Pour une stratégie de lutte contre le Terrorisme
Depuis plus de deux ans, le terrorisme ne cesse de frapper notre pays. Cette année les pertes deviennent intolérables. Le tourisme, poumon de l’économie tunisienne, est gravement atteint. Assez c’est assez cria le chef de l’Etat le 18 mars 2015 après l’attentat du Bardo. Il déclare la guerre aux terroristes. Ces derniers ne sont nullement dissuadés et continuent à frapper et à faire mal au pays. Plus mal que prévu.
Le 26 juin un seul terroriste prenant tout son aise procède froidement à «l’exécution sommaire» de 39 touristes et en blessant autant. Le criminel a commis l’acte sur la plage d’un hôtel à Sousse sans être inquiété par les services de sécurité. La douleur du pays est immense et la stupéfaction est énorme. L’inquiétude de la population est grande quand elle réalise que le niveau de protection des installations n’est pas fiable. On rappelle la Réserve et le Président de la république décrète l’état d’urgence.
Nous sommes en guerre contre le terrorisme depuis seulement trois mois.
Est-ce que avant le 18 mars 2015, en dépit des pertes humaines et matérielles enregistrées par les forces armées1, les coups assénés aux terroristes et les actions anticipatives pour déjouer les plans terroristes, les opérations ne s’élevaient –elles pas au niveau stratégique?
Nous sommes partis en guerre sans aucun objectif clair, sans moyens et sans plan d’action. On se contente de réagir avec le peu de moyens qui sont disponibles. C’est ce qu’on appelle un manque de stratégie. Les forces armées sont déployées et combattent comme elles peuvent ce fléau tandis que les responsables politiques prennent leur temps et hésitent à agir.
On ne comprend pas ce qui les pousse à garder cette passivité envers un danger qui ronge la patrie; leur rôle ne devrait pas se limiter à donner l’ordre aux forces armées de se déployer ou de combattre mais surtout de mettre en œuvre la stratégie de la lutte.
Le 16 juin dernier au cours d’une cérémonie dans une école de police à Bizerte, le Ministre de l’Intérieur disait qu’il a quelques études prospectives sur la stratégie de lutte contre le terrorisme. Le 24 juin 2015, jour du 59° anniversaire de la création de l’Armée, le Chef de l’Etat disait qu’«une stratégie pour lutter contre le terrorisme a été mise en place et des moyens de combat vont être mis à la disposition de l’Armée pour améliorer sa prestation dans la lutte». Le 2 juillet Kamel Jendoubi ministre chargé des relations avec la société civile et les ONG, a indiqué que «la cellule de communication mise en place après l’attentat de Sousse procédera ce soir à la finalisation de la stratégie de communication antiterroriste». Que faut-il comprendre de ces déclarations ?
Est-ce qu’il y a une stratégie propre à chaque ministère? Ou bien parle-t- on de mesures stratégiques en attendant la finalisation d’un document global ? Doit-on s’attendre au cours des prochains jours à la publication d’une stratégie nationale de lutte contre le terrorisme ? Ou bien nous contenter de bribes d’instructions de recommandations.
Quoi qu’il arrive, la décision de mettre en œuvre une stratégie antiterroriste nationale est de bon augure car elle reflète la nouvelle tendance des responsables politiques d’agir sur une base méthodique et objective et loin de l’improvisation lorsqu’il faut défendre la souveraineté de l’Etat et protéger la population.
Mais pour concevoir une stratégie, il est utile de mener un travail de réflexion nécessaire pour définir des objectifs réalisables qui orienteront l’action, et ensuite déterminer les moyens nécessaires pour atteindre ces objectifs. Le tout conçu au sein d’un plan d’action qui définit le rôle de chaque partenaire national impliqué dans la lutte contre ce fléau et coordonne leurs tâches réciproques.
Comment peut-on élaborer une stratégie en ci peu de temps. Faire un travail à la hâte, du raccommodage ou bien improviser comme d’habitude lorsqu’on est pris par le temps et les circonstances.
Il est dans l’intérêt de la Tunisie de développer ses capacités de lutte contre le terrorisme en utilisant comme point de départ la Stratégie antiterroriste mondiale des Nations Unies, adoptée à l'unanimité par l'Assemblée générale en 2006, et en travaillant en étroite collaboration avec l’UE et les pays de l’UMA tous confrontés comme nous à une même menace qui nécessite une réponse mondiale et globale.
Le but de ce papier est de susciter une prise de conscience quant à la nécessité de mettre en œuvre une stratégie nationale de lutte contre le terrorisme dans les brefs délais.
Comment procéder à la mise en œuvre d’une stratégie?
