Blessures invisibles
Les éditions L’Harmattan viennent de publier en l’espace de quelques semaines deux ouvrages :Enfance et violence de guerre de notre compatriote Fériel Berraies-Guigny etLa Violence des jeunes dans la ville de Lubumbashi de Donatien Dibwe Dia Mwembu, illustrant on ne peut mieux, la situation catastrophique que vivent les enfants livrés à eux-mêmes dans certains pays en proie à la guerre.
Bien qu’elle soit basée en France, Fériel Berraies-Guignya toujours, en tant que journaliste et militante associative, collaboré à plusieurs revues tunisiennes. Son ouvrage est un travail dense et méthodique,qui se compose de 2 volumes, le premier portant sur l’influence des conflits armés sur la psyché enfantine et la littérature s’y afférent, et le second sur l’embrigadementdes jeunes enfants et la violence des adultes à leur égard.
Dans sapréface, Julien Lauprêtre, Président du Secours populaire français, donne le ton:
«Cet témoignage est bouleversant, il est bien de notre époque». Et effectivement, il l’est surtout quand on songe aujourd’hui au sort malheureux et à la fuite éperdue des familles syriennes et irakiennes disparues en mer ou ballotées sur les routes européennes.Fériel Berraies-Guigny ne se réfère pas, évidemmentà cette récente tragédie, mais surtout à ce terrible processus qui, parfois,en Afrique surtout, a transforméde nombreuses petites et innocentes victimes en enfants-soldats, les convertissant du coup en impitoyables tueurs et bourreaux.
En effet, dans son Avant-propos, Fériel Berraies-Guigny explique ses motivations en ces termes:
«L’extrême complexité de la relation victime/bourreau infantile m’a amenée à entreprendre cette réflexion. Car très peu d’études se sont attardées sur la compréhension de cette part d’irrationnel et d’absurde qui conduit l’enfant à se laisser instrumentaliser par les guerres adultes».
Dans le premier volume Fériel Berraies-Guignypasse en revue les origines historiques de la névrose traumatique et ses manifestations cliniques au cours des derniers siècles avant de souligner la « relative cécité scientifique » (p.53) à l’égard des enfants et la lenteur de la prise en charge de la jeunesse délinquante, initiée par l’apparition des premières doctrines criminologiques, en particulier celle de Lombroso (1890). Mais le constat reste négatif :
«Aujourd’hui, en faisant l’inventaire de toutes ces perspectives qui ont étudié l’humain et sa déviance, force pour nous est de constater qu’il n’y a pas de définition unitaire ou de théorie autosuffisante qui puisse expliquer le pourquoi du devenir de la délinquance.» (p.60)
Le reste du volume est consacré aux diversesétudes scientifiques axées sur les répercussions des conflits armés sur l’enfance, à partir de la Seconde Guerre mondiale, les premières étant américaines et polonaises. Fériel Berraies-Guigny cite à cet égard les travaux les plus significatifs comme ceux de Bender et Frosh(1942), Jersild et Meigs (1943) ou encore Strezeneka (1949). Les plus touchés, écrit-elle, sont de loin, les jeunes polonais (p.65)Là encore, le constat est amer dans la mesure où ces études, ainsi que la plupart de celles qui s’ensuivirent jusqu’aux années 1980, n’ont tenu compte que de l’enfance exposée aux guerres et aux désastres naturels. Les conduites antisociales issues du trauma lié aux situations de violence et le soutien psychologique en la matière restent encore occultés.
Le second volume constitue, en fait, la substantifique moelle de l’ouvrage. Fériel Berraies-Guignyy traite, tour à tour, du problème de la délinquance juvénile, des modèles d’identification à la violence dus à la dérégulation et à la désocialisation comme ce fut le cas pourle génocide des Tutsis au Rwanda où « dans une situation de chaos total, les enfants furent sevrés par de faux discours de propagande haineuse. »(p.90)
L’auteure cite encore, alignant méthodiquement les exemples, les diverses situations à risques pour les enfants, les démarches politico-éducatives qui sous-tendent insidieusement la militarisation dans l’esprit de l’enfant ainsi que leurs malheureuses conséquences à long terme et les diverses étapes de leur prise en charge thérapeutique.
Auparavant,dans une longue et lumineuse préface, un ferventplaidoyer en bonne et due forme, en faveur des enfants-soldats, même ceux qui sont devenus, à leur tour, des bourreaux,l’économiste et ‘agitateur d’idées’, Gustavo Massiah,souligne d’abord l’urgence de la situation :
«Les enfants-soldats renvoient à une réalité terrible, insoutenable. L’immersion des enfants dans la guerre est insoutenable. L’horreur franchit un pas nouveau quand les enfants ne jouent plus à la guerre mais la font.»
Constatant ensuitel’absenced’une réelle volonté politique et le manque d’une prise de conscience face à ce cruel problème alors que l’embrigadement des jeunes continue dans l’indifférence généraleen dépit des textes de la Cour pénale internationale (CPI), Gustavo Massiah propose alors des pistes aussi pertinentes que stimulantes, non sans avoir dénoncé auparavant, ce qu’il appelle une ‘utopie’ courante, à savoir:
«Les enfants-soldats sont un révélateur de l’état du monde. Pour traiter la question, pour aller à la racine des situations, il faut revenir sur la place que le monde laisse aux enfants. La tentation est de préserver les enfants en les mettant à part du monde, de les en sortir avant qu’ils ne soient pervertis par le monde, de les évangéliser pour contenir la diabolisation du monde. C’est une utopie qui ne permet pas de comprendre le monde et qui traduit l’idée de l’incapacité de changer le monde.» (14)
Les intellectuels et autres ‘agitateurs d’idées’ contemporains comme Gustavo Massiah et Fériel Berraies-Guigny, ont admis la nécessité, voire l’utilité, d’illustrer et de mettre en scène la violence tant elle est proteiforme, difficile à cerner. Et comme elle fait partie de leur environnement, celui, d’ailleurs, de toutes les époques de l’histoire, elle leur donne la possibilité d’agir, selon leur vocation même, en témoins de leur temps et de proposer une éthique, dans une critique délibérée d’une société qui, selon eux, va à la dérive.
Enfance et violence de guerreest donc un travail de spécialiste qui s’inscrit en une double activité de chercheur en sciences sociales et d’intellectuel critique. On se doit donc de lire cet ouvrage, source précieuse d’informations, et ce n’est pas son moindre mérite que de proposer à nous, comme à nos gouvernants, des pistes de réflexion pertinentes afin de mettre sous nos yeux des blessures invisibles et prendre conscience de l’ampleur d’un problème qui nous préoccupe tout un chacun, comme l’illustre cette triste information:
«…Le plus jeune combattant à avoir perdu la vie en Syrie est Tunisien. Il s’appelait Farouk at-Tounsi et n’avait que 10 ans quand il a trouvé la mort le 16 mars 2013… au cours du bombardement d’un camp du Jabhat al Nosra où il se trouvait avec son père qui combattait en Syrie depuis Septembre 2012. Son père lui-même a trouvé la mort » (p.20)
Fériel Berraies-Guigny, Enfance et violence de guerre, vol. 1 (180 p) &vol.2 (254 p.), L’Harmattan, Paris, 2015.
Rafik Darragi
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