Ahmed Mestiri livre son «Témoignage pour l'Histoire»
Ancien ministre de Bourguiba dès le premier gouvernement de l’Indépendance, avant de le quitter pour fonder, avec d’autres «bourguibistes dissidents », le Mouvement des démocrates socialistes, Ahmed Mestiri est un témoin précieux à écouter et à lire. Ses mémoires qui paraîtront chez Sud Editions apportent un éclairage instructif sur un pan de l’histoire de la jeune république, mais aussi sur les premiers soubresauts de la démocratie. Le timing de cette publication est-il lié au retour de l’auteur sur la scène politique au lendemain du 14 janvier? Ses initiatives récentes et ses prises de position le laissent entendre. Ecrit de longue date, et finalement programmé pour début 2011, l’ouvrage arrive à point nommé, en pleine campagne électorale. Simple coïncidence ou remise en selle? L’essentiel est de disposer aujourd’hui de son témoignage.
Après ceux de Mohamed Mzali, Béji Caïd Essebsi, Mansour Moalla, Mahmoud El Materi et Moncef Mestiri, les essais politiques et biographiques que l’éditeur Mohamed Masmoudi s’emploie à publier avec le soin et le raffinement qu’on lui connaît, viennent enrichir une bibliothèque longtemps confisquée par une voix unique, celle qui a longtemps détenu le palais de Carthage.
Organisé autour de trois axes, l’ouvrage traite de la période sensible de la lutte de libération nationale, puis de l’Indépendance et la participation au pouvoir et, enfin, de l’opposition. Ahmed Mestiri, après avoir restitué ses premiers pas dans la vie publique, nous plonge dans les arcanes des négociations avec la France, la crise intérieure yousséfiste, sa mission à la tête de ministères importants : la Justice, les Finances, la Défense nationale et l’Intérieur, avec en intermède ses missions en tant qu’ambassadeur à Moscou, au Caire et à Alger…Le développement réservé à la rupture avec Bourguiba, les chapitres relatifs à la création du MDS et au « pari perdu » avec le nouveau régime sont autant de témoignages directs sur la genèse de la Tunisie d’aujourd’hui. Ils sont suivis de «la retraite anticipée» qu’Ahmed Mestiri s’est imposée, en quittant le MDS et du récit de sa dernière rencontre avec Ben Ali, en pleine guerre du Golfe, le 17 août 1990. En épilogue, Ahmed Mestiri nous livre sa lecture du « miracle tunisien». Un ouvrage de haute facture que le lecteur n’aimerait pas voir se terminer. En bonnes feuilles, Leaders publie deux extraits: le premier est relatif à la lutte armée, dont certains détails sont peu connus. Le second relate le fameux congrès du Parti socialiste destourien, tenu en octobre 1971 à Monastir, et qui aurait vu la victoire de l’aile démocratique qui en sera rapidement décapitée et exclue.
La résistance armée
L’action sur le terrain et la résistance armée ont été essentiellement initiées par des cadres et des militants du Parti. Il est difficile de les citer tous. Je ne pourrais, en ce qui me concerne, en toute objectivité et pour la vérité historique, que citer ceux que j’ai connus et, en particulier, ceux avec lesquels j’avais partagé à un niveau ou à un autre, à un moment donné, la responsabilité des actes de résistance: Mohamed Derbal de Bizerte qui, après son arrestation, a cassé ses verres de lunettes et pratiqué une incision au poignet pour échapper à un interrogatoire trop poussé et ne pas révéler ses contacts ; Belhassine Jrad, originaire de Métouia, qui avait organisé un groupe de résistants dans le quartier de Tronja à Tunis, lequel groupe avait à son actif plusieurs actions individuelles et avait donné du fil à retordre à la police française ; Abdelaziz Chouchane qui, à partir de Sousse, rayonnait dans tout le Sahel ; activement recherché, il a dû se réfugier en Libye. Nous avons vécu ensemble, en compagnie du camarade Ameur El Mokni, pendant plus d’un mois dans un deux-pièces, rue Sidi Tab Al Hsou à Tunis, quartier Sidi Mansour.
Avant de me quitter tous deux pour Tripoli, aidés comme beaucoup d’autres par le camarade Amor Touair, il avait pris soin de me communiquer ses contacts au Sahel : Youssef Bel Hadj Fredj (futur haut magistrat) et Habib Bellalouna (enseignant et agent de liaison avec le chef résistant bien connu Hassen Ben Abdelaziz) ; les deux ont pris la relève de Abdelaziz Chouchane au Sahel ; Sadok El Metourchi dit « El Moussaouar » (le photographe) de Gabès, Taïeb Ben Belgacem de Hammat Gabès et son compagnon Mohamed Laatar ; El Houssine Bouzaiane ; Taïeb Chérif du village de Douiret dans l’extrême sud, installé à Tunis, a été le trésorier de la fédération de Tunis – et à l’époque ce n’était pas une mince affaire – et plus tard (en 1959) membre de mon cabinet au ministère des Finances ; Hassen Lanouar, militant discret et efficace, nous a fourni une aide précieuse, morale et matérielle pour résoudre les multiples problèmes d’intendance, les contacts avec nos camarades en exil forcé à Tripoli, et avec un certain nombre de fonctionnaires tunisiens de la police, qui deviendront plus tard et dès la courte phase de l’autonomie interne des commissaires ou hauts-cadres du ministère de l’Intérieur (Ahmed Tabka, Salah Toumi, Omrane Boukhchina, El Ouakdi).
Ainsi, avec les camarades que je viens de citer – et probablement d’autres que j’ai oubliés – la résistance s’était poursuivie, tant bien que mal, dans des conditions difficiles et délicates, en l’absence d’une direction centrale et compte tenu des divergences apparues entre les différents responsables de l’appareil du parti, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, ainsi qu’il ressort clairement des « Correspondances » publiées par Bahi Ladgham. Notre souci était la persévérance et la durée... « ad-douam illi yunqoub ar-rekham » (littéralement : la persévérance qui finit par perforer le marbre) selon le propos tenu par Bourguiba une fois. Mais il semble que Bourguiba ait oublié ce mot d’ordre lorsqu’il nous a reproché au début de 1954 d’avoir interrompu la résistance, alors qu’il s’agissait d’une suspension provisoire des actes de violence, non annoncée publiquement, pour permettre au mouvement de résistance de se réorganiser, de reprendre des forces, après la sortie des dirigeants et des cadres des camps d’internement, et au lendemain d’une période terrible, celle des assassinats de leaders et de cadres (Farhat Hached et Hédi Chaker en particulier) dans plusieurs régions du pays, commis par la police et l’organisation «La Main Rouge».
Nous avions auparavant – après l’assassinat de Farhat Hached et tout au long de l’année 1953 – incité les militants chargés des actions individuelles à éviter de placer les bombes (de fabrication artisanale comme on sait) n’importe où et sans discernement et de centrer leur actions sur des objectifs déterminés, à savoir les fonctionnaires d’autorité et leurs agents, les traîtres, les indicateurs de la police et de l’armée française. Cette campagne a été efficace et a profondément troublé les autorités françaises responsables de l’appareil répressif, lesquelles autorités ont alors réagi en ayant recours aux « organismes parallèles », les chargeant des liquidations physiques des chefs de cellules destouriennes dans chaque secteur où un attentat a été commis contre un indicateur ou un « ami de la France ». C’était l’une des raisons qui nous avait incités à suspendre provisoirement les actes de violence avec l’intention de les reprendre à la prochaine occasion.
L’occasion s’était effectivement présentée dans des circonstances politiquement favorables en mars, avec la formation du Gouvernement Mzali et la publication de son projet de réformes. Le 7 puis le 10 mars, le Bureau politique a diffusé deux communiqués successifs pour dénoncer le Cabinet Mzali et ses «réformes». A partir du 19 mars, a commencé l’escalade de la confrontation entre les groupes de résistants armés et les forces françaises à Sbeïtla, Kasserine, Sidi Bouzid, Gafsa, Matmata, Sbiba, Métlaoui, Moularès, Hajeb El Ayoun, El Hamma et Djebel Ichkeul. En représailles à l’assassinat des frères Ouled Haffouz le 24 mai 1954 dans leur ferme dans la région de Kairouan, et sur ordre de Mongi Slim, les combattants de la résistance ont attaqué deux jours plus tard, le 26 mai, la ferme du colon français Bessède à Ebba-Ksour, puis celle du colon Palombieri au Kef, tuant cinq colons français. Ces raids meurtriers ont eu un retentissement considérable en France et en Tunisie ; l’événement a fait les manchettes des journaux.
