Opinions - 09.04.2013

L'émergence : mirage ou réalité?

L’émergence et cette arrivée fracassante des pays émergents est au cœur de l’actualité économique, politique et géostratégique mondiale depuis quelques années. Les BRICS et d’autres pays en développement ont marqué l’économie mondiale depuis le début des années 1990 avec des niveaux de croissance impressionnants au moment où les pays développés patinaient et avaient les plus grandes difficultés à s’inscrire dans un cycle de croissance forte. Ces divergences ont amené certains observateurs à parler d’un découplage entre Nord et Sud.

Cette émergence économique s’est aussi accompagnée d’une présence politique plus marquée sur la scène internationale. En effet, les BRICS et les pays émergents devenaient des acteurs plus importants de la scène internationale et jouaient un rôle majeur dans un grand nombre de négociations multilatérales comme les négociations commerciales au sein de l’OMC ou celles sur le changement climatique. 

Cette présence s’est renforcée après la grande crise financière globale de l’automne 2008 et la création du G20 est venue confirmer le rôle que les pays émergents vont jouer dorénavant sur la scène internationale. Ce rôle plus dynamique dans la gestion de la crise financière s’est accompagné d’une exigence de réforme de la gouvernance globale afin de favoriser une présence plus forte de ces pays dans les grandes institutions internationales. Ainsi, même si beaucoup reste à faire, la réforme du FMI et de la Banque mondiale a d’ores et déjà donné une place plus importante pour des pays émergents comme la Chine, le Brésil et d’autres pays. La désignation récemment du nouveau Président de la Banque mondiale a été aussi l’occasion de critiquer l’héritage des accords de Bretton Woods et d’ouvrir le leadership des grandes institutions internationales à des ressortissants de pays en développement. 
 
Depuis la grande crise, les pays émergents ont fait du chemin. D’abord, la reprise a été plus forte et plus marquée chez eux que dans les pays développés grâce à des programmes de relance budgétaire assez vigoureux en comparaison avec ceux plus frileux et marqué par le seau de l’austérité en Europe. Mais, surtout cette croissance est portée par les nouveaux secteurs productifs et des gains importants de productivité et de compétitivité. Au niveau international, les BRICS veulent fonder une coopération difficile à trouver et aller au-delà des concurrences et des conflits passés. Ainsi, ont-ils lancé leurs propres sommets qui leur donnent la possibilité de coordonner leurs positions. Aussi, les BRICS ont décidé de mettre en place leur banque de développement pour diversifier leurs sources de financements et favoriser l’émergence de nouvelles institutions internationales. Certes, tous les différends et les divergences ne sont pas aplatis. Mais ces pays semblent s’engager dans une dynamique nouvelle où la solidarité, la coopération et la volonté de construire un monde plus équilibré et un destin commun sont en train de l’emporter sur les clivages et les conflits hérités de l’ordre ancien ! 
 
Et, c’est au moment où les pays émergents s’installent au cœur de la dynamique globale et qu’ils deviennent les nouvelles sources de croissance et les locomotives de l’ordre global que les questions sont posées et la controverse prend forme. En effet, est-ce que le phénomène de l’émergence est un phénomène durable ? Et si ce n’est qu’un mirage qui disparaitra lorsque les conditions qui ont favorisé son émergence s’éclipseront ? Quelles sont les sources de cette nouvelle croissance ? Sont-elles épuisées ou permettront-elles à ces pays de poursuivre leur marche vers les sommets de l’économie mondiale ? La contestation de la primauté des pays capitalistes traditionnels n’est-t-elle pas en train de se réaffirmer et de remettre en cause la montée des pays émergents ? La Chine ne sera-t-elle pas le Japon des années 1980 que tout le monde voyait en train de dépasser les Etats-Unis pour devenir la nouvelle puissance économique globale et qui s’est embourbé depuis les années 1990 dans une déflation sans précédent ? Et, si le monde multipolaire promis par la montée des pays émergents n’est qu’une illusion et que l’ordre issu de la seconde guerre mondiale va reprendre ses droits ?
 
