Salah Guermadi, in memory
25 mars 1982- 25 mars 2015. Il y a 33 ans, jour pour jour, Salah Guermadi fit son ultime révérence à la planète des terriens. Sans la quitter. L’œuvre physique ou mentale perpétue l’esprit des disparus faisant revivre le corps-substance- auprès de ceux en voie de les rejoindre. Tel est le cycle inévitable de la création humaine : naitre, vivre et mourir. Ephémères Souffrances et Plaisirs.. . Outre l’absence d’un homme trépassé, tragiquement- avec un des ses compagnons (alias Djinn (le Démon) pour les intimes), la scène aura perdu également un poète, un romancier, un journaliste et un universitaire engagés.
Mais il fut surtout le fruit de son époque (coloniale) ,de son quartier Halfaouine et de l’école francophone où il a soutenu brillamment une thèse de doctorat en linguistique. La langue constituait son dada pour assurer la subsistance , livrer bataille contre l’exploitation du travail par le capital et la dénaturation de la culture de son peuple auquel il était organiquement attaché .C’est dire qu’il aura traversé des périodes contrastées de la Tunisie ante et post-indépendance.Et comment pouvait-il les surmonter alors que le destin ne lui eut pas laissé suffisamment du temps…
Survolée la première époque, détour du côté de Halfaouine. Salah naquit le 12-04-1933 à Houmet Essouwahel (quartier des Littoraux).Il s’agit d’une rue –long et étroit couloir-dont l’ouverture donne, à l’est, sur la place d’une grande mosquée et à l’est, sur l’esplanade Sidi Abdessalem. Des familles y évoluent silencieusement derrière des portes fermées et bariolées; en contraste avec l’environnante activité grouillante , haute en couleurs et senteurs de vendeurs de fleurs,de fripe, de condiments, de légumes et poissons, de brocante et autres babioles. Mais la topographie des lieux est plus évocatrice d’un milieu semi-clos .Dans la rue, le passant est interpellé par le nombre d’impasses( Impasse de la toiture, celle du Noir, d’Attouche,de Makhlouf…). Les rares ruelles adjacentes conduisent à trois lieux de culte. Ils s’ajoutent à ceux de Saheb Attaba (le détenteur du sceau)et Abdesalem (l’homme de la paix).Une toponymie quasi- claustrante pour un jeune homme .Coincé entre imprimatur et silence. Plus tard,il ne manquera d’en déchiffrer le sens énigmatico-casse dans l’étude qu’il consacre à «La langue des enseignes de quelques rues importantes de Tunis»!
En empruntant la voie de l’école occidentale, il sera confronté au dilemme de la langue maternelle et celle de l’occupant .Sa révolte est provisoirement contenue. A ceux qui lui ont inculqué que ces ancêtres étaient des Gaulois, il réplique en 1975 par une cuisante réplique:» Nos ancêtres les Bédouins» avertissant l’autorité politique que « Quand le pays nous reviendra, nous serons à la hauteur du néant que vous ne fites et qui nous entoure» .Le néant. La vox populi gronde et s’explicite. Chez l’homme mature le politique s’éveille, d’autant qu’ auparavant il s’était juré d’appeler un chat un chat (cf son protopoetique «la chair vive»).La langue lui donne les ailes de liberté, de la justice et l’amour de la patrie .Sa patrie.
D’ou vient l’arabe?
Il traduit vers l’ arabe «Je t’offrirai une gazelle» de l’ Algérien Malek Haddad( 1927-1978) ,ce patriote «exilé dans l’exil» .Il pourfend la fatuité des néo-riches et la vanité des écto-intellectuels, ces «Nous les sous signataires –professeurs et chercheurs -ayant peur de la Signature»…Parution de l’œuvre : «Le cireur» et» le frigidaire »(publié post-mortem).
Pour la sémiologie, Guermadi aura rendu de services inédits. Il est l’instigateur du premier département de la linguistique dans la région afro-arabe. Il traduit «les cours fondamentaux» de F.de Saussure; un pavé dans la mare des théo-narratifs qui «sacralisent» le Verbe .(« L’énoncé originel n’est pas questionnable sur sa cause», soutiennent t-ils ). Soit. Si la cause reste hermétique, l’effet ne devrait –il pas fournir la piste de ses paradigmes.? L’enjeu et l’entrejeu se rapportant au registre de la conscience morale et la moralité : du mal et du bien ,du juste et l’injuste, du beau et du risible ,de l’anormal et le normal…Mais d’où vient l’Arabe? Hormis quelques travaux d’orientalistes cautionnés par des auteurs tel que Georgy Zeindane seul - à ma connaissance limitée- l’arabophone accompli Ahmed F.Chediak (1804-1887) a traité de «la philosophie de la langue» ,suivi de son malicieux ouvrage intitulé «Radioscopie du dictionnaire «(Al Jassous Ala Al kamouss). Il aura déstabilisé une chapelle en rappelant, tel Aristote, que la langue première de l’homme n’avait pas de logique .Néanmoins, la logique aristotélicienne n’a pas résolu –pour autant-l’aporie. La langue n’est , selon le penseur arabe Aboulfateh ibn Jouniey ( 9ème siècle) «que de sons par lesquels les nations expriment leurs besoins». Avec le développement de la phonologie et de la phonétique, le champ de la reconstruction étymologique s’ouvre aux linguistes. D’autres philologues arabes avaient déjà brodé la trame syntaxique, stylistique(Sibaoueh et Al khalil ibn Ahmed) et la lexicologie (Ibn Mandhour).
