Opinions - 22.01.2017

Slaheddine Dchicha : Tous responsables!

Slaheddine Dchicha : Tous responsables!

Il y a six ans, presque jour pour jour, une amie européenne très chère mais perdue de vue pendant quelques années, m’a téléphoné le lendemain de la fuite de Ben Ali pour me féliciter en ces termes: «… félicitations l’ami, félicitations au peuple tunisien et surtout bravo à sa jeunesse qui a chassé le dictateur !» A la fin de la conversation, elle m’a lancé: «Tu ne peux pas savoir comme je suis heureuse de compter un Tunisien parmi mes amis …»

Rouge de plaisir et ivre de fierté comme la majorité des Tunisiens et la plupart des Arabes ce jour-là, j’ai dû bafouiller dans une envolée lyrique quelque chose sur la transition démographique et sur la jeunesse cultivée qui a imposé la démocratie et opposé ainsi un démenti cinglant aux orientalistes, aux islamologues et aux experts de tout poil qui pensaient que les Arabes étaient faits pour le bâton et pour la dictature «… cela tenait à leur culture » , ajoutaient-ils, n’ayant pas le courage jusqu’à dire à leurs gènes.
Avant de raccrocher, nous nous sommes promis de nous téléphoner régulièrement… et depuis en effet, nos coups de fil se sont réglés au rythme de l’actualité tunisienne

Heurs et malheurs postrévolutionnaires

En octobre 2011 après les élections gagnées par Ennahdha et l’arrivée au pouvoir des Islamistes et de leurs supplétifs, à mon amie qui, déçue, me parlait de l’hiver islamiste qui a vite succédé à l’éphémère printemps arabe, j’ai avancé pêle-mêle quelques arguments : l’éparpillement des forces démocratiques et l’absence d’organisations laïques ont permis la confiscation de la révolution par un parti islamiste bien organisée qui, durant des années de clandestinité, a étendu sa toile et quadrillé le pays à travers son dense réseau de mosquées et d’ associations caritatives…

Durant la sombre année 2013, après l’assassinat de Chokri Belaïd en mars et celui de Mohamed Brahmi en juillet, j’ai balbutié mon chagrin et ma révolte et ma crainte que le pays ne bascule dans le chaos…

L’année 2014 a été l’année de l’affirmation de l’exception tunisienne. Après l’adoption de la Constitution, les élections législatives et présidentielles sont venues renforcer la transition démocratique tunisienne. Et malgré l’abstention massive des jeunes, soulignée sournoisement par l’amie européenne, mon exaltation célébrant l’alternance et la défaite des Islamistes ne fut refroidie que par l’alliance contre-nature opérée avec ses derniers par les modernistes « laïcs ». Cette recherche obsessionnelle du consensus m’a ulcéré d’autant plus qu’elle m’a quelque peu décrédibilisé aux yeux de mon interlocutrice téléphonique.

Tout le long de la sanglante année 2015, à chaque fois que mon téléphone a sonné, j’ai sursauté : Cette année-là a été un calvaire pour mes oreilles et pour tout le monde : les terroristes ont frappé à Paris, au Bardo, à Sousse, à Tunis… A l’indignation et à la révolte de mon interlocutrice, je ne cessais de psalmodier mon mantra : « Pas d’amalgame, il faut faire front uni contre la terreur mondialisée. »
Puis, en juillet dernier, il y a eu Nice et en décembre, Berlin. Après la longue liste de leurs crimes ignobles et infâmes méfaits en Irak et en Syrie, les djihadistes tunisiens commencent à semer la terreur en Europe.

Par pudeur et par élégance, mon amie m’a épargné et s’est abstenue de me téléphoner à ces deux douloureuses occasions, mais elle a dû se poser la question que tant de monde se pose en France, en Europe, en Tunisie et ailleurs : « Pourquoi tant de Tunisiens dans les rangs des terroristes ? ».
La politesse et le savoir-vivre m’obligent envers elle à une élégance réciproque et je me dois de tenter de lui répondre:

Etre jeune en Tunisie

«Chère amie,
La Tunisie est un petit pays dont les moyens très modestes ne suffisent pas aux besoins de ses 11 millions d’habitants mais qui, par ailleurs, s’obstine depuis des décennies à appliquer un modèle économique désastreux qui a conduit à la révolution de 2010-2011. Depuis tous les dirigeants qui se sont succédé ne semblent pas avoir compris le message et mesuré la gravité de la menace et continuent la même politique imposant de plus en plus d’austérité et engendrant de plus en plus de chômage et de précarité.

Dans ce pays dont les habitants sont en majorité âgés de moins de 30 ans, voici quelques éléments chiffrés afin d’apprécier la situation des jeunes tunisiens et d’avoir une idée de leurs conditions de vie.

D’après l’institut national de la statistique (INS), le taux de chômage s’établit à 15,6% de la population active et il atteint 31,9% chez les diplômés du supérieur. Constat qui est loin d’être surprenant quand on sait, d’une part, que dans le dernier classement Pisa, la Tunisie tient la 65e place sur 70 et d’autre part, quand on prend connaissance du dernier sondage d’Emrhod Consulting publié en avril 2016 qui vient confirmer ce que d’autres études et sondages ont révélé à savoir que 75 % des Tunisiens ne possèdent pas de livres, hormis le Coran et les manuels scolaires, et que lors des douze derniers mois, 82 % n’ont acheté aucun livre et 77 % n’en ont lu aucun. Ce sont là les effets conjugués de la dégradation du l’enseignement public et de l’accélération de sa privatisation effrénée. Ainsi l’ascenseur social se trouve-t-il en panne faute de promotion par l’éducation et les diplômes.

Ce manque de perspective et d’avenir professionnel pourrait expliquer le désir de tenter sa chance ailleurs. En effet, depuis 2011, entre 22000 à 25000 jeunes ont quitté leur pays clandestinement et selon le Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux 45.2% des jeunes tunisiens pensent émigrer et 81% d’entre eux sont disposés à financer leur émigration clandestine. Visiblement le grand nombre de morts parmi les candidats au départ clandestin estimé à 22000 entre 1999 et 2014, ne semble pas décourager les « Harragas », littéralement « les brûleurs », ceux qui brûlent leurs papiers en les détruisant afin de traverser les frontières anonymement.

Cette prise de risque n’est pas sans évoquer l’autre conduite encore plus radicale consistant à se suicider en s’immolant, en se détruisant par le feu, « Hrag rouhou ». Les rapports de l’Observatoire social tunisien qui relève du Forum tunisien des droits économique et sociaux indique d’une année à l’autre une augmentation continue du nombre de suicides et tentatives de suicide et bien que ce phénomène n’épargne aucune classe sociale et aucune tranche d’âge, il touche particulièrement les jeunes de moins de 35 ans : soit 16,94% de la tranche d’âge (16-25 ans) et 40,80% de la tranche d’âge (26-35 ans). A noter que depuis 2011, depuis l’immolation de Mohamed Bouazizi, les suicides par le feu se sont banalisés et ont été multipliés par 20.

La tentation est grande de rapprocher, du moins sémantiquement, ce geste désespéré d’un autre de nature beaucoup plus grave consistant à s’enrôler dans les rangs de l’organisation Daesh et de commettre des actes terroristes. Céder à ces actes nihilistes et pratiquer la terre brulée peut se dire « hrag El Bled wel cBad », détruire la cité et les habitants. Cette interprétation est d’autant plus tentante que certains psychiatres n’hésitent pas à utiliser l’expression « suicide altruiste » pour désigner un suicide mais qui prend curieusement la forme du meurtre de quelqu’un d’autre !

En tout cas, le nombre de jeunes Tunisiens qui s’engagent dans cette voie est tout aussi inquiétant que celui des suicidés et des sans emploi. En effet, selon des estimations fiables, le nombre de djihadistes Tunisiens en Syrie et en Irak oscille entre 6000 et 7000 et les autorités tunisiennes ont annoncé avoir empêché le départ de 12000 personnes.

