Mohamed Jaoua: Trouver notre place dans un monde désormais mathématique
«La Tunisie a besoin d’un véritable plan Marshall de l’éducation, appelle Mohamed Jaoua. Remettre au cœur du projet éducatif les mathématiques et les sciences expérimentales (sur les paillasses des labos et pas seulement au tableau), mais aussi la philosophie, l’histoire, la sociologie et l’art, est à cet égard indispensable», souligne-t-il dans une interview à Leaders.
Mathématicien, fondateur de l’Ipest et de l’École Polytechnique de Tunisie, co-fondateur d’Esprit et d’Esprit Prépa, fondateur d’Esprit School of Business, il met en garde contre le retard pris dans la formation des mathématiciens (10% seulement des bacheliers qui seront pour la plupart partagés par d’autres filières), alors que s’offrent de grandes perspectives. «L’enjeu du moment présent, dit-il, c’est d’imprégner les jeunes populations scolaires des compétences du XXIe siècle et celles-ci à base de mathématiques concrètes, de raisonnement logique, d’algorithmique, de calcul et de prévision.» Mais, il s’agit aussi de «savoir utiliser les compétences ainsi acquises pour exercer le métier auquel il aura été formé, quel que soit celui-ci car aucun métier ne peut plus désormais faire l’économie de ces compétences.». Interview.
La Tunisie est-elle en train de perdre pied dans l’enseignement des mathématiques, dès le cycle secondaire ?
Alors qu’elle disposait d’un capital précieux, et d’une avance appréciable en la matière, elle n’a pas su ou voulu les faire fructifier. Elle a préféré faire des mathématiques, plutôt que cet outil de «formation des têtes bien faites, capables de raisonner juste» dont parle Ibn Khaldoun, un instrument commode – parce qu’apparemment objectif – de sélection tous azimuts. Le résultat des courses, c’est que la culture mathématique n’a que très faiblement irrigué la société tunisienne, ce qui constitue un handicap majeur pour le développement du pays aujourd’hui, alors que les compétences dites du XXIe siècle reposent pour l’essentiel sur des savoirs et des savoir-faire mathématiques.
Or, au niveau du Bac, ils ne sont qu’une infime minorité à avoir choisi la section Maths, autour de 10% bon an mal an. Un petit 10% que toutes les orientations universitaires «nobles» s’arrachent : médecine, pharmacie, ingénierie, