nombreuses productions culturelles et médiatiques détournent les individus de la réflexion critique et de l'engagement politique, ce qui engendre l’aliénation et la déresponsabilisation de la majorité des audiences. Aux Etats-Unis, par exemple, le public subit entre 12 à 16 minutes de publicité par heure de diffusion télévisée. Les feuilletons diffusés sur les chaînes de la région arabe sont souvent critiqués pour leur faible qualité et leur manque de valeur éducative. Certains observateurs vont plus loin en affirmant que ces productions contribuent à la promotion et à la banalisation de diverses formes de violence.
En Tunisie, le ministère de la Femme, de la Famille et des Seniors a enregistré environ 14 000 signalements de violence en 2020, la majorité des victimes étant des femmes. Bien que ces chiffres ne puissent être directement attribués aux feuilletons télévisés, ils soulèvent des questions sur la représentation de la violence dans les médias tunisiens et son impact potentiel sur la société.
L’inertie des élites: La mission des élites devrait être d'éveiller les consciences et favoriser le débat sociétal. Or, l'indifférence quasi-généralisée des élites intellectuelles et culturelles face à leurs responsabilités constitue un défi majeur. Leur inertie face aux injustices et aux inégalités peut s'expliquer par : l'ignorance et le manque d'information, le sentiment d'impuissance et la culture du confort et de l'individualisme. En effet, sans une compréhension approfondie des défis, il est difficile d'agir. De plus, si les citoyens pensent que leur voix n’est pas relayée par ces élites, et ne compte pas, ils restent indifférents. Au final, une société qui valorise la consommation et le court terme est incapable de se sentir responsable du bien-être de la collectivité présente et future.
3. La responsabilité internationale en question
La responsabilité ne se limite pas à l'échelle nationale. Ainsi, par exemple, il y a plus d'une décennie, la communauté internationale, forte de ses 193 États, s'était engagée à façonner un monde plus juste. Elle déclarait alors: "Nous envisageons un monde libéré de la pauvreté, de la faim, de la maladie et du besoin, où toutes les formes de vie peuvent s'épanouir. Nous envisageons un monde libéré de la peur et de la violence. Nous envisageons un monde où les droits de l'homme et la dignité humaine seront universellement respectés." Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Qui peut prétendre demander des comptes à ces États irrespectueux de leurs engagements? Pourquoi cette impunité quasi-institutionnalisée prévaut-elle? La responsabilité des peuples, là encore, doit être remise en cause, vue leur indifférence et inertie face aux non-respect des Etats de leurs engagements.
Comment alors favoriser l'émergence d'un esprit critique au sein des populations à même de réinstaurer le principe, voir l’obligation de responsabilité ? Comment peut-on établir des sociétés qui au lieu de proclamer les valeurs universelles de dignité, de justice et d’égalité comme slogans de campagne, décident de les incarner véritablement. Comment restaurer la confiance perdue entre gouvernants et gouvernés ?
4. De l’importance de repenser la responsabilité citoyenne
Pour favoriser l’émergence d’une société plus responsable, il est essentiel de mettre en place des actions concrètes reposant sur plusieurs piliers. Tout d’abord, l’éducation et l’esprit critique doivent être renforcés par l’intégration de l’éducation civique dans les programmes scolaires. Ensuite, la promotion d’une information fiable passe par le soutien à une presse indépendante ainsi qu’une lutte sans merci contre la désinformation quasi-généralisée. Par ailleurs, l’engagement associatif et politique doit être encouragé afin de renforcer la participation active des citoyens aux décisions locales et nationales. Enfin, une sensibilisation aux enjeux globaux, tels que la justice sociale, l’égalité et le développement durable, doit être favorisée afin que chacun comprenne l’impact de ses choix et actions sur la société et le monde.
Au final, la présomption d'innocence des peuples semble être une chimère dangereuse. Si les citoyens ne se considèrent pas responsables des dirigeants qu'ils ont choisis, alors qui l'est ? Aux États-Unis, par exemple, des mouvements populaires commencent à remettre en question certaines orientations politiques de l’administration républicaine actuelle. En effet, une démocratie ne peut fonctionner que si chacun accepte sa part de responsabilité et l’assume pleinement. Par conséquent, le véritable changement ne peut advenir que par une prise de conscience individuelle et collective. Ainsi, pour bâtir un avenir plus juste, il faut éveiller les consciences, mettre à la disposition des peuples des outils concrets pour agir et créer une dynamique collective de responsabilité. Un peuple mûr est un peuple qui refuse de rester spectateur car il sait qu’il peut changer le monde!
Khadija Taoufik Moalla
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