La cochenille du cactus en Tunisie: un ennemi redoutable et une menace persistante (Album photos)

Introduite accidentellement en 2021 dans la région de Mahdia, la cochenille du cactus (Dactylopius opuntiae) poursuit son avancée en Tunisie et inflige au pays des dégâts considérables. Les gouvernorats de Mahdia, Sousse, Monastir, Sfax et Kairouan figurent parmi les plus touchés, tandis que de nombreux foyers ont été recensés à Zaghouan, Nabeul, Siliana et Kasserine. L’insecte ne se contente pas de dévaster les plantations, les cochenilles mâles, ailées et attirées par la lumière, envahissent les habitations voisines, perturbant la vie quotidienne des riverains.
Dès l’apparition du fléau, le Ministère de l’agriculture, des ressources hydriques et de la pêche a tenté de mettre en place des mesures de lutte pour contenir sa progression. Quatre ans plus tard, les résultats restent mitigés. La cochenille continue de se propager, de coloniser de nouveaux territoires et de menacer sérieusement une ressource stratégique pour l’agriculture et l’économie nationale.
Le figuier de Barbarie: une richesse nationale
Le figuier de Barbarie (Opuntia ficus-indica), introduit en Tunisie depuis plusieurs siècles, occupe une place centrale dans le paysage agricole, économique et social. Jusqu’à récemment, la filière était florissante et pleine de promesses : consommation locale massive des fruits par toutes les classes sociales, exportations significatives, utilisation des raquettes comme fourrage pour le bétail, et développement d’industries de transformation (jus, confitures, vinaigres et huile de pépins à forte valeur ajoutée).
Avec près de 600 000 hectares de plantations, la Tunisie détient, selon la FAO, la première place en Afrique du Nord (900 000 ha au total), la deuxième au niveau mondial après le Mexique, et se classe au quatrième rang des exportateurs mondiaux. Les principales superficies se concentrent dans les gouvernorats du Centre et du Sud : Kasserine, Sidi Bouzid, Kairouan, Gafsa et Médenine. La production annuelle atteint environ 550 000 tonnes de fruits, dont une partie est valorisée localement et une autre destinée à l’export.
Outre son rôle économique, le cactus est une plante résiliente, parfaitement adaptée aux zones arides et semi-arides. Il contribue à la lutte contre la désertification, à la protection des sols et de la biodiversité, et sert de haie vive ou de brise-vent. Ses raquettes constituent une source précieuse de fourrage, surtout en période de sécheresse, et ses fruits, très appréciés, sont consommés frais ou transformés. L’huile extraite des graines, aux vertus cosmétiques et pharmaceutiques, est l’un des produits les plus chers du marché. Les plantations de cactus constituent tout un écosystème avec une faune diverse d’insectes et d’animaux qui viennent s’abriter et se nourrir des différentes parties des plantes. Enfin, environ 150 000 familles tunisiennes, souvent parmi les plus modestes, dépendent directement ou indirectement de cette filière.
Malheureusement depuis 2021 les choses ont commencé à se gâter. Les champs de cactus ont été envahis et décimés par la cochenille tueuse de cactus venu d’un pays voisin. C’était bien sûr prévisible sachant que la cochenille est un fléau transfrontalier qui se propage très vite et qu’elle a décimé presque tous les champs de cactus au Maroc infesté depuis 2014. Dès 2017, l’expert FAO, le Tunisien Noureddine Nasr a appelé la Tunisie et l’Algérie à agir rapidement pour prévenir la contamination par la cochenille de cactus.
La cochenille du cactus, les méthodes de lutte
Originaire d’Amérique latine, la cochenille du cactus est un insecte suceur qui attaque les cladodes (raquettes) et prélève leur sève. La femelle, recouverte d’une masse cotonneuse blanche, se fixe sur la plante et pond plusieurs centaines d’œufs. Les jeunes larves mobiles colonisent rapidement les surfaces disponibles. Sur le plan physiologique, l’infestation entraîne jaunissement, nécrose, dessèchement et, à terme, la mort du cactus.
La propagation est fulgurante : par le vent, les oiseaux, les animaux, les insectes et surtout par l’homme via le transport de raquettes infestées, de fruits ou de matériel agricole contaminé. L’association d’une reproduction prolifique et d’une grande capacité de dissémination explique la vitesse de l’invasion, observée aussi bien en Tunisie qu’au Maroc.
Face au danger, plusieurs stratégies sont possibles.