Faut- il inventer une stratégie ou bien profiter des expériences vécues et des études élaborées par les instances mondiales ? Nous avons perdu près de dix ans sans jamais penser à concevoir une stratégie. Il est inutile d’en perdre encore pour mettre en œuvre une vision purement tunisienne. Par contre, adopter la stratégie mondiale des nations unies (Résolution) est dans l’intérêt total du pays. Mais ceci implique un engagement de la part de la Tunisie pour s’aligner sur les principes de la résolution et coopérer avec les instances compétentes de l’ONU pour ratifier certaines dispositions obligatoires2. Il importe ensuite de mettre au point un plan d’action national fidèle aux principes de la stratégie de l’ONU et qui reflète les réalités tunisiennes.
Il n’y a aucun mal à copier un modèle adopté par des pays qui nous sont proches et ont vécu et expérimenté le même genre de menace. Au modèle copié s’ajoutera les spécificités nationales qui seront intégrées dans le plan d’action. La spécificité tunisienne sera respectée lors de la définition des moyens et dans les détails des tâches des différents intervenants.
les références utiles pour mettre en œuvre notre stratégie
Stratégie antiterroriste mondiale des Nations Unies
Le 8 septembre 2006, 192 Etats membres ont adopté à l’unanimité la Stratégie antiterroriste mondiale des Nations Unies. Cette stratégie sous forme de résolution avec un plan d’action en annexe (A/RES/60/288) présente une approche globale et intégrée de la lutte contre le terrorisme aux niveaux national, régional et mondial. La Tunisie comme chaque Etat membre s’est engagée à prendre les dispositions de ce document comme base de travail pour mettre en œuvre sa stratégie nationale. Il ne reste qu’à honorer cet engagement. Et même si la résolution de l’Assemblée Générale n’est pas contraignante, il importe au minimum de l’étudier et d’inclure tout ce qui est dans notre intérêt pour aider à améliorer notre performance dans la lutte contre le terrorisme.
- La stratégie onusienne repose sur 4 piliers :
- Mesures visant à éliminer les conditions propices à la propagation du terrorisme : développer les programmes d’inclusion sociale à tous les niveaux, en tant qu’objectif à part entière pourrait réduire la marginalisation, et donc le sentiment de persécution qui pousse à l’extrémisme et au recrutement de terroristes.
- Mesures visant à prévenir et combattre le terrorisme : en privant les terroristes des moyens d’agir que ce soit le financement, ou le blanchiment d’argent de la contrebande et de la drogue. les États pourront bénéficier d’une assistance pour améliorer les contrôles frontaliers et douaniers, afin de prévenir et de détecter les mouvements de terroristes ou le trafic d’armes légères et de munitions.
- Mesures à étoffer les moyens pour combattre le terrorisme : à travers les instances de l’ONU pour développer l’assistance technique utile pour aider à la mise en œuvre des conventions et des protocoles internationaux relatifs à la prévention et la répression du terrorisme.
- Mesures garantissant le respect des droits de l’homme et la primauté de droit en tant que base fondamentale de lutte contre le terrorisme en affirmant que la défense et la protection des droits de l’homme pour tous et la primauté du droit sont indispensables pour toutes les composantes de la Stratégie.
L’ONU dispose d’organismes compétents dans le domaine de la lutte antiterroriste et est prête à fournir l’assistance nécessaire en ressources et en technique pour la mise en œuvre de la stratégie antiterroriste. Deux organismes représentent les mécanismes de cette assistance :
- Equipe spéciale de lutte contre le terrorisme3 : constituée en 2005 par le secrétaire général pour renforcer la coordination et la cohésion des efforts menés par le système des Nations Unies dans la lutte contre le terrorisme. Elle regroupe 34 entités internationales qui veillent à la bonne marche du système pour coordonner l’assistance nécessaire aux Etats membres. L’Equipe a aussi lancé le Manuel en ligne qui permet à tous les acteurs d’entrer en contact avec les différentes entités pour solliciter l’assistance.
- ONUDC4 : présente d’importants avantages comparatifs dans la fourniture d’une assistance juridique et technique pour la ratification des instruments juridiques universels contre le terrorisme. Il est aussi chargé de fournir l’aide dans le domaine de la formation du système de justice pénale afin de permettre l’application des dispositions des instruments juridiques universels et faciliter la coopération internationale dans la lutte contre le terrorisme.
Stratégie de l’UE :
En 2005 les Etats membres de l’UE ont adopté une stratégie visant à lutter contre le terrorisme qui s’appuie sur 4 piliers traduits dans des domaines dans lesquels ils reconnaissent l’importance de la coopération avec les pays tiers et les institutions internationales. Ces domaines définissent l’action générale à chaque étape de la lutte contre le terrorisme. On distingue :
- La Prévention : ce sont les mesures visant à lutter contre la radicalisation et le recrutement.
