6ème anniversaire de la révolution : quid de notre environnement?
Nous voici à la veille du 6ème anniversaire de la révolution tunisienne, cette révolution qui a permis de « dégager » le régime familial mafieux qui étouffait le pays depuis 1987.
Mais, avertit Régis Debray, « le passé n’est jamais clos ni achevé. Il est inachevable, ne cesse de naître et de renaître. C’est un passé avenir, un pistolet à plusieurs coups.»(in « Allons au fait. Croyances historiques, réalités religieuses », Gallimard, Paris, 2016, p. 123)
Pour cet anniversaire, la jeunesse des régions « oubliées »-Maknassy, Thala, Sbeitla, Ben Gardane notamment-et auxquelles devait aller, soit disant, la manne du « 26-26 »- rappelle, par ses marches et ses sit-in, les revendications autour desquelles notre pays est unanime. Celles-ci se résument en un seul et unique mot : dignité ; un principe selon lequel un être humain ne doit jamais être traité comme un moyen, mais comme une fin en soi. Cet humain a le droit de vivre dans des conditions correctes, dans un pays démocratique où règnent la transparence et l’équité et où il trouve un travail. La voix de cette jeunesse qui revendique est salutaire et utile et « si l’écho de cette voix faiblit, nous périrons » prédisait Paul Eluard, le poète de la liberté.
Environnement et démocratie
A tous les anniversaires depuis le 14 janvier 2011, on essaie de faire le décompte des avancées et des gains engrangés par notre peuple. Il y a, généralement, accord sur les élections transparentes, l’émergence des institutions démocratiques, la passation des pouvoirs dans le respect de la loi fondamentale et, bien sûr, la liberté de la presse et d’opinion. Face à cette dernière, certains, désabusés, font la moue oublieux de cette constatation du Prix Nobel d’Economie (1998), l’Indien Amartya Sen : « …Aucune famine ne s’est jamais produite dans un pays indépendant et démocratique. On ne peut trouver d’exception à cette règle, où que nous regardions… » Pourquoi ? Parce que, répond l’illustre économiste, les politiques qui ont accouché de ces famines « n’essuyèrent aucune critique, car il n’existait aucun parti d’opposition au parlement, aucune liberté de la presse, et pas d’élections multipartites » (in « La démocratie des autres », Payot, Paris, 2006, p. 64-65).
Il est intéressant, dans le même ordre d’idées, d’évoquer ici les biens curieuses réflexions de l’économiste américain Robert J. Barro sur les liens entre démocratie et croissance. Pour Barro, la démocratie stimule la croissance en apportant « l’état de droit, le libre marché, de faibles dépenses publiques et un haut niveau de capital humain. » Mais une fois ces éléments acquis, note cet « expert », « la majorité a tendance à voter en faveur de programmes sociaux qui redistribuent les revenus des riches vers les pauvres »lesquels impliquent une augmentation des impôts et donc « une réduction des incitations à l’investissement, à l’effort, à la croissance ». Et notre curieux économiste, professeur pourtant à l’Université Harvard (Boston) de conseiller : « Les pays occidentaux contribueraient davantage au bien-être des nations pauvres en exportant leur système économique, en particulier le droit de propriété et le libre marché, plutôt que leurs systèmes politiques.» (Lire « Manuel d’économie critique », Le Monde Diplomatique, 2015, p. 96). Comme on le voit, tout ce qui brille n’est pas or, et, à cette phase de notre révolution, il ne faut pas céder aux sirènes intéressées et aux conseils toxiques de certains experts !
Il va de soi que les succès engrangés par notre révolution n’acquièrent toute leur force et leur plein effet que quand la croissance économique est au rendez-vous ainsi que les droits sociaux et un environnement sain.
En Tunisie, aujourd’hui, l’environnement -en dépit des souffrances de la population du bassin minier, de Sfax, de Bizerte, de Gabès…- n’est pas au centre des propositions et des préoccupations. Le ministère de l’Environnement n’arrête pas de changer de nom, de titulaire et d’attributions depuis la Révolution alors que les crises environnementales de Jerba à Ain Draham et de Sfax à Kasserine ne cessent d’affecter les Tunisiens avec leurs cortèges d’inondations à la moindre giboulée, de pénurie d’eau potable comme cet été dans les villes, de montagnes de déchets, de manque – voire d’absence- de stations d’épuration…..Pourtant, l’année 2016 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée, juste avant 2015 et 2014 et cela ne semble émouvoir personne dans la sphère politique nationale tant au niveau des décideurs, de l’ARP que de celui de nos 200 partis !