Autant de questions qui sont au cœur de débats et d’importantes controverses sur la scène internationale et auxquels ont pris part les plus grands spécialistes internationaux et les revues les plus prestigieuses.  
Les premiers travaux qui ont cherché à comprendre les transformations de l’ordre global et l’apparition des pays émergents sont ceux que l’on appelle les analyses de la convergence (voir notamment les travaux de Kamal Dervis). Pour ces travaux le monde global a connu trois grandes phases historiques. La première correspond globalement à la période coloniale et qui va du début du 19ieme siècle à la moitié du 20ieme et qui a été marquée par une grande divergence entre les pays du nord et les anciennes colonies. Durant cette phase, la plupart des pays développés ont connu leur révolution industrielle qui leur ont permis d’enregistrer une augmentation rapide de leur productivité et de structurer des systèmes productifs compétitifs. La concurrence économique internationale et la domination politique ont permis à ces pays de bloquer ses évolutions dans les autres régions du monde. La domination politique s’est transformée en une colonisation qui a réduit ses espaces dans une spécialisation rentière dont certains subissent encore les effets. Ce sont ses trajectoires historiques et économiques différentes qui expliquent la divergence entre le monde capitaliste occidental et le monde «oriental» et son enfoncement dans le sous-développement, et non pas une pseudo-structure mentale et intellectuelle étrangère au progrès, comme l’affirment les orientalistes. 
 
A cette première phase a succédé une deuxième qui va du milieu du vingtième siècle jusqu’aux années 1990 et qui correspond aux indépendances politiques des anciennes colonies. Le moment politique libérateur a été à l’origine de choix de développement qui ont cherché à rompre avec le modèle colonial à travers la modernisation des structures économiques et leur diversification afin de sortir du modèle rentier. Ces nouvelles stratégies, même si elles n’ont pas été à l’origine d’un renversement de la tendance, ont favorisé une stabilisation de ce gap entre le Nord riche et le Sud pauvre. 
 
Mais, le changement majeur va s’opérer surtout à partir des années 1990 avec la forte croissance dans les pays en développement et son caractère mou et fragile dans les pays du Nord. Du coup, on a enregistré une certaine convergence entre les pays du Sud et ceux du Nord et le schisme entre le Nord et le Sud issu du 19ième siècle s’est estompé de manière marquée. Plusieurs facteurs sont évoqués dans la littérature pour expliquer cette forte convergence entre les pays développés et le monde en développement. D’abord, la globalisation est souvent évoquée, même si elle est encore critiquée par certains, pour expliquer cette convergence dans la mesure où elle a favorisé le développement des relations commerciales et des investissements directs qui ont permis une plus grande circulation des technologies et du savoir-faire. Comme le montre l’exemple des pays asiatiques, l’adaptation et l’imitation technologiques sont devenus les principales sources d’acquisition des technologies pour les pays émergents et leur ont permis d’opérer un important rattrapage technologique. 
 
La transition démographique est un autre facteur régulièrement cité par les analystes pour expliquer cette convergence. D’un côté, les pays en développement ont connu un ralentissement démographique qui a favorisé d’importants investissements dans les domaines de l’éducation et de la formation qui ont généré une forte croissance des revenus. Enfin, il faut aussi noter que dans un grand nombre de pays en développement l’accroissement des revenus a été à l’origine de la diminution de la part allouée à la consommation et d’une augmentation de celle qui est destiné à l’investissement ce qui a été à l’origine d’un accroissement des dotations des acteurs et d’un accroissement de leur productivité.
 
Le développement industriel est un autre facteur et non des moindres qui est de plus en plus cité pour expliquer le phénomène de l’émergence (Voir notamment les travaux de Dani Rodrik et de Justin Lin). Devenues la grande obsession des politiques conventionnelles et des programmes d’ajustement structurel, les politiques industrielles connaissent un grand retour dans la pensée et les politiques du développement. Pour beaucoup, ces stratégies ont favorisé les dynamiques de changement structurel dans les pays asiatiques et sont au cœur de la diversification de leurs structures productives et de leur compétitivité retrouvée.  
 
Ainsi-donc sommes en présence d’une forte croissance dans les pays émergents à partir du début des années 1990 au moment où elle est en panne dans les pays industrialisés traditionnels. Cette situation va se renforcer dans le contexte de la crise économique globale où les pays émergents ont rapidement mis en place des programmes de relance vigoureux qui leur ont permis de maintenir leur résilience au moment où la victoire des politiques d’austérité  dans le Nord a renforcé le marasme et la marginalisation. Cette croissance a favorisé un important rattrapage et une convergence entre les pays en développement et les grandes puissances industrielles traditionnelles. Cette évolution a remis en cause la vieille configuration traditionnelle héritée de la révolution industrielle et de la colonisation entre un Sud pauvre et rentier et un Nord riche et industriel. 
 
