A l’encontre de Standard & Poor’s, les derniers rapports des agences internationales de notation Moody’s (28 septembre 2012) et Fitch (9 octobre 2012) gardent la Tunisie dans une position relativement confortable de ‘’ Investment Grade’’ avec perspectives négatives. Selon l’agence Moody’s, les perspectives négatives traduisent une incertitude due aussi bien à la fragilité du système bancaire qu’à un éventuel retard de mise en œuvre des réformes économiques, puisqu’un calendrier précis des réformes politiques et institutionnelles n’est, jusqu’au mois de septembre, pas établi (période de la visite de ses experts en Tunisie). Cette notation, ayant pour objet d’avoir une opinion sur la capacité de la Tunisie à rembourser ses dettes, pourrait être considérée favorable, par rapport à celle de S&P, puisqu’elle rend compte du début de la reprise dans la majorité des secteurs de l’appareil productif.
D’autres rapports internationaux tels que celui d’Oxford Business Group du 8 Octobre courant, ou celui du FMI,... offrent une lecture optimiste sur la situation économique en Tunisie. Cependant, diverses autres interprétations locales, taxant la conjoncture au deuxième semestre de catastrophique ont aussi été faites. Nous renvoyons cette diversité à des origines méthodologiques lors de l’appréhension d’une même réalité. Dans cet ordre d’idées, nous analysons la conjoncture au deuxième semestre pour en déduire des recommandations de politiques économiques de court terme.
I- Le déficit commercial : une synthèse de facteurs défavorables
Il faudrait d’abord reconnaitre l’aspect structurellement cyclique de l’économie tunisienne et faire état de ses capacités à absorber les chocs extérieurs tels que ceux de 2001, 2008, …. Cette capacité est pour le moment due non seulement au faible degré d’ouverture du marché financier mais aussi à la structure diversifiée de l’appareil productif dont la part du secteur la plus élevée ne dépasse pas 10% du PIB, à savoir l’Agriculture. En plus de la non-diversification du commerce extérieur tunisien s’ajoute comme élément de fragilité. En effet, la performance des activités exportatrices dépend majoritairement de la demande européenne qui leur est adressée. Le déficit courant atteignant actuellement 5,7% est dû à (1) la paralysie des activités mines et de la Chimie, pendant des semaines en 2011 et 2012, (2) la récession en Europe traduite par le ralentissement du rythme de nos exportations au taux de 3,4% seulement, (3) l’accroissement des importations, majoritairement en biens d’équipement, au taux de 14,2% et faisant objet d’une reconstitution de stocks n’ayant pas été effectués en 2011 et stimulées vraisemblablement par des anticipations à la baisse du dinar par rapport à l’euro, (4) la migration de quelques importateurs informels vers les rouages officiels pour déclarations suite au renforcement du contrôle et au début de réformes pour une meilleure gouvernance de la douane, et (5) à la hausse des prix internationaux des principaux biens importés.
Pour un volume accru d’importations, conjugué avec le glissement du dinar, l’élargissement de ce déficit courant s’est naturellement traduit par une baisse des réserves de change au niveau de 96 jours d’importations. Cette baisse des réserves est aussi due au taux de l’intérêt réel négatif qui s’est établi en Tunisie durant les 7 premiers mois de l’année à la suite de la politique monétaire consistant en la révision à la baisse du taux directeur sans pouvoir maitriser l’inflation comme avancé en faveur de l’indépendance de la BCT.
En effet, selon les enseignements de base pour le cas des petites économies ouvertes, le capital international, surtout de portefeuille, se dirige vers les pays au taux d’intérêt réel le plus élevé. L’économie tunisienne aurait, durant la deuxième moitié de 2011, raté l’opportunité d’influx de capitaux extérieurs et aurait subit des pressions de fuite de capitaux à l’étranger à cause des tensions inflationnistes locales rendant négatif le taux de l’intérêt réel pendant des mois. S’ajoute à ces éléments la spéculation sur la devise. La résultante de tous ces facteurs s’est reflétée par la baisse des réserves de change. Ces dernières ont aussi diminué à cause des remboursements au cours du mois d’avril 2012 de dettes extérieures préalablement contractées s’élevant à 650 millions de dollars, sinon les réserves auraient été aux environs de 116 j d’importations. Nonobstant ces facteurs, le rapport Moody’s considère que le volume des réserves est ‘’ suffisamment confortable’’ puisque qu’il dépasse les engagements dans les trois mois à venir en remboursement de dette de court terme et en détention de devises par les non-résidents.
