Quel modèle de développement ?
Durant les trente années de son pouvoir autocratique, Bourguiba avait pratiqué une politique ouvertement régionaliste ; les régions qui l’appuyaient étaient favorisées et celles qu’il soupçonnait d’opposition étaient marginalisées. Les régions de l’ouest de la Tunise étaient mal représentées au sein du pouvoir central, il faut rappeler que durant les vingt cinq années qui ont suivi l’indépendance, Mohamed Sayah, originaire de Bouhjar et Hédi Khefacha, originaire de Monastir étaient respectivement députés de Jendouba et de Kasserine. L’entourage de Bourguiba, à sa grande satisfaction, avaient orienté les investissements de l’Etat vers sa région natale. Deux facultés de médecine à 20 km l’une de l’autre, plusieurs facultés dont l’unique faculté de médecine dentaire et l’unique faculté de pharmacie pour toute la Tunisie, des centres hospitalo-universitaires, un aéroport, une radio régionale, un chemin de fer électrifié reliant les diverse agglomérations de la région, etc. Son successeur, Ben Ali, a continué dans le même sens puisqu’il était aussi originaire de la même région : prolongement de l’autoroute Tunis-Hammamet, un nouvel aéroport à 50 km du premier, chemin de fer Kalaa Sghira-Msaken, etc.
Ben Ali a bâti sa politique économique sur les recommandations de la Banque Mondiale et du FMI, la Tunisie était qualifiée de « bon élève » de la Banque Mondiale. En effet, le programme d’ajustement structurel plus connu sous son acronyme PAS et instauré dans les années 80, préconisait une politique de rentabilité des investissements de l’Etat : privatisation à outrance, minimiser le rôle de l’Etat, favoriser le secteur privé (qui ne cherche que la rentabilité immédiate tout en laissant le développement humain à la police), suppression des droits de douane, ouverture du marché, développer les secteurs d’exportation, etc.
Or, l’économie intérieure était faible pour supporter la concurrence, les infrastructures étaient souvent déficientes et surtout mal réparties. Les investissements dans le secteur du tourisme qui avaient commencé dans les années soixante avaient misé dès le départ sur le tourisme balnéaire, il s’en est suivi un développement des régions côtières avec plus ou moins de réussite. Dans une situation pareille, les investisseurs, qu’ils soient tunisiens ou étrangers, préfèrent investir là où c’est rentable, là où les moyens de communication permettent une meilleure rentabilité, là où les cadres sont formés, etc. Ceci a aggravé la disparité entre les régions côtières et l’intérieur.
Les régions intérieures, bien que fournisseuses de richesse nationale au bénéfice de tout le pays, ont été marginalisées par les gouvernements destouriens successifs. Les raisons étaient politiques et résultant d’un cercle vicieux. Les céréales du nord, les produits agricoles de la partie Ouest du pays, les phosphates du sud, et l’eau du centre vont vers les côtes pour l’exportation ou pour la consommation locale ; l’Etat, ingrat, ne retourne rien.
Il est arrivé alors un moment où cette situation était devenue insoutenable et les habitants de ces régions sont descendus dans la rue, la poitrine nue devant les balles des forces de répression, payant de leur vie la libération de tout un peuple qui réclamait plus de dignité, plus d’équité, plus de justice, et ne sont revenus chez eux qu’avec la chute du régime. Je crois que toute réflexion économique doit tenir compte de cette Histoire.
L’article de mon ami Taieb Houidi dans le journal EcoMag intiulé « Nous, notre, économie, notre société, notre avenir » a tendance à vouloir reproduire le schéma d’investissement qui a mené à la crise économique qui a déclenché la révolution du 17 décembre 2010. Ses propositions veulent continuer la politique de Ben Ali qui a échoué et qui a provoqué sa chute.
Il voudrait appliquer aux régions intérieures une « politique de développement régional et de lutte contre la pauvreté visant à raffermir l’unité nationale ». Il faudrait, pour lui, éviter par contre la construction d’une infrastructure lourde car « les autoroutes et les chemins de fer mèneraient à des lieux peu productifs et peu compétitifs. » Au contraire il faudrait, toujours selon lui, restreindre l’action du gouvernement à des actions « d’ordre économique (microcrédits), humain (formation) et institutionnels (décentralisation et gouvernance locale). » dans ces régions. Ça ressemble beaucoup à l’aide des pays développés au Tiers Monde.
