News - 20.06.2021

Ammar Mahjoubi: L’histoire à Rome de César à Auguste

Ammar Mahjoubi: L’histoire à Rome de César à Auguste

En Grèce, l’enseignement des grandes écoles philosophiques exerçait une grande influence sur toutes les sciences. Néanmoins, la connaissance du passé, de l’action des anciens, de leurs œuvres, s’est développée en dehors du sillon de la philosophie. Hérodote était différent de Socrate ; mais les commentaires des philologues, qui étudiaient les écrits historiques, n’échappaient pas aux idées répandues par les philosophes. Celles-ci étaient même à l’origine des deux préoccupations primordiales des historiens : le concept de la loi et le souci de la vérité, avec en conséquence la nécessité de la critique.

Le souci de la vérité était loin d’être répandu, car le réel, le vrai, avait été précédé de récits légendaires et mythiques. Les écrits historiques étaient principalement un tissu de légendes submergées de sentiments. Il n’est donc pas étonnant qu’à Rome, pour les premiers historiens, Caton et Fabius Pictor, comme pour les plus cultivés parmi leurs contemporains, la distinction entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire n’avait aucun sens : il n’était nullement question d’avoir une pensée réflexive, encore moins de formuler une critique. A l’unisson, ces deux auteurs avaient donc imaginé pour leur patrie tout un passé légendaire, toute une tradition héroïque imaginaire.

La recherche du vrai devait attendre Polybe. C’est lui qui enseigna aux Romains le souci de la vérité. Avant Ibn Khaldoun, il avait nourri la préface de son ouvrage de pensées philosophiques, de conseils méthodologiques, recommandant notamment à l’historien latin de se départir de son orgueil patriotique : « la vérité est à l’histoire ce que les yeux sont aux animaux. Si l’on arrache les yeux aux animaux, ils deviennent inutiles, si de l’histoire vous ôtez la vérité, elle n’est plus bonne à rien. Qu’il s’agisse d’amis ou d’ennemis, on ne doit, à l’égard des uns et des autres, consulter que la justice… En un mot, il ne faut qu’un historien, sans aucun égard pour les auteurs des actions, ne forme son jugement que sur les actions mêmes» (Polybe, Histoires, 1, 24, 4-8). A la recherche du vrai, des faits réels, en ce qui concerne les actions humaines, Polybe ajoute le souci de les comprendre. Pour y parvenir, il faut considérer l’ensemble des évènements, tenir compte de leur complexité pour en saisir la trame, suivre leur enchaînement et y déceler la liaison entre les effets et les causes. «Je rassemblerai pour les lecteurs en un seul tableau tous les moyens dont la Fortune s’est servie pour l’exécution de son dessein. C’est là le motif principal qui m’a porté à écrire…» (Polybe, ibid., 2). Il faut comprendre, dit Polybe, «les moyens dont s’est servie la Fortune», y introduire une liaison logique, y rechercher les causes lointaines…Pour décider comment, de quel point de vue juger les faits. Tout effort de l’historien pour résoudre ce problème est un mérite que H.-I. Marrou reconnaît à Polybe : «c’est, avec Thucydide, l’historien dont la pratique se rapproche le plus de celle de la science moderne… Polybe, en véritable historien, cherche à déceler l’enchaînement des causes et des conséquences, des structures» (H.-I. Marrou, «Qu’est-ce que l’Histoire ?» dans L’Histoire et ses méthodes, p. 13-14).

Les leçons de Polybe, dans ses Histoires, furent continuées à Rome par celles de Posidonius d’Apamée. Ce philosophe y avait enrichi la méthode historique avec une attention scrupuleuse apportée à la documentation et un souci particulier pour la recherche des causes lointaines. Comme Polybe, c’était un grand voyageur, qui s’était évertué à visiter les pays où s’étaient déroulés les faits de son récit, sans omettre d’y observer et de noter soigneusement les singularités des traditions et des mœurs locales. Il le fit si bien que César lui est redevable, dans ses Commentaires, des descriptions et des indications précieuses, consignées dans les digressions qui interrompent le récit des actions militaires de la guerre des Gaules. Salluste aussi, pense-t-on, lui avait emprunté les considérations morales du début de son livre sur la Conjuration de Catilina ; notamment lorsqu’il décrit les changements profonds intervenus, à son époque, dans les mœurs des Romains, dans un tableau qui rappelle, selon Diodore, un texte de Posidonius (Salluste, 5, 9, 13 et Diodore, 37, 3). Celui-ci avait donc appris, tant à César qu’à Salluste, à observer, dans les pays visités ou conquis, autant le physique que l’humain. Mais ni César, engagé en Gaule dans ses opérations militaires, ni Salluste, accaparé par ses charges administratives, n’avaient profité pleinement des leçons de Posidonius. Car à l’examen attentif des mœurs et des modes de vie dans les pays visités, il avait ajouté, en physicien averti, l’étude du flux et du reflux de l’Océan à Gades (Cadix), où il s’était déplacé ; tout en essayant de discerner les rapports entre les climats et les mœurs des habitants. Aussi pense-t-on qu’il est à l’origine de cette théorie développée dans le livre VI de Vitruve, sur le rôle et l’influence exercée par le climat.