Quant au risque éventuel d’une véritable fuite de capitaux financiers vers l’extérieur fragilisant la gestion de devises, le rapport le néglige puisque le compte capital n’est jusqu’alors pas ouvert d’une part, et la part du capital étranger en portefeuille est encore très réduite d’une seconde. Delà à comparer le niveau des réserves à celui de 2010 ou même à dire que c’est le niveau ‘’le moins élevé du siècle’’, sans en prendre en compte les éléments inhérents, serait une interprétation manquant de fondements.
II- Le déficit budgétaire : origines et perspectives
Le solde public est structurellement déficitaire mais soutenable sur la longue période. C'est-à-dire que son niveau se situe dans des intervalles raisonnables. Outre ses origines liées au niveau modéré de croissance économique comparé au taux de l’intérêt de la dette, son élargissement à travers le budget complémentaire de 2012 était un choix délibéré de la part du décideur, mettant en œuvre une politique budgétaire expansionniste ciblant la relance économique durant l’année en cours et celle de 2013. Cet élargissement, allant à hauteur de 6,6% du PIB, ne s’est effectué sans l’acceptation d’un déficit public dans les limites d’une soutenabilité calculée et garantie par les tests de stresse nécessaires. Cette orientation budgétaire n’est pas une opportunité en soi. Elle est une contrainte au vu de la récession d’une part et les revendications sociales à caractère immédiat d’une autre part. Sans entrer dans les détailles, les ressources propres de l’Etat ainsi que celles en provenance de la dette sont affectées à raison de 4/5 en dépenses de fonctionnement et 1/5 en dépenses d’investissement.
Cette clef de répartition privilégiant irréversiblement les dépenses moins-productives est héritée presque à l’identique depuis des décennies et ce n’est pas possible dans le court terme de mettre en œuvre d’autres règles visant à élargir l’espace fiscal en repoussant la contrainte budgétaire. S’agissant des blocs de dépenses a priori improductives, la subvention directe et indirecte des produits alimentaires et des carburants (équivalentes au volume du budget d’investissement) pèsent lourd sur les finances publiques et sont sources de risques de dérapage budgétaire, puisque des dépenses imprévues sont toujours à l’ordre du jour. En effet, la détermination du prix du pétrole dans le monde et la dynamique des marchés de change dépassant la volonté du décideur local, ne sont pas sans effets sur le déséquilibre budgétaire. Jusqu’au mois de septembre 2012, les dépenses additionnelles dues seulement au glissement du dinar et à la hausse du prix du pétrole ont avoisiné 400MDT, sans compter l’apparition soudaine de factures lourdes de dettes anciennes de l’Etat au titre de son engagement vis-à-vis des collectivités locales, de l’administration… et de garanties remontant à 2009 et 2011. Notons que ces dettes n’ont pas été prises en compte lors de l’élaboration du budget initial de l’Etat précipitamment approuvé par l’ANC en Décembre 2012. A ses dépenses de subvention s’ajoutent celles des salaires dans la fonction publique. Pourtant la volonté de soutenir l’investissement public en augmentant sa part dans le budget de l’Etat complémentaire est claire, nous ne voyons pas de possibilité pour envisager un palier de croissance supérieur soutenant la création de l’emploi et le rattrapage régional sans débat national autour de la rationalisation des subventions (directes et indirectes) et le re-ciblage des bénéficiaires. Il s’agit d’une question nationale devant être traitée collectivement vers une véritable croissance inclusive et équitable. Les voix revendiquant des plans budgétaires dits révolutionnaires n’en ont jusqu’alors montré ni le contenu, ni la faisabilité, ni les mécanismes et les outils appropriés.
III- L’inflation, le taux de l’intérêt et le taux de change : quels statut de conjoncture ?