• La lutte mécanique et culturale (arrachage, brûlage, isolement sanitaire) réduit rapidement les foyers, mais elle est coûteuse, exige une main-d’œuvre abondante et entraîne des pertes économiques.
• La lutte chimique (insecticides de contact ou systémiques, savon noir, huiles, extraits végétaux) permet de diminuer les populations sur le court terme, mais son efficacité reste limitée et ses effets secondaires sur l’environnement et la santé sont préoccupants.
• La lutte biologique (coccinelles prédatrices, champignons entomopathogènes, biopesticides naturels) représente une solution durable et respectueuse de l’environnement, mais elle exige un suivi technique, des lâchers répétés et une bonne adaptation au milieu.
• Le recours aux variétés résistantes de cactus constitue une solution à long terme, elle nécessite du temps pour la sélection, la multiplication et l’adoption par les producteurs et les marchés.
La meilleure option reste la lutte intégrée, qui combine surveillance, arrachage ciblé, lutte biologique, variétés résistantes et mesures sanitaires. Elle exige beaucoup de moyens et une coordination institutionnelle et scientifique solide.
L’expérience marocaine est un modèle inspirant. Touché dès 2014, le Maroc a perdu plus de 100 000 hectares de plantations de cactus sur 160 000 ha initiaux. Face à l’ampleur du désastre, une stratégie nationale a été déployée, combinant arrachage des parcelles sinistrées, interdiction de transport des raquettes, introduction de coccinelles prédatrices, suivi scientifique rigoureux et sélection de variétés résistantes. Aujourd’hui, le royaume a réussi à contenir le ravageur et à relancer la filière grâce à un programme massif de replantation avec des variétés résistantes, devenues la clé de la résilience de la culture.
Lutte contre la cochenille du cactus en Tunisie
Dès l’apparition des premiers foyers de cochenille du cactus (Dactylopius opuntiae), le Ministère de l’Agriculture a mis en place une stratégie de lutte pour ralentir sa propagation, limiter les zones atteintes et protéger les principales régions productrices de figues de Barbarie, notamment le gouvernorat de Kasserine. Le Bureau de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture en Tunisie (FAO) s’est associé au Ministère, dans le cadre d’un « projet d’assistance d’urgence pour la gestion de la cochenille de cactus en Tunisie », afin de financer et apporter la logistique nécessaire pour le programme de lutte.
Plusieurs actions ont été entreprises : arrachage et incinération ou enfouissement des plants infestés, taille des raquettes pour faciliter la détection précoce, surveillance et éradication localisée des foyers par diverses méthodes, importation et lâchers de coccinelles prédatrices (Hyperaspis trifurcata), identification de variétés locales tolérantes, ainsi que des campagnes de sensibilisation et de formation destinées aux agriculteurs et aux cadres des CRDA.
La FAO a été à l’origine, avec la collaboration du Maroc, de l’introduction, en juin 2024, d’un lot de 100 coccinelles «Hyperaspis trifurcata ». Ces coccinelles ont été remises à la Direction de la Protection des Végétaux, Direction Générale de la Santé Végétale et du Contrôle des Intrants Agricoles (DGSVCIA), avant d’être transférées au laboratoire d’entomologie du Centre Technique des Agrumes et le laboratoire d’entomologie de l’Institut Supérieur des Sciences Agronomiques (ISA) à Chott-Meriem, pour élevage et multiplication. Des lâchers, dans une première étape, dans les zones limitrophes de Kasserine ont été réalisés. Le septième lâcher a été effectué au mois d’avril 2025. Ces lâchers ainsi que l’évolution du système sont suivis et contrôlés par des spécialistes pour évaluer l’efficacité de l’opération et apporter les correctifs si nécessaires.
Quoique cette technique ait donné d’excellents résultats dans de nombreux pays infestés comme le Mexique et le Maroc, son impact en Tunisie reste pour le moment infime en raison du nombre très limité de ces coccinelles prédatrices dont la multiplication nécessite des moyens importants et du temps pour acclimater et produire des effectifs suffisants nécessaires.