Il faut passer à la vitesse superieure
Mais, alors que le terrorisme et les cellules dormantes menacent la sécurité, il nous faut faire contre mauvaise fortune bon cœur et admettre que les choses changent…lentement, bien lentement sur le plan de l’environnement. Dimanche 8 janvier 2017, une opération de nettoyage a eu lieu, avec pompe, au Bardo. Mais le problème des containers à ordures non couverts, jamais lavés et les foules de chats, de chiens et de rats autour de ces bennes ne cessent d’augmenter et de faire peser des menaces sur l’hygiène et la santé du voisinage. Une écolière de Hassi el Ferid (Kasserine) n’a-t-elle pas été affreusement mordue, le 30 décembre dernier, par une meute de chiens ? Notons enfin le danger de ces containers à ordures pour la circulation, notamment la nuit! Quand se décidera-t-on à libérer nos villes de ces affreuses verrues ? Quand se décidera-t-on enfin à organiser les élections municipales pour que les édiles s’attaquent à ces problèmes qui gâchent la vie des gens et poussent certains à la violence ?
Il est nécessaire de changer de braquet pour ce qui est de l’environnement : le développement, oui mais il faut gérer les risques générés par l’industrie, les transports, les déchets ménagers comme le faisait remarquer le sociologue allemand Ulrich Beck dès 1986. (Lire Stéphane Foucart, Le Monde, 10 janvier 2017, p. 22) Le triptyque éculé : plus de croissance, moins de chômage et plus de pouvoir d’achat ne doit pas nous empêcher de lutter fermement contre la pollution industrielle, les gaz d’échappement et les particules du diésel, la dégradation des eaux, les constructions anarchiques, les atteintes à la biodiversité…La recherche de la croissance par les moyens forcenés du libéralisme dictés par Mme Lagarde et le FMI ne fera pas baisser automatiquement la pauvreté mais la pollution, elle, a des répercussions tant sur la santé – y compris la santé mentale- l’ environnement que sur la stabilité des sociétés humaines. La pollution de l’air tue en France 130 personnes par jour affirme le candidat écologiste à la présidentielle Yannick Jadot (France Inter, 12 janvier 2017 à 8h30). L’érosion des côtes tunisiennes- si rien n’est fait- est en mesure de faire perdre à la Tunisie 10% du PIB, à en croire le ministre (Le Maghreb, 25 décembre 2016, p. 14) Il nous faut donner plein effet à la lettre et à l’esprit de notre Constitution pour ce qui est des biens communs de la Nation que sont l’eau, l’air et le sol** et affirmer haut et fort que la STEG et la SONEDE sont des atouts de la Nation et appartiennent aux Tunisiens.
Adieu au gaz de schiste
A l’occasion du 6ème anniversaire de la révolution, il faut se réjouir de la mise au rancart de la question du gaz de schiste. C’est une victoire pour ceux qui défendent l’environnement fragile de notre pays et pour tous les Tunisiens. Ils ont obtenu ce succès pacifiquement alors que, ailleurs, les choses sont bien plus pénibles. Ils ont aussi fait que l’attribution des permis pétroliers soit plus transparente et soumise aux regards de l’ARP, une suite logique des dispositions de la Constitution. Il est cependant étonnant de lire, à l’occasion de l’abandon du fracking dans notre pays, les déclarations plutôt amères et approximatives du responsable de l’énergie au Ministère de l’Energie et des Mines. (Lire Le Maghreb, 25 décembre 2016, p. 14-15)
Il est alors nécessaire de rappeler que la question du gaz de schiste a perdu du terrain partout dans le monde. En France, il y a un moratoire en vigueur. De plus- et c’est symptomatique de son acuité- cette problématique a été largement évoquée lors de la campagne des élections présidentielles aux Etats Unis. Elle a fortement opposé les candidats démocrates à la primaire, Hillary Clinton et Bernie Sanders, au sujet des donations des pétroliers à la campagne de Mme Clinton- soit près de 4,5 millions de dollars d’après Greenpeace. M. Sanders, face aux hésitations de Mme Clinton, a affirmé haut et fort son opposition au fracking. Au final, Mme Clinton a été contrainte de « gauchir » son discours sur cette question de peur de perdre les voix des New Yorkais qui l’avait envoyée deux fois au Sénat auparavant. Ce sont ces derniers qui ont obligé aussi le gouverneur M. Andrew Cuomo à interdire, dès 2014, le fracking dans l’Etat de New York pour protéger essentiellement l’eau potable. M. Cuomo n’a accédé que de justesse au poste de gouverneur car une obscure professeure, Mme Zephyr Teachout, était arrivée à rafler 33% des voix en faisant campagne contre le gaz de schiste dans l’Etat.(Lire Trip Gabriel et Coral Davenport, The New York Time, 4 avril 2016).
Puis, il y a les énormes volumes d’eau qu’exige le fracking. Ainsi, dans le nord du Dakota, aux Etats Unis, le forage de Bakken consommait cinq fois plus d’eau en 2012 qu’en 2008, au début de sa mise en place. Il va de soi que les eaux usées ont augmenté dans la même proportion- ce qui pose d’épineux problèmes de stockage pour ces niagaras de toxiques. Pour les chercheurs de l’Université Stanford en Californie et pour le Département américain de l’Energie, les ressources hydriques actuelles ne sauraient continuer à satisfaire à la demande du site Bakken ( Robert Homer et al, Environmental Science and Technology, 11 février 2016, DOI : 10. 1021/acs.est. 5b04079).
Le journal parisien La Croix rappelait, le 28 août 2015, que la fracturation hydraulique est à l’origine de plusieurs séismes au Canada. Le séisme de magnitude 4,4 survenu en août 2014 dans l’ouest canadien serait le plus fort jamais enregistré, en liaison avec l’exploitation des hydrocarbures de schiste. De plus, le journal signale une étude de l’Université Cornell (Etat de New York) publiée en juillet 2014. Ce travail impute l’augmentation des séismes dans l’Etat de l’Oklahoma depuis 2008 à la multiplication des sites d’extraction de gaz de schiste et aux injections massives de fluides. Aux Etats Unis, on a procédé à 85 000 forages horizontaux. Selon l’étude de Cornell, l’Oklahoma compterait ces dernières années plus de séismes que la Californie pourtant réputée hautement sismique avec sa fosse de Saint Andrews. A noter aussi qu’en Grande Bretagne, dès 2011, un rapport d’experts avait conclu qu’il était « hautement probable que les tests de forage de gaz de schiste aient déclenché des secousses sismiques dans le Lancashire » après qu’une activité sismique jugée anormale avait été constatée non loin d’un puits de forage dans cette région du nord-ouest de l’Angleterre. Le 7 janvier 2017, les Anglais ont manifesté contre le fracking dans la forêt de Sherwood, le repaire du mythique Robin des Bois de notre jeunesse. La deuxième plus importante nappe phréatique du pays serait menacée par les forages de la société Ineos dans cette forêt. Actuellement, 37% seulement des Britanniques se disent en faveur du fracking alors qu’ils étaient 52% en 2012. (Le Monde, 11 janvier 2017, p. 6). Dans notre pays, le 11 janvier 2017, un séisme de 3,9 sur l’échelle de Richter a été enregistré à Remada, dans le sud tunisien. Des secousses sont souvent enregistrées dans la région de Monastir (2013), au Kef, dans la banlieue de Tunis….Ceci doit nous inviter à la prudence.
Par ailleurs, il faut rappeler aussi que l’exploitation ou l’exploration du gaz de schiste libère du méthane. Ce gaz a un effet de serre 83 fois plus puissant que celui du gaz carbonique. Ainsi, si la combustion du gaz de schiste libère moitié moins de CO2 que les combustibles fossiles, la libération du méthane dans l’atmosphère lors du fracking efface l’avantage qui consiste à se passer du charbon et/ou du pétrole.
Enfin, le gaz de schiste permet aux combustibles fossiles bon marché d’être présents sur le marché pour longtemps encore et à continuer à encombrer l’atmosphère de la terre avec du gaz carbonique à l’origine du réchauffement climatique.
La victoire des Tunisiens sur le fracking ne doit pas leur faire baisser la garde. Le coût très bas du brut de pétrole aujourd’hui ne peut durer longtemps car les réserves sont en voie d’épuisement. La recherche du gaz de schiste pourrait repartir d’autant qu’une frénésie d’extractivisme a saisi la planète. Pire qu’une maladie, cette « obsession généralisée et invariablement destructrice d’extraire des quantités toujours croissantes d’énergie et de matière » n’épargne aucun pays, affirme Anna Bednik dans un ouvrage récent (Jean-Luc Porquet, Le Canard Enchaîné, 10 février 2016, p. 5).
Il est temps qu’une conférence nationale soit convoquée pour établir un plan national pour l’environnement et pour lutter contre la pollution. Il nous faut une politique environnementale avec des objectifs clairs comme, par exemple, le recours à l’agriculture biologique, l’adoption du principe de précaution, une stratégie pour les transports, une popularisation dès l’école primaire de gestes respectueux de l’environnement, zéro déchets vers 2030 et 100% énergies renouvelables en 2050. Afin que nos enfants et nos petits enfants puissent apprécier et être fiers des acquis de la Révolution du 14 janvier 2011 !
Mohamed Larbi Bouguerra
** Lire l’excellent ouvrage de M. le professeur Amor Mtimet « Les sols tunisiens à l’épreuve de la durabilité. De la gestion à la gouvernance » (Tunis, 2016). Ce magnifique travail montre l’importance vitale du sol en agriculture, ses capacités de purification et de stockage de l’eau, des gaz à effet de serre et de séquestration du carbone. Ce travail remet les pendules à l’heure et donne sa place centrale au sol dans la réflexion des environnementalistes. Agréable à lire, sa lecture profitera aux Tunisiens.
- Ecrire un commentaire
- Commenter