Au neuvième de mois de 2012, des pressions inflationnistes atteignant 5,7% due, (1) au commerce illicite et aux circuits de distribution parallèle, (2) à une origine anticipative de l’agent lambda, (3) à la hausse des prix des produits importés, (4) au glissement du dinar, et vraisemblablement mais il faudrait le quantifier (5) à l’augmentation de la masse salariale ayant soutenu une demande globale de biens de consommation. Pour les effets négatifs standards de l’inflation quand elle est soutenue i.e., détérioration du pouvoir d’achat, inégalité dans la répartition, … qui se réaliseraient en l’absence de mesures correctrices, et ses effets positifs i.e. incitation à l’accroissement du stock du capital et par là recrutement de chômeurs, financement du déficit public par la taxe d’inflation, … nous n’en voyons d’importance immédiate lors de l’analyse de la conjoncture de court terme. Ici, il vaudrait mieux analyser les effets immédiats de l’inflation quand le taux de l’intérêt réel est négatif. Nous nous limitons à dire que les effets sur l’investissement sont dérisoires dans le court terme, puisque ce dernier est peu sensible au taux de l’intérêt réel.
Par ailleurs, les banques, assez fragiles, ne seraient pas incitées à octroyer davantage de crédits à l’économie d’une part et les flux d’investissement étrangers seront peu stimulés à se diriger vers la Tunisie d’une autre part. C’est dans cette perspective que la dernière révision à la hausse du taux directeur effectuée par le CA de la BCT et que des mécanismes institutionnels, certes perfectibles, sont déjà mis en place pour contrôler les prix et lutter contre le commerce illicite orchestré par des réseaux organisés. Les lectures catastrophistes de ces pressions inflationnistes, non comparées à celles en Algérie (6,4%), en Egypte (10,8%) ou en Turquie (8,9%), omettent quand-même la baisse du taux de chômage enregistrée en septembre 2012 et ne présentent d’ailleurs pas des solutions opérationnelles. Quant au taux de change, nous voyons que la baisse du dinar en 2011 est en partie tendancielle, due à la gestion du régime de change pendant l’année 2011 et aussi due à la variation des prix des exportables par rapport à ceux des importables.
Le taux de change nominal dans un régime partiellement administré, comme celui en Tunisie, est difficilement gérable dans le contexte actuel de volatilité et de spéculation sur le change. Seulement du point de vue de la soutenabilité des équilibres macroéconomiques globaux de long terme, ce qui compte le plus est le taux de change réel qui n’a cessé de s’améliorer durant les huit premiers mois de l’année en réduisant l’écart par rapport à sa valeur d’équilibre.
IV- Que proposerions-nous ?
Sans que la situation macro-économique ne soit catastrophique et sans s’attarder sur l’analyse des recommandations en matière de mesures immédiates, nous proposerions (1) le renforcement des mécanismes de contrôle des prix et de lutte contre les circuits parallèle et de commerce illicite, (2) l’accélération du rythme d’exécution du budget d’investissement public par l’allègement des procédures administratives, (3) une mise en œuvre rapide des mesures portant rationalisation des importations et allègement des procédures du commerce extérieur, (4) une meilleure gestion du régime de change visant la stabilité du taux de change et une mesure monétaire ciblant l’épargne ainsi que la réduction des crédits excessifs à la consommation non nécessaire d’origine importée, (5) démarrage d’un débat national autour des mécanismes de transferts sociaux et de subvention dans la perspective d’un meilleur ciblage et une rationalisation des choix budgétaires.
En somme, la conjoncture au deuxième trimestre est toujours favorable à une reprise de l’activité économique dans son ensemble. Sa tendance vers le retour au trend habituel est un fait. Cette reprise est accompagnée d’une légère baisse du taux de chômage mais aussi de tensions inflationnistes et de déficits extérieurs encore soutenables. Les mesures de gestion macroéconomique de régulation conjoncturelle sont nécessaires mais non suffisantes, car cette phase de transition appelle toutes les parties concernées à ne pas rater l’occasion d’y participer en toute responsabilité, en reconnaissant que des coûts d’ajustement soient nécessaires et que le retour en arrière ne rend service à aucun.
Ali Chebbi,
Professeur des Universités Tunisiennes et Conseiller Economique