Les descriptions géographiques et ethnographiques étaient, de toute façon, une tradition de l’Histoire grecque depuis Hérodote, et les Romains s’y étaient donc plus ou moins conformés depuis César. Celui-ci avait adopté un moyen terme entre l’apologie personnelle, conformément à la pratique courante de son époque, la présentation des documents militaires de ses archives et les digressions sur les lieux, les hommes et les peuples. Sa documentation était d’autant plus intéressante que les faits relatés étaient personnellement vécus, ou, du moins, rapportés par ses lieutenants. Mais la question de leur véracité n’en reste pas moins douteuse car le souci de l’auteur était surtout d’expliquer les faits de la façon qui lui était la plus favorable, déguisant ses intentions, atténuant ses revers, blâmant ou félicitant en conséquence ses lieutenants. Malgré les inégalités dans les développements, cependant, et même parfois les embarras du style, on relève l’élégance et le raffinement de sa culture.

Comme César, C. Sallustius Crispus était un homme politique ; mais les censeurs l’exclurent du Sénat en l’an 50 av. J.-C., en l’accusant, non sans raison, d’immoralité. César le réhabilita et le nomma à la tête de « l’Africa Nova», la province qu’il avait créée sur les terres du roi numide Juba Ier. Il s’y enrichit sans scrupule et sortit indemne d’un procès pour concussion. Après l’assassinat de son protecteur, il se consacra à l’histoire, puisant semble-t-il dans sa documentation personnelle pour écrire La conjuration de Catilina. Puis il raconta dans le De bello Jugurthino la longue lutte contre la domination romaine du roi de Numidie Jugurtha ; guerre pendant laquelle la noblesse, victorieuse des Gracques et du parti démocratique acheva de se déconsidérer. Après 39, il se lança dans une longue description de la vie politique romaine de 79 à 66 av. J.-C., s’évertuant dans les cinq livres de ses Histoires à montrer le démantèlement des mœurs aristocratiques et la renaissance du parti démocratique.

Malgré ses faiblesses, l’œuvre de Salluste dénote un progrès indubitable de la méthode historique. Certes, il omet d’indiquer les causes économiques et sociales qui expliquent la conjuration de Catilina, et se contente d’une chronologie incertaine. De même, dans sa relation sur la guerre de Jugurtha, ses explications sont des plus simplistes, son récit des opérations militaires est décevant et il n’a pu se départir de son parti-pris, engagé qu’il fût au parti césarien. Mais il essaye souvent d’évoquer les problèmes sociaux, et sa narration est claire. Sa description des lieux, des paysages est convenable et sa documentation, parfois, est sérieuse: aux «Mémoires» des contemporains, dans sa Guerre de Jugurtha, par exemple, il ajoute une traduction des livres puniques du roi Hiempsal.

C’est à cette époque intermédiaire, à cheval entre la fin de la République et la naissance de l’Empire, que T. Livius (Tite-Live, 64 ou 59 av. J.-C. – 17 ap. J.-C.) a composé les 142 livres de son Histoire de Rome, qui commence aux origines de la cité et se prolonge jusqu’à l’an 9 av. J.-C., mais dont il ne nous reste qu’une partie. Les difficultés étaient immenses, surtout aux commencements de l’Histoire, alors que les sources publiques n’avaient pas encore été réunies et que les archives privées étaient dispersées et jalousement gardées. Quant à la relation traditionnelle de cette époque lointaine, elle n’était qu’un tissu de fables. Tite-Live choisit donc les seules références dont il pouvait disposer: les ouvrages latins de seconde main. Mais à force de les employer, il en vint à les critiquer, rejetant les assertions ineptes et les exagérations criantes, n’en retenant que des présomptions et des vraisemblances. Parmi les auteurs étrangers, il ne retint que Polybe, qu’il abrégea et modifia plus ou moins prudemment en suivant quelque annaliste. Sa proximité des faits et l’actualité des préoccupations de son époque avaient facilité sa narration du dernier siècle de la République ; mais en rapportant les légendes des siècles antérieurs, il n’avait pas soupçonné leur portée religieuse, pas plus qu’il n’avait compris les questions économiques qu’il effleurait, ni les motivations des peuples qu’il voyait aux prises. Mais si l’esprit critique, souvent, lui fit défaut, sa probité était certaine, tout comme sa fierté de Romain et son exaltation de la destinée romaine. Au pittoresque et au sens de la mise en scène dramatique qui avaient été répandus par les historiens grecs de l’époque hellénistique, il avait pu joindre l’ampleur du sujet, l’harmonie et l’équilibre des développements. Égalant l’ascendant et l’emprise poétiques de Virgile, il avait su camper de Rome la majestueuse image qui, des siècles durant, avait nourri le «nationalisme» romain.

Les Commentaires de César étaient une apologie personnelle. Salluste, dans toutes ses œuvres, défendait son parti contre l’orgueil du parti aristocratique. Quant à Tite-Live, c’est Rome et tout son passé qu’il se proposait de faire revivre : c’est l’idéal civique et national que le peuple romain avait conçu, croyait-il, et qu’Auguste, pensait-il, s’efforçait de réaliser. Ce n’est pas une « histoire » au sens rigoureux que nous donnons aujourd’hui à ce terme, c’est un tableau de ce que les meilleurs des Romains, à l’époque d’Auguste, voulaient penser de leur passé et aussi l’idéal de ce qu’ils proposaient à leur avenir.

Ammar Mahjoubi
 

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