L’Institut national de la recherche agronomique de Tunisie (INRAT), avec la participation de l’Office de l’élevage et des pâturages (OEP), a procédé à l’identification de cultivars du figuier de Barbarie résistants surtout à intérêt fourrager, destinées à l’alimentation animale. Trois variétés de cactus inerme (sans épines) ont été déjà retenus. Elles seront reproduites par culture in-vitro et multipliées dans des parcelles-mères. Des raquettes pourront être distribuées aux agriculteurs, au cours de l’année prochaine. Le Centre Régional des Recherches en Horticulture et Agriculture Biologique (CRRHAB), avec la participation du Centre de Biotechnologie de Borj Cédria, a été chargé de la recherche, la sélection et la multiplication des écotypes de cactus résistants à la cochenille et destinées à la consommation humaine. Professeur Asma Laarif est en train d’une part d’étudier les mécanismes de résistance du cactus aux attaques de la cochenille et d’autre part d’identifier des écotypes de cactus résistants. Dans ce cadre et jusqu’ici, 3 cultivars résistants d’Opuntia ficus indica ont été retenus. Du travail est en cours pour prospecter et confirmer d’autres écotypes résistants/tolérants. L’objectif final est de reconstituer, à moyen et long terme, les vergers de cactus décimés par la cochenille. Il faudrait toutefois probablement plus d’une dizaine d’années pour de nouveau atteindre le niveau de production de cactus d’avant les attaques de la cochenille.
La lutte chimique est peu efficace en raison surtout du manteau blanc étanche sécrété par la cochenille tueuse. Cette solution est à envisager avec précautions, s’agissant d’une plante dont les raquettes et les fruits peuvent être consommés par l’homme et les animaux et pouvant laisser des résidus toxiques importants. Eviter surtout l’usage d’insecticides de synthèse et privilégier les biopesticides.
Au Maroc, les agriculteurs ont essayé des techniques empiriques pour combattre la cochenille comme l’application de solutions à base de savon noir dilué qui agit comme un insecticide naturel en asphyxiant les cochenilles. Pulvériser de l’eau sous pression sur les raquettes infectées permet de déloger mécaniquement et de se débarrasser des cochenilles. Cette technique nécessite cependant de disposer d’un bon pulvérisateur et de l’eau, elle doit être répétée à chaque réapparition de la cochenille.
Un combat difficile
Malgré ces efforts, la cochenille continue à progresser rapidement. Plusieurs facteurs expliquent ces difficultés: conditions climatiques favorables à sa prolifération, coût élevé des opérations d’arrachage et de destruction, multiplication rapide des foyers, manque de coordination institutionnelle, faibles moyens logistiques et humains, ainsi que la passivité de certains propriétaires. Le déplacement des animaux, l’accessibilité difficile de certaines zones et la rareté de l’eau compliquent davantage la lutte. À cela s’ajoute le caractère transfrontalier du ravageur, déjà présent dans les pays voisins, rendant son éradication impossible.
Face à cette menace, la priorité doit être donnée à la gestion intégrée et durable: renforcement de la surveillance, interdiction stricte du transport de raquettes et de fruits infestés, indemnisation des agriculteurs contraints d’arracher leurs plantations, accélération de la multiplication des coccinelles prédatrices et de la sélection de variétés résistantes, replantation progressive, et meilleure coordination entre les institutions et les agriculteurs. La sensibilisation et la formation restent essentielles pour impliquer tous les acteurs.
La cochenille du cactus représente une menace majeure pour l’agriculture tunisienne, le patrimoine naturel et l’économie rurale, en particulier dans des régions comme Kasserine, Sidi Bouzid et Kairouan où le cactus constitue un pilier socio-économique et écologique.
Préserver cette culture emblématique exige une mobilisation nationale, une stratégie intégrée, l’investissement dans la recherche agronomique et la sensibilisation des producteurs. La lutte biologique et la sélection variétale offrent les meilleures perspectives à moyen et long terme, mais exigent des ressources importantes, du temps et une coopération régionale renforcée. L’expérience marocaine démontre qu’une réponse coordonnée et scientifique permet de sauver une filière menacée et d’assurer sa durabilité face à ce ravageur invasif.
La bataille contre la cochenille du cactus ne pourra être gagnée que par une volonté politique forte et une stratégie collective, intégrée alliant recherche, innovation, soutien aux agriculteurs et mobilisation de toute la société. La lutte contre la cochenille du cactus est difficile, longue et couteuse. Nous sommes tous concernés soit directement comme agriculteurs et services publics, qui ont la responsabilité de protéger nos richesses, soit indirectement comme simples citoyens, consommateurs et habitants de ce pays. Par ailleurs, la cochenille du cactus étant un fléau transfrontalier, une stratégie de lutte coordonnées entre les pays du Maghreb est nécessaire. Les échanges d’informations et des expériences sont essentiels pour contenir ce fléau définitivement au niveau régional.
Ridha Bergaoui
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