Le Résident Voizard est revenu précipitamment de Paris, «accueilli » à l’aérodrome par un groupe de colons en colère qui l’ont copieusement insulté, bousculé et fait tomber par terre. Après l’indépendance, Bourguiba, relatant le cours de ces événements à plusieurs reprises dans ses discours, avait affirmé que son article publié dans l’hebdomadaire L’Express du 29 mai, et qui se terminait par les mots «Pas avant !» était le signal qui avait provoqué la reprise du combat armé. Bourguiba avait sans doute oublié que le meurtre des cinq colons français avait eu lieu le 26 mai, deux jours après celui des frères Haffouz.
Je voudrais signaler à ce sujet que les obsèques solennelles des frères Haffouz ont été célébrées à Kairouan le 25 mai en présence de milliers de nos compatriotes de la ville et des environs et de la tribu Zlass. J’y ai participé comme représentant du Bureau politique ainsi que Ahmed Ben Salah, représentant l’UGTT. Nous y avons pris la parole pour prononcer l’oraison funèbre, et saisi cette occasion pour fustiger le comportement des autorités du Protectorat et de leurs représentants locaux, les accusant de complicité flagrante avec les tueurs de «La Main Rouge», la même complicité qu’elles ont montrée dans l’assassinat de Farhat Hached et Hédi Chaker. Il faudrait encore signaler qu’à la même époque, une «lettre anonyme» (provenant probablement de la « Main Rouge »), en date du 9 mai 1954, m’avait été adressée par la poste, tout comme aux autres membres du Bureau politique provisoire (ci-contre un fac-similé de ce document avec l’enveloppe et le cachet de la Poste). En voici le contenu :
«Nous savons que tu donnes des instructions aux fellagas qui agissent sous tes ordres ; nous te donnons donc un avertissement solennel...si des Tunisiens sont assassinés, encore une fois, comme ceux qui l’ont été dernièrement à Thala et à Ebba-Ksour, alors qu’ils ne veulent que la paix, nous te tiendrons pour responsable… souviens-toi des précédents!». L’original de ce document se trouve dans les dossiers de la justice française de l’époque, constitués à la suite de la plainte que nous avons engagée « contre inconnu» pour menace de mort, plainte qui n’a pas eu de suite naturellement !
Il apparaît clairement à la lecture des pages précédentes que les « intérimaires » que nous étions étaient restés fidèles à la stratégie constante du Parti, veillant à assurer sa mainmise complète sur les groupes chargés de commettre des actes de violence, et sur les groupements armés, et à exercer son autorité sur ces organisations en leur fournissant un soutien matériel et en leur adressant des orientations générales et des directives particulières sur le choix des objectifs, ou pour mener des actions déterminées, et parfois pour suspendre provisoirement leurs activités. En d’autres termes, il s’agissait d’assurer la prééminence constante de « l’appareil politique» sur «l’appareil militaire» (et pour reprendre un propos de Mao Tse Toung, « Le Parti commande au fusil ») afin d’éviter tout dérapage. Ces considérations avaient – semble-t-il – échappé aux plus hauts dirigeants du Parti (en particulier Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef) qui se trouvaient en détention ou à l’extérieur du pays, éloignés de la réalité du terrain.
Ainsi le premier (Bourguiba) s’est-il mis, au lendemain de l’indépendance, à reprocher – sans raison d’ailleurs – à la direction intérimaire du Parti d’avoir fui ses responsabilités, et d’avoir arrêté la lutte armée prématurément ; quant au second (Ben Youssef), il a tenté d’établir des liens entre les groupes de résistants tunisiens et les groupes armés algériens, sans peser les risques à long terme de tels liens et en perdant de vue les différences de conditions et de contexte entre les deux pays.
Cela dit, la suite des événements dans la région du Maghreb a montré combien, au Maroc comme en Tunisie, nous avions vu juste, en évitant que les rênes soient lâchées par les hommes politiques pour tomber entre les mains des militaires, comme ce fut le cas en Algérie avec les conséquences – et les séquelles – que l ‘on sait, et dont l’Algérie souffre encore aujourd’hui, à savoir : luttes sanglantes pour le pouvoir, puis une quasi guerre civile, puis militarisation du régime, et en fin de compte une mainmise complète de l’armée sur l’Etat (le pouvoir politique, l’administration et l’économie) du temps de Boumediene puis de celui de Chadli Ben Jedid. Des dirigeants algériens de premier plan, dans la guerre de libération, en ont convenu publiquement dans un passé récent.