En effet, si par hypothèse, on admet que dans le grec (ancien) il y a du phénicien lequel emprunte à l’assyrien, lequel pique à l’Araméen et l’arabe butine à l’hébreu, il devient aisé de remonter le tronc «sémite» commun pour parvenir à l’ apport ontologique aux autres langues proches dites «indo-européennes»; sachant également que le Sanskrit hindou-dravidien ou le phersi (ancien) doivent transiter par l’Orient pour atteindre l’Occident ...
Bien que polyglotte (arabe, français,anglais,russe et chinois (?), Guermadi s’est contenté d’un voyage –inachevé- dans l’oralité et l’intertextualité du bilinguisme local .Ne manquait que le Tifinaghe( berbère) à son palais!
Révulsif à l’égard de tout courant traditionnaliste qui vogue- à contre courant- des sciences psycho-sociales, il fut co-fondateur de la revue progressiste «Attajdid» ( Le Renouvellement).
Et quid du français?
En dépit de sa propension à crier sa contenance (il n’a pas choisi sa date et lieu de naissance ni ceux de sa mort), Salah aimait la vie et s’émerveillait devant la beauté inouïe des paysages de cette terre de Tunisie et les intonations dialectales de son peuple.
Dans les années 80, il a élu domicile au village de Sidi Bou Said, face à la grande bleue. Faut-il y voir un retour à la rue Essouwahel, au sens propre du dénominatif ? Possible.
Résidant à l’époque le même village où j’ai fait connaissance de la mère de mes enfants ;il m’arrivait de le croiser –quelques fois- le soir. Le temps de siroter –sur les nattes du Café homonyme-un thé à la menthe; sur fond de gargarismes du narguilé et d’un air de l’égyptien Salah (encore un ! )Abdelhay qu’affectionne Si Moncef, le maître des céans .Impressions :une barbe taillée de marin méditerranéen , un érudit tranquille et impulsif à la fois, toujours pressé et capable de balayer en une périphrase un courant soufi (mystique), partir en tirade sur Hegel ou les «Fragments d’un discours amoureux» de R.Barthes dont la date de décès, également tragique, à Paris en 1980 coïncide – curieusement- un 25 mars …
Salah se délecte en maniant sa franco(fi)nie déroutante et caustique dont le «je» se confond souvent avec le «jeu» .Des maux dans les mots .Un langage dont il a démonté les ressorts .Il aiguise ,par ricochet , la curiosité de ses rares interlocuteurs profanes …que nous fumes et le sommes encore , sous la triple emprise de l’agnostique , du mystique et du matérialisme.
A une encablure de sa rue natale,le regard du futur linguiste a du croiser l’écriteau,en blanc sur fond bleu qui indique :« Impasse du Français »....Un avatar d’une autre tradition transplantée.
Lors d’un débat sur le bilinguisme, il reconnait que «c’est par l’intermédiaire de la langue française qu’il se sentait le plus libéré du poids de la tradition.» «Et c’est là que le poids de la tradition étant moins lourd, je me sens plus léger» (Revue Alif –Décembre 1971).Reconstructiviste,il participe à l’éclatement de la prosodie arabe classique l’accouchant d’une nouvelle fibre « po-éthique » transversale et universelle.Elle est classée dans le genre «ni vertical ni libre». Improprement.
Flash-Cut :Pour un libre penseur, la tradition, c’est un référent ankylosant ou/et un pied de nez -en hommage décalé- aux impasses des rues de sa prime jeunesse. Ce quartier d’artisans de sparte( halfa), reste un épicentre d’esprits d’envergure et d’ artistes talentueux. Salah Guermadi n’est plus avec nous mais demeure parmi ceux qui s’intéressent, en épigones, à l’exercice –amusant- de la maïeutique linguistique. Parti en 1982,en avril prochain, il aura eu 82 ans . Que ses lecteurs et collègues le remémorent. Mes respects, Professeur.
Habib Ofakhri
Mars 2015.Il est minuit
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Merci pour cet excellent texte d'hommage à un grand intellectuel tunisien -qu'il m'est arrivé de rencontrer parfois chez des amis à Salammbô et d'apprécier sa pensée et son engagement. Je cite souvent un de ses textes parus sur la revue Alîf "Aujourd'hui, c'est dur, c'est très dur d'être arabe"; texte où il fait montre d'une éblouissante connaissance des techniques de la science moderne parlant de "chromatographie, de gravitation, d'antiproton, d'isotope..." Je relis souvent son "Avec ou sans" (passeport)ainsi que "Ellahma al haya" et ses traductions de Tahar Ben Jelloun (Moha le sage" et "La répudiation" de Rachid Boujedra. Il faut espérer que les éditeurs tunisiens se donnent la peine de rééditer les textes du regretté Salah Garmadi dont l'actualité tant politique que linguistique ne se dément pas. Encore un grand merci pour ce texte remarquable!
Merci pour ce texte et cet hommage à Salah Garmadi,un grand intellectuel et une personne hors du commun et dont j'ai eu la chance de partager le toit(!) en tant que belle sœur en 64/65 a sidi bou said puisqu'il était alors le mari de ma sœur Juliette Garmadi.De 12 ans leur cadette j'étais au lycée à Tunis et ce fut pour moi une grande opportunité intellectuelle et sur un plan humain que de finir de grandir avec ces deux magnifiques personnes.