L’auteur de l’article conseille aux futurs gouvernements de pratiquer « un appui au développement accru des pôles et régions de haute productivité. Il s’agit de renforcer des lieux connus compétitifs, encore en net retard par rapport aux autres lieux de compétition internationale que sont les métropoles, clusters et ports méditerranéens. »
C’est comme si les industries tunisiennes ne peuvent être en compétition qu’avec les ports méditerranéens, les villes du continent ne peuvent être industrialisées ni se développer, ni se mesurer aux villes du continent dans les pays méditerranéen.
La révolution doit nous apprendre qu’il n’existe pas que la Méditerranée, que les Monts Chaambi et Orbata font partie de la Tunisie, que les régions de l’intérieur doivent avoir leur part du développement et surtout de l’investissement qui leur est dû et qui a été détourné pendant cinquante cinq ans pour mettre les régions côtières à un niveau de développement humain et d’infrastructure leur permettant d’être compétitifs. Les régions de l’intérieur doivent bénéficier d’un effort particulier pour être compétitives, elles aussi. L’effort financier de l’Etat qui a permis le développement de Tunisie durant le dernier demi-siècle est dû essentiellement à l’exploitation des richesses du sol et du sous sol des régions de l’intérieur. Ces dernières veulent leur mise à niveau économique (infrastructure ferroviaire et autoroutière, réseau de fibres optiques) et humain (formation, santé, éducation) pour que l’investisseur tunisien ou étranger choisisse le lieu de son entreprise en fonction de la pureté de l’air et des paysages qui sont offerts à sa vue et non en fonction des aéroports, des autoroutes et des chemins de fer qui n’existent actuellement que dans les régions côtières, autrement, il investira toujours dans la même région et le déséquilibre qui en résulterait plongerait la Tunisie dans une instabilité meurtrière. Les infrastructures qui désenclaveraient ces régions mettraient les villes et pôles situés loin du bord de mer à un niveau de compétitivité comparable à celui des villes côtières et à ce moment-là on pourrait demander à répartir équitablement l’investissement pour soutenir la compétitivité de la Tunisie face aux autres pays de la Méditerranée. Joseph Stiglitz, professeur à Columbia et Prix Nobel 2001 d’économie, a soutenu la révolution tunisienne et a conseillé de construire des autoroutes pour relancer l’économie. Un tel programme crée de l’emploi, désenclave les régions marginalisée et élève le niveau économique de toutes les régions pour permettre de relancer le commerce et l’industrie. Il cite l’exemple de la construction en Chine d’une autoroute entre deux villes moyennement développées qui a accéléré leur développement respectif. Je crois qu’il faut construire une autoroute Le Kef Gafsa en priorité et une autre Gafsa Gabès pour commencer le développement de ces régions.
L’idée, défendue par Cyril Karray et reprise par d’autres économistes des partis politiques naissant, qui consiste à diviser le pays en régions horizontales qui possèdent, toutes, des zones côtières, ne résoudrait nullement les problèmes. Aujourd’hui Kasserine fournit déjà le pétrole et l’eau potable à Sfax, et Sidi Bouzid lui fournit les légumes ; que peut-on attendre d’une nouvelle division administrative de la Tunisie où Sfax, Kasserine et Sidi Bouzid formerait une seule région ? Rien de nouveau. L’idée ressemble à une arnaque dans laquelle les régions marginalisées auraient l’impression qu’on s’occupe d’eux en les rattachant à une métropole méditerranéenne, c’est tout.
Nous avons toujours dit au PDP qu’il faut un autre modèle de développement pour sortir de la crise. Le modèle économique déséquilibré et régionaliste de Bourguiba-Ben Ali doit être évité. Pour marcher dans le sens de la révolution nous devons imaginer un investissement de l’Etat réparateur des erreurs du passé. L’accent doit être mis sur une économie durable plus équitable et un développement humain juste et mieux réparti, ce qui ne signifie nullement appauvrir les côtes pour enrichir l’intérieur, il s’agit d’élever le niveau de développement de ces région marginalisées. La rentabilité financière doit passer au second plan, il faut investir à long terme dans le développement humain. Cette rentabilité à court terme, prônée par les banquiers internationaux, a guidé l’investissement durant les vingt dernières années dans le monde – et en Tunisie – ce qui a appauvri les pauvres, enrichi les riches et provoqué une crise économique mondiale. Il faut un autre modèle de développement.
Ahmed Bouazzi
* Professeur des universités et membre du comité exécutif du PDP
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Vous écrivez "Nous avons toujours dit au PDP qu’il faut un autre modèle de développement pour sortir de la crise". Quel est ce modèle? existe t- il? Si oui pourquoi vous ne le faites pas connaitre. A Bettaieb