- La Protection : concerne les citoyens et les infrastructures et vise la réduction de leur vulnérabilité aux attentats.
- La Poursuite : vise à s’attaquer au financement des terroristes et leurs outils de communication et les traduire en justice.
- La Réaction : faire face aux conséquences des attentats et minimiser les dégâts.
Stratégie du Maroc5 :
c’est une stratégie antiterroriste globale qui inclut des mesures de sécurité vigilantes, une coopération au niveau régional (avec des pays de l’Afrique de l’ouest) et international (avec l’Europe et les USA) et une politique anti-radicalisation. Elle s’articule autour de trois champs :
- Le niveau législatif: une loi antiterroriste respectueuse des droits de l’homme.
- L’encadrement du champ religieux: c’est la spécificité marocaine.
- Le champ social: pour agir contre la pauvreté.
Recommandations
La Tunisie pourrait bénéficier de l’apport des 3 stratégies citées. Respecter les principes de la Résolution onusienne est impératif pour honorer son engagement envers la communauté internationale et pour bénéficier de l’assistance juridique et technique lors de la mise en œuvre de la stratégie nationale. Elle a grand intérêt à copier le plan d’action de l’UE qui est très clair et surtout parce qu’il est conçu sur la base d’une même menace et ensuite par la nécessité de la coopération sécuritaire dictée par la proximité. Enfin, il est utile d’étudier la stratégie marocaine qui réussit à résoudre le fait religieux.
- La mise en œuvre d’une stratégie nationale est tributaire d’un travail de réflexion effectué par un groupe multidisciplinaire regroupant plusieurs spécialités. Il est aussi souhaitable de s’adresser à l’ONU pour obtenir l’assistance nécessaire.
- Le travail demande une disponibilité du groupe chargé de la mise en œuvre. Il est préférable de désigner un chef et des membres qui se chargeront exclusivement de ce travail du moins pour la période de l’élaboration de la stratégie.
- Assistance étrangère : elle est souhaitable pour former les juristes spécialisés dans le volet pénal universel et pour aider dans la ratification des dispositions obligatoires des résolutions de l’ONU. D’un autre côté elle est utile pour aider dans la formation technique de la poursuite judiciaire internationale.
- Centre d’étude : son rôle est primordial dans la recherche de la documentation pour dénicher les nouveautés techniques qui servira à améliorer les moyens de lutte contre le terrorisme.
- La société civile : l’apport de la société civile est capital dans la mise en œuvre de la stratégie nationale surtout dans la lutte contre la radicalisation et la proposition des programmes de développement social.
- Les Médias : une presse responsable jouera le rôle de contrôle. Elle est surtout utile dans le domaine de la communication et la publication des mesures de prévention au grand public.
Proposition:
Ce qui suit est une contribution à une réflexion plus globale pour mettre en œuvre une stratégie nationale de la lutte contre le terrorisme. Elle pourrait être conçue comme des idées de brainstorming.
Objectif:
lutter contre le terrorisme en coordination avec les pays voisins en priorité et l’étendre aux pays de l’initiative 5+5, dans le cadre du respect des droits de l’homme et la primauté de l’état de droit pour rendre la région plus sure et permettre à la population tunisienne de vivre dans un espace de liberté de sécurité et de justice.
Moyens:
- Comité de coordination: son rôle est essentiel parce qu’i sera chargé de coordonner les actions de tous les intervenants nationaux. C’est un organe permanent qui fera par la suite le suivi du plan d’action.
- Acteurs: il s’agit de définir les acteurs (Ministères et organisations) qui seront impliqués. La stratégie se définit comme la mise en œuvre de tous les moyens pour satisfaire les objectifs. A chaque acteur sera définie une mission à réaliser et une contribution nécessaire pour étoffer les moyens de lutte contre le terrorisme.
- Composante Force: c’est une unité spéciale orientée exclusivement vers le l’intervention (combat des éléments terroristes). Elle est organisée en Task Force comprenant toutes les entités nécessaires à la recherche et à la neutralisation ou la liquidation des terroristes. C’est une sorte de BAT élargie qui regroupe aussi des éléments militaires. Elle pourrait être placée sous le commandement direct du Chef de Gouvernement pour assurer plus de souplesse dans l’emploi et surtout plus de rapidité dans l’intervention. Elle est indépendante des autres unités des Forces Armées qui contribuent à la lutte contre le terrorisme dans les domaines de la prévention et la protection.
- Budget: il est nécessaire de définir un budget global pour soutenir l’action de l’Etat sur toute la période de la lutte.