Les revenants

Et maintenant, que l’organisation Daesh commence à connaître des pertes significatives et à perdre du terrain, se pose le problème du retour de ces « revenants » comme les désigne David Thomson dans son dernier ouvrage. Et l’éventualité de ce retour a suscité les débats et déchaîné les passions parmi les hommes politiques, l’élite intellectuelle, la société civile et entre les citoyens.

Les uns veulent les empêcher de revenir et appellent à les répudier en leur retirant leur nationalité, malgré la Constitution qu’ils ont idéalisée et exaltée, il n’y a pas longtemps, comme la meilleure constitution du monde arabe, mais dont ils oublient l’article 25 stipulant qu’ « aucun citoyen ne peut être déchu de la nationalité tunisienne, ni être exilé ou extradé, ni empêché de revenir dans son pays ». Les autres, habituellement partisans de l’état de droit, exigent de les enfermer dans un Guantanamo national et très rares sont ceux qui tentent de comprendre ou de faire comprendre en refusant de rester à la surface des choses, au raz des symptômes.

La jeunesse tunisienne se trouve dans une impasse, dans un pays bloqué où le travail est rare, les inégalités abyssales et les interdits innombrables : des milliers de jeunes sont confrontés au chômage, à la pauvreté et à la précarité tout en étant soumis au spectacle quotidien de l’ostentation vulgaire voire obscène des élites et des classes possédantes. Pour une grande partie de la jeunesse, tout semble être hors de portée : les bonnes études car elles sont payantes et fort chères, le mariage est différé faute de travail et de logement, la consommation faute de moyens, le travail faute de relations, l’émigration légale faute de visa, la dignité faute d’estime de soi et cette dernière à cause de la frustration et du mépris social.
Des conditions qui pourraient peut-être expliquer certaines conduites : l’incivisme, le désintérêt de la chose politique et publique, la violence des rapports sociaux, la nostalgie de l’ordre ancien, la protestation et l’insoumission, la marginalité et la déviance…

Or, au lieu de comprendre pour soigner et prévenir, tout est criminalisé. Les manifestations et les actes de révolte, les conduites à risques comme l’alcool ou les drogues douces mais aussi l’orientation sexuelle et l’amour libre…Et c’est ainsi que certains jeunes, en vertu de la loi 52 ou de l’article 230, après avoir été arrêtés et humiliés vont connaître l’enfermement et se trouver en étroite promiscuité avec toutes sortes de pervers, de criminels et de terroristes.

C’est à croire qu’on cherche à exciter les jeunes, c’est à croire que le but visé c’est de les pousser à la révolte et à l’insurrection.

Tout comme on éprouve une certaine fierté à chaque réussite, à chaque performance, à chaque success story d’un tunisien ou d’une tunisienne: footballeur, comique, mannequin, universitaire, acteur, homme d’affaires…on devrait, sans pour autant les excuser ou les absoudre, accepter le retour de tous ceux qui le désirent et les juger selon leurs actes et conformément à la loi. … car en Tunisie,
comme dans toute autre nation, il n’y a pas que des êtres parfaits et les terroristes ne sont pas apparus spontanément, ils sont le produit de notre société, de notre système éducatif, de nos traditions familiales, de nos défaillances, de nos laxismes et sans pour autant omettre ou négliger les influences étrangères et les facteurs extérieurs, nous devons assumer notre responsabilité car pour pasticher le grand Gandhi, on reconnaît le degré de civilisation d'un peuple à la manière dont il traite ses minorités, ses déviants, ses marginaux, ses monstres et ses criminels … »

PS. Cher lecteur, mon semblable, mon frère, si tu trouves ma réponse à mon amie incomplète et mes arguments inadéquats, merci d’y apporter les compléments et les rectifications que tu jugeras nécessaires, afin de satisfaire tou(te)s les ami(e)s de la Tunisie et des Tunisien(ne)s

Slaheddine Dchicha
 

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