Mais, est ce que cette évolution signifie que notre monde est déconnecté entre un Nord empêtré dans le marasme économique et un Sud en pleine effervescence ? Assiste-t-on à un découplage du monde global entre les deux versants de notre planète comme l’ont affirmé certains analystes il y a quelques années ? 
 
Non répondent ces analystes car cette convergence s’accompagne d’une importante interdépendance dans l’économie mondiale. En effet, l’étude des cycles économiques montre une forte corrélation entre les conjonctures des puissances économiques traditionnelles et des pays émergents et le discours de la déconnexion ne résiste pas à l’analyse. En effet, un double mouvement se met en place avec d’un côté un rattrapage qui s’opère par le biais de l’offre et de l’autre la demande est au cœur de cette corrélation entre les cycles au Nord et au Sud. Cette interdépendance est portée par plusieurs facteurs dont le commerce dont la dynamique transpose au niveau global les fluctuations des demandes nationales. Il faut également mentionner les marchés financiers dont la globalisation et l’interconnexion croissante en font un important vecteur de transmission des conjonctures nationales. Enfin, les analystes évoquent aussi l’élément de la confiance qui pèse de tout son poids sur la conjoncture économique globale. 
 
Ainsi, notre monde montre deux grandes tendances globales, l’une à long terme et qui est au cœur d’une grande déconnexion entre Nord et Sud et qui permet d’enterrer définitivement le schisme hérité du 19ième siècle entre la richesse d’un côté et la pauvreté et la misère de l’autre. Par ailleurs, une tendance de court terme qui maintient l’interdépendance entre les deux pôles du monde global. 
 
Est-ce pour autant on est dans le meilleur des mondes ? La route des pays émergents est-elle toute tracée vers le progrès et pour devenir les nouvelles puissances économiques mondiales ? Sommes-nous en train de sortir des schémas économiques hérités de la colonisation ?     
 
Mais, la thèse du rattrapage est fortement critiquée depuis quelques mois. Certains n’hésitent pas à parler d’un mythe qui ne se produira jamais et dont les effets actuels seront absorbés à terme (voir notamment les travaux de Ruchir Sharma). Ils rappellent à ce propos l’expérience du Japon que tous les analystes au début des années 1980 voyaient devenir la locomotive de la croissance mondiale et dépasser les Etats-Unis comme la nouvelle puissance économique mondiale. Or, le Japon s’est enfoncé dans les années 1990 dans une déflation d’une grande ampleur dont il a toujours le plus grand mal à gérer les effets. Ces auteurs évoquent aussi l’impact de la crise actuelle pour évoquer la fragilité des dynamiques de croissance dans les pays émergents et sa forte dépendance des puissances économiques traditionnelles.
 
Alors, comment expliquer cette révolution dans l’économie mondiale et le phénomène de l’émergence ? Pour ces analystes, les pays émergents en général et les BRICS en particulier ont bénéficié d’une situation exceptionnelle dans les années 1990 et d’une grande disponibilité des ressources financières qui leur ont permis de financer une croissance forte. C’est à partir des années 2000 que les pays en développement ont rattrapé les niveaux des revenus des puissances économiques traditionnelles des années 1950. 
 
Cependant, ce rattrapage n’est pas partagé entre les pays en développement. Il reste limité à un nombre limité de pays dont les pays du Golfe, l’Europe du Sud et les tigres asiatiques. Le véritable défi des dynamiques de transition dans les pays en développement réside dans leur incapacité à maintenir une croissance forte sur une longue période. En effet, seuls six pays asiatiques (Malaisie, Singapour, Corée du sud, Taïwan, Thaïlande et Hong Kong) peuvent se targuer d’avoir maintenu une croissance supérieure à 5% pour une période de quatre décennies. Pour la période actuelle et après l’euphorie exceptionnelle des années 2000, pour ces analystes, la grande crise globale ouvre une nouvelle ère avec un retour à un cycle d’affaires « normal » marquée par une croissance modérée dans la plupart des pays en développement. 
 
Les analyses critiques de la thèse du rattrapage s’attaquent à la Chine qui est derrière le phénomène de l’émergence et dont la croissance durant ses dernières années a justifié toute l’attention accordée à ce phénomène. Pour ces analyses la croissance chinoise se trouve à tournant important de son histoire dans la mesure où les facteurs qui sont à l’origine de cette croissance sont en train de s’épuiser. Les observateurs soulignent particulièrement le facteur démographique où la population chinoise devient âgée. D’autres soulignent que la Chine a atteint le tournant de la courbe de Lewis où les réserves de main d’œuvre rurale qui peuvent être utilisée dans le développement industriel n’existent plus ce qui va se traduire par une forte baisse de la croissance chinoise. Ce facteur de la forte croissance chinoise va avoir un effet négatif sur les autres pays émergents et va entraîner une baisse de leur croissance. 
 