Plan d’action:
pour traduire l’objectif énoncé, les stratèges développeront des domaines sur lesquels on doit agir et qui s’inscrivent dans le cadre d’engagement stratégique. Il est aussi utile de formuler des objectifs nationaux qui orientent le plan d’action. On pourrait citer dans ce cadre les piliers de notre action contre le terrorisme qui pourrait être traduits en objectifs opérationnels ou les grouper dans des domaines d’action:
Objectifs opérationnels:
Mesures d’ordre juridique pour combattre le terrorisme:
- adopter la loi anti terrorisme
- respecter les normes du droit de l’homme
- voter des lois sur le renseignement pour surveiller les extrémistes et les personnes revenues des pays en guerre.
- Surveillance digitale des sites extrémistes.
Mesures socio économiques pour éloigner la jeunesse de la radicalisation:
- Développer des programmes de prise en charge des radicalisés
- Favoriser le développement de projet d’intégration des chômeurs
Mesures de prévention:
- Identification des réseaux terroristes
- action renforcée pour prévenir la radicalisation et le recrutement des terroristes.
- Action renforcée pour dissocier le couple contrebande - terrorisme;
- Action similaire contre la drogue et le blanchiment de l’argent.
- Contrôle du financement des organisations
Mesures de protection:
- Réduire la vulnérabilité des installations sensibles
- Renforcer la sécurité des frontières
- Renforcer les moyens humains chargés de la protection des installations et les qualifier.
- Renforcer la protection par l’intégration de moyens de surveillance électronique
Mesures d’intervention:
- Différencier les unités chargées de l’intervention et les qualifier.
- Renforcer les moyens du renseignement
- Mesures de coordination et de coopération
- Coordination interne entre les différents acteurs nationaux impliqués dans la lutte contre le terrorisme.
- Implication de la société civile dans l’élaboration de la stratégie et dans l’action de lutte.
- Coopération régionale et internationale en matière d’échange de renseignement et d’expérience
Domaines: les objectifs opérationnels ne se limiteront pas à ceux indiqués ci-dessus. Toutefois on peut les rassembler en quatre domaines d’action distincts.
- Prévention : Certes mieux vaut prévenir que guérir ; ce domaine comprend les mesures qui empêchent les jeunes de se tourner vers le terrorisme. C’est une action contre le recrutement en premier lieu. C’est aussi élargir l’action sur les stimulants du recrutement.
- Protection : il s’agit de mettre en place des mesures pour protéger les citoyens et les installations sensibles.
- Identification : il s’agit d’enquêter en permanence sur les réseaux terroristes pour localiser les menaces potentielles et réelles. C’est un travail de renseignement continu sur les déplacements, les communications, le soutien financier. Le but est d’isoler ces menaces pour préparer une intervention.
- Intervention : elle est de deux dimensions. L’une est préventive qui se fait à l’anticipation pour agir contre une action imminente des terroristes ou pour déjouer leur plan. L’autre est sous forme de réaction quand l’acte est fait. Car dans la réalité on ne pourra jamais se prémunir de tous les actes. Dans ce cas il faut réagir convenablement pour minimiser les dégâts.
- Face à la gravité des enjeux que la situation implique, tous les acteurs stratégiques du pays doivent s’engager à relever les défis qui pèsent sur la patrie. C’est ainsi qu’une large réflexion sur le thème de la lutte contre le terrorisme doit être partagée en vue de définir les contours d’une stratégie nationale antiterroriste. Ce travail de réflexion sera très utile pour l’équipe qui sera chargée de sa mise en œuvre. Il est à signaler que la définition des objectifs et les moyens revêt une importance capitale. Mais tout repose sur le plan d’action qui représente la concrétisation des objectifs. C’est le plan d’action qui devra guider les différentes tâches des acteurs et permettre aux responsables de contrôler et suivre toutes les opérations.
Mohamed NAFTI
Général Retraité
Ancien Inspecteur Général
des Forces Armées tunisiennes
1- Les Forces Armées désignent ici l’Armée et les forces du Ministère de l’Intérieur
2- Les résolutions du Conseil de Sécurité qui sont obligatoires : 1373/2001 et 2178/2014. Pour ne citer que ces 2 résolutions.
3- Connu sous l’acronyme CTITF
4- ONUDC est l’acronyme de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime.
5- Le Maroc est le seul pays du Maghreb qui a élaboré une Stratégie globale et respectueuse des principes de l’ONU. La Mauritanie a publié une consistante stratégie mais qui n’est pas « onusienne ». On ne trouve pas une publication d’une stratégie Algérienne sur Internet
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Messieurs du gouvernement, reintegrez ce genre de RETRAITES!
Excellent article avec un effort louable de synthèse de la question abordée. Une analyse pertinente qui mérite d'être lue par les autorités législative, judiciaire, exécutive et nos élites pour qu’elles sachent qu'il y a dans notre pays des compétences qu'il faut connaitre et exploiter leurs idées. Bravo et félicitation mon général pour la clarté des idées.