Le Congrès de Monastir : Le 11 octobre 1971, se tient à Monastir le 8ème Congrès du PSD
Évènement important, attendu par les dirigeants et les cadres pour tirer la leçon de la grave crise que vient de traverser le pays, débattre du plan de réformes élaboré par la Commission supérieure et élire le Comité Central. Ayant quitté le Gouvernement un mois auparavant et ayant cessé d’assister aux réunions de la Commission, je n’avais pas participé aux travaux préparatoires. Mes camarades acquis aux idées libérales s’y étaient donnés corps et âme, sous l’étroite surveillance de la police politique, subissant les contraintes de l’appareil de l’Etat qui était resté hostile à toute velléité de changement et qui avait préparé des dossiers de poursuites judiciaires à exploiter après le Congrès.
A la séance d’ouverture, Bourguiba reprend ses thèmes habituels et refait le procès de Ben Salah, l’accuse d’avoir trahi sa confiance, de l’avoir induit en erreur en lui fournissant des informations inexactes sur la situation et d’être responsable de l’échec des réformes de structures. Mais - élément nouveau - il exprime ses appréhensions relativement à l’application prématurée de la démocratie, et réaffirme son attachement au Parti unique. Bourguiba quitte la salle tout de suite après, sans assister à la poursuite des travaux. De nombreuses délégations étrangères étaient présentes avec une couverture médiatique record, mais l’intérêt des journalistes tunisiens et étrangers et des observateurs portaient moins sur les travaux du Congrès que sur les deux grandes questions qui dominaient l’actualité, occupaient les esprits et alimentaient les conversations dans les couloirs, à savoir, d’une part, l’état de santé de Bourguiba et les pronostics sur sa succession, et d’autre part les projets de réformes démocratiques.
Le débat général n’a pas tardé à s’engager. La grande majorité des orateurs axaient leurs interventions sur la nécessaire démocratisation du Parti. Les tenants de la ligne orthodoxe eux-mêmes, connus pour leur hostilité aux réformes, tenaient à ne pas être en reste et à afficher plus ou moins le même discours, à l’exception de deux membres de l’entourage de Bourguiba qui avaient délibérément cherché la provocation en proférant des injures grossières à l’adresse des congressistes. Un climat de tension, perceptible au sein du Congrès comme aux alentours, avait fini par se propager, malgré les consignes données à nos camarades pour garder leur sang-froid et éviter tout incident pouvant entraîner «l’implosion » du Congrès.
Le risque était réel comme on a pu le constater : des dirigeants connus étaient pris à partie dans les couloirs par des provocateurs, une querelle avait opposé, en séance plénière, Béchir Zarg El Aïoun, un inconditionnel de Bourguiba, au leader syndicaliste Habib Achour, tous deux membres de la Commission supérieure du Parti, et le choc avait failli dégénérer en un pugilat en règle entre les partisans respectifs des deux antagonistes, le premier accusant le second de saboter l’économie nationale par des grèves à répétition ; beaucoup plus grave, des incitations caractérisées poussaient les militants à la confrontation en excitant les tendances régionalistes : tout cela visait à créer une diversion afin de faire dévier le débat au sein du Congrès vers les questions secondaires. La majorité écrasante des congressistes, y compris les militants de Monastir, ne s’était pas laissé prendre à ce jeu dangereux et s’était ouvertement prononcée pour l’option démocratique.
Le Congrès avait pu, tout de même, poursuivre ses travaux en commissions et en séance plénière, adopter une série de résolutions dont celle qui consacrait la règle de l’élection à tous les niveaux de l’appareil et la liberté de parole au sein des structures, et élire les membres du Comité Central avec un fort pourcentage de voix pour le courant libéral.
Pendant ce temps, le Président était resté reclus en son palais de Skanès, relié au siège du Congrès par un circuit intérieur de télévision, et avait reçu des délégations étrangères et des journalistes, entre autres l’envoyé spécial du journal « Le Monde » auquel il a déclaré : «Je désignerai mes collaborateurs du Bureau Politique parmi les membres du Comité Central », faisant ostensiblement fi des résolutions du Congrès et suscitant un tollé parmi les congressistes.
Pour ma part, sollicité par des journalistes libanais et français(11), je ne pouvais pas ne pas réagir à ce que la grande majorité des militants avait pris pour un véritable défi au Congrès, à savoir l’élection de la plus haute instance du Parti, et je n’ai pas hésité à affirmer, sans ambages, mon attachement aux décisions du Congrès, d’où une crise qui a éclaté au lendemain des cérémonies commémoratives de l’évacuation de Bizerte le 15 octobre, après le retour de Bourguiba à Carthage. Il avait alors reçu des cadres du parti, et notamment Bahi Ladgham, venus lui proposer des schémas de solution de la crise… Démarches vaines !
Bourguiba était dans tous ses états : il avait pris à mon encontre une décision de suspension et la presse du Parti (mais aussi un quotidien indépendant) avait déjà lancé une campagne virulente contre le dissident, assortie d’attaques personnelles et de menaces.
Après quoi, le 22 octobre, Bourguiba réunit le Comité Central au Palais de Carthage et lui soumet une liste de 22 membres présélectionnés (d’où sont exclus Bahi Ladgham et Ahmed Mestiri qui avaient obtenu le plus grand nombre de voix au Congrès) afin d’élire parmi eux les membres du Bureau Politique. Radhia Haddad se lève et, avec beaucoup de courage, ose proclamer son opposition à la procédure : elle payera cher ce geste téméraire(12). En ce qui me concerne, et dans la foulée, j’étais traduit devant la commission de
discipline du Parti.
J’avais beaucoup réfléchi avant de décider de me présenter devant cet aréopage qui, à l’évidence, de par sa composition, ne jouissait d’aucune indépendance vis-à-vis de la direction du Parti et surtout dans le climat créé par la campagne de presse déclenchée contre moi. J’avais tenu à consulter, à ce sujet, bon nombre de militants et procéder à une analyse du contexte de l’époque, de l’équilibre des forces qui n’était pas en notre faveur, malgré notre victoire au Congrès, nos adversaires disposant de tout l’appareil de l’Etat. Il fallait en même temps peser sereinement les risques d’un affrontement avec eux.
Nous avions présents à l’esprit, mes camarades et moi, les souvenirs de la crise grave connue par notre pays au lendemain de l’indépendance, en 1955 et 1956, lors de la rébellion de Salah Ben Youssef et ses partisans contre le régime de Bourguiba, avec ce qu’elle avait coûté en victimes innocentes et ce qu’elle avait laissé comme séquelles. C’est pourquoi je n’avais pas cherché à sortir de « la légalité du Parti ».
Certains me l’ont reproché, mais j’avais préféré laisser à mes adversaires la responsabilité de m’exclure et laisser à l’opinion le soin de me juger et d’en tirer la leçon pour l’avenir. Quant au « procès », il était perdu d’avance. N’ayant pas renoncé à mes convictions, ni à mes principes, et n’ayant pas regretté - comme on me l’a demandé - mes déclarations à la presse, j’étais «condamné», après avoir présenté ma défense oralement et par écrit et avoir refusé d’assister à la troisième réunion de la Commission, puis finalement exclu du Parti, pour la deuxième fois en quatre ans, mais cette fois pour ne plus y revenir et pour perdre mes dernières illusions sur le Parti unique.
Au bout d’un certain temps, la campagne des «télégrammes de soutien » avec les visites des délégations régionales manifestant leur loyalisme au Bureau Politique, avait fini par s’arrêter, et le régime s’engagea dans la « normalisation» selon le scénario classique suivi dans les pays soumis au Parti unique de l’ex-Empire soviétique, à commencer par «l’épuration» des structures du Parti et des organisations nationales. Malheureusement, cette campagne a été soutenue, inconsciemment, par l’UGTT, dans l’intention de diminuer l’influence du parti dans ses propres structures, en particulier les cellules professionnelles, et un peu, pour montrer à Bourguiba que l’UGTT, comme souvent dans le passé, était toujours à ses côtés dans les périodes de crise. En retour, l’UGTT n’avait pas manqué d’obtenir de substantielles augmentations de salaires, surtout avec l’amélioration de la conjoncture économique, due à une bonne campagne agricole et une bonne saison touristique.
Le Parti communiste (dissous) avait, lui aussi, suivi le mouvement et, dans une déclaration remise aux agences de presse, n’avait pas manqué de dire, en substance, que c’étaient « les forces conservatrices et réactionnaires au sein du régime qui avaient agité le slogan de la démocratie pour défendre les intérêts de classe de la bourgeoisie, qu’il convenait donc d’ouvrir la voie aux forces de gauche, lever la mesure d’interdiction frappant le Parti communiste, libérer Ahmed Ben Salah et tirer le tapis sous les pieds de la réaction, et que les communistes soutenaient l’orientation socialiste du régime de Bourguiba et son programme moderniste ». Mais Bourguiba n’a pas répondu à cet “appel du pied” et la déclaration du Parti communiste n’a eu aucun écho dans la presse tunisienne.
Plusieurs années après, lorsque nous avions commencé l’action commune pour le pluralisme politique avec le Parti communiste, j’ai interrogé Mohamed Harmel sur cette attitude étrange, il m’a réponu : « Effectivement, c’était une erreur », ajoutant avec le sourire : « Nous ne vous connaissions pas !». Je lui ai rappelé le mot de Lénine « une analyse concrète d’une situation concrète » pour mettre en garde les communistes contre la manie de vouloir à tout prix mettre la réalité dans un moule idéologique.
A l’époque, je n’avais pas souffert de l’isolement comme au lendemain de la démission de janvier 1968. Bien au contraire, à part quelques reproches qui m’ont été faits les premiers temps au sujet de mes déclarations sur la suite du Congrès, j’ai retrouvé ma place parmi mes camarades et repris mes contacts étroits avec bon nombre de cadres et militants, indignés par le comportement du régime à mon égard, la campagne d’épuration en masse dans les rangs du Parti, et surtout par les tentatives dérisoires pour effacer les traces du Congrès de Monastir.
Je n’oublie pas, à ce propos, le rôle positif joué par Hassib Ben Ammar et sa soeur Radhia Haddad pour dynamiser le courant libéral, grâce à leurs relations personnelles dans tous les milieux. Ils avaient contribué avec Mahmoud Messadi et Taïeb Sahbani à la rédaction d’une lettre ouverte(14) adressée au Président Bourguiba par onze membres du Comité Central, à l’occasion du premier anniversaire du Congrès de Monastir contenant une analyse exhaustive de la situation, et réclamant, sur un ton mesuré, l’application des résolutions du Congrès. En 1973, le rythme de la « normalisation » que j’ai signalée plus haut, s’était accentué sous l’impulsion de Hédi Nouira, Abdallah Farhat et Mohamed Sayah, alliés à Mohamed Masmoudi, Habib Achour et Mansour Moalla. Mais cette coalition n’avait pas fait long feu comme on allait le voir. Le premier à l’avoir quittée fut Mansour Moalla (victime comme on sait de « la règle du chiffre 9 » largement utilisée au Congrès de Monastir 2 en septembre 1974) 13, suivi un peu plus tard par Masmoudi, évincé à la suite du projet avorté de l’union avec la Libye, et puis Habib Achour, à la suite de la crise grave qui a opposé l’organisation syndicale au régime, quelque temps après ; finalement, ce fut « le noyau dur » lui-même qui a implosé, par la défection de Sayah lors du Congrès suivant.
Quant à Bourguiba, après une longue période de soins et de convalescence passée en France et en Suisse, il était revenu à Tunis avec le sentiment de s’être complètement rétabli et d’avoir récupéré toutes ses capacités intellectuelles pour gérer les affaires de l’Etat.
Il s’était alors adressé au peuple dans une série de discours, en diverses occasions, avec les inévitables digressions sur l’histoire du Mouvement national, où il n’hésitait pas à prendre à partie, nommément, ses anciens collaborateurs, Bahi Ladgham, Sadok Mokaddem, Béji Caïd Essebsi, Ahmed Mestiri et d’autres, lors d’une séance spéciale de l’Assemblée nationale ou en présidant le Conseil supérieur de la magistrature, discours diffusés intégralement, comme il se doit, par la Télévision et reproduits (en version arabe littéraire et en français) par les quotidiens.
Il avait entrepris, quelque temps après, de donner une série de « cours » sur le même sujet, à la faculté des Lettres, devant un auditoire composé de professeurs, étudiants et hauts cadres de l’Etat, dans un style anecdotique assez plaisant pour son auditoire, mais qui mettait dans l’embarras son entourage.
11. Publié par le journal français « l’Humanité » et l’agence France Presse.
12. Quelque temps après, un dossier de police a été fabriqué de toutes pièces pour l’incriminer dans une affaire de détournement de fonds au préjudice de l’Union Nationale des Femmes ; cette grande dame avait créé et dirigé l’organisation féminine ; elle a fait partie du courant libéral après le Congrès de Monastir, tout en militant activement pour la défense des droits de l’Homme ; avant sa mort en 2003, elle avait publié un livre (en français) sous le titre “Parole de Femme” relatant son combat politique et social que j’ai eu l’honneur de préfacer (voir le texte en annexe).
13. Une consigne émanant de la Direction du Parti enjoint aux congressistes de barrer sur la liste des candidats au Comité central les noms correspondant aux chiffres 9, 18, 27 et ainsi de suite.
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Un témoignage d'un homme d'état sage toute sa vie il a lutté avec courage défiant et Bourguiba et Zinelabidine et leur rage réussissant à ancrer la démocratie en Tunisie qui s'apprête à vivre une vraie faite et écrire de belles nouvelles pages.La tyrannie, Mestiri a contribué à sa défaite, le voici,récompensé par l'histoire qui lui a donné raison, lève en héros la tête, et comme j'ai passé à ses côtés une dizaine d'années, je ne peux que lui dire Bravo bravo!Longue vie, jamais ne t'oublie la Tunisie, vous le pionnier de la Démocratie!
Quand on découvre que la Tunisie, nouvellement indépendante, comptait des leaders démocrates comme Ahmed Mestiri( capable de dire non au Za3im),on prend la mesure du gâchis que le pays a subi en retardant son entreprise de démocratisation.Mais l'on peut quand même soutenir que notre révolution fut "annoncé" par nos seniors.
Vous avez été courageux dans vos actions et vos démarches nationalistes que Bourguiba, malade, trop égoïste pour avoir un copilote ne pouvait accepter. Bourguiba a continué aprés vous sur cette lignée ne pensant qu'à sa personne jusqu'à sa destitution. Son entourage pendant des décénies l'a manipulé lui faisant croire qu'il était un être exceptionnel et qu'il pouvait vivre toute l'éternité. Cet entourage n'a jamais aimé le pays, cet entourage vereux ne pensait qu'à se maintenir en place. Nous avons vécu ces périodes pleines de médiocrité. L'intéret personnel travesti a toujours prévalu sur le devoir national de développer les compétances et de les préparer à prendre la reléve! Pauvre Tunisie, Bourguiba malade et manipulé par ses rares proches t'a fait perdre plusieurs décénies.
Je me rappelle très bien de cette période. Profond respect à Si Ahmed.
un homme courageux et respectable à qui l Histoire et le Concret rend justice longue vie et surtout continuez le combat vous n 'avez pas le droit à la retraite la democratie est à ses balbutiements.
Un témoignage d'un homme d'état sage toute sa vie il a lutté avec courage défiant et Bourguiba et Zinelabidine et leur rage réussissant à ancrer la démocratie en Tunisie qui s'apprête à vivre une vraie fête et écrire de belles nouvelles pages.La tyrannie, Mestiri a contribué à sa défaite, le voici,récompensé par l'histoire qui lui a donné raison, lève en héros la tête, et comme j'ai passé à ses côtés une dizaine d'années, je ne peux que lui dire Bravo bravo!Longue vie, jamais ne t'oublie la Tunisie, vous le pionnier de la Démocratie!
Une réponse adéquate aux fervents adeptes de la bourguibamania qui commence à faire mode de nos jours. Ahmed Mestiri leur rappelle que le combattant supréme ne fut pas seulement le bienfaiteur de la Tunisie nouvelle, il était aussi un dictateur de premier plan. Aux corrompus du régime de Zaba qui clament que tout le peuple était impliqué dans les magouilles du régime, le meme Sid Ahmed leur répond que les honnétes gens, fidéles à leurs idéaux et principes peuvent résister et survivre à ces deux vagues destructrices qu'a connues notre jeune pays. Et triompha la démocratie : "les galets d'oued résistent fort au courant" comme dit si joliment notre proverbe tunisien.