Ainsi, pour ses analystes le phénomène de l’émergence n’est qu’un mirage qui va s’épuiser avec la fin des facteurs qui étaient à son origine. En effet, l’incapacité des pays émergents à entretenir une croissance forte sur une longue période, la fin des conditions exceptionnelles de financement des années 2000 et l’épuisement du facteur de la croissance chinoise seront à l’origine de la fin du phénomène de l’émergence et d’un retour à la norme dans le monde global et l’extinction du mythe de l’émergence. La plupart des pays en développement vont retrouver un rythme de croissance fragile et ne dépassant pas les 5% par an proche de celui que nous avons connu dans les années 50 et 60. Ceci ne signifie pas que nous allons retrouver un espace amorphe du Tiers- Monde de ses années-là, au contraire la différenciation persistera le rêve du rattrapage et de l’émergence en moins.  
 
Les conséquences de ces thèses ne s’arrêtent pas en si bon chemin. En effet, la fin du mythe de l’émergence va avoir d’importantes conséquences politiques et stratégiques dans le monde. Le tassement de la croissance de ces pays et son retour à une configuration plus normale aura comme effet immédiat la fin de leur prétention à un rôle plus accru dans la gestion de l’ordre global. En même temps, la reprise de la croissance dans les puissances économiques traditionnelles et surtout leur entrée dans une nouvelle ère d’innovation technologique vont leur permettre de reprendre confiance et de rétablir leur hégémonie sur la globalisation. 
 
Ainsi, le phénomène du rattrapage et le monde de l’émergence sont-ils en train de vivre leurs derniers soubresauts pour disparaitre dans l’anonymat du monde global. De l’autre côté, les puissances économiques traditionnelles sont en train de rétablir leur puissance et leur mainmise sur l’ordre global. 
 
Cependant, ces analyses résistent peu à l’analyse et beaucoup les considèrent comme des prophéties auto-réalisatrices. Au contraire, la présence des pays émergents dans l’économie globale, leur compétitivité nouvelle sont le résultat d’une importante transformation de leurs structures productives et ne favorisent pas par conséquent des retours en arrière. Mais, l’analyse des tendances globales en cours met l’accent sur un autre danger essentiel. En effet, le rattrapage entre les deux pôles de l’économie mondiale et l’interdépendance s’accompagnent d’un accroissement important des inégalités. Un fossé entre les plus riches et les plus pauvres est en train de grandir au sein des pays mais aussi au niveau global (voir les travaux de Branko Milanovic). Certes, les analyses soulignent l’émergence d’une nouvelle classe moyenne mondiale qui commence à partager les mêmes modes de consommation et de vie. Cependant, cette classe moyenne, aussi importante soit-elle, ne saurait cacher l’augmentation des inégalités et de l’exclusion qui constitue un important facteur d’instabilité politique comme l’ont montré les printemps arabes.  
 
Ainsi, le monde global est totalement différent de celui hérité de la seconde guerre mondiale ou des premières années de la globalisation dans les années 1980. Notre planète globale est marquée aujourd’hui par le phénomène de convergence à long terme avec l’entrée fracassante des pays émergents sur la scène globale, une grande interdépendance à court et moyen terme entre les économies et une explosion des inégalités. C’est un monde plein de promesses mais aussi d’inquiétudes et d’interrogations. 
 
Pour relever les nouveaux défis de notre monde, le renforcement de la coopération au sein d’une nouvelle gouvernance globale ouverte est essentiel. Cette coopération devrait ouvrir le processus de convergence à d’autres pays, assurer une plus grande coordination des politiques économiques pour éviter les effets de contagion des crises économiques et favoriser une répartition plus égalitaire des revenus et une plus grande inclusion dans les dynamiques de croissance. C’est à ces conditions que notre monde pourrait sortir de la dépression qui sévit et initier un nouveau contrat global et fonder une espérance partagée par tous.  
 
Hakim Ben Hammouda
Tags : chine   Etats Unis   Europe  
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1 Commentaire
Les Commentaires
Y Fatma - 13-04-2013 11:16

"Cette émergence économique s’est aussi accompagnée d’une présence politique... négociations multilatérales comme les négociations commerciales au sein de l’OMC ou celles sur le changement climatique" Mais ces negociation c'est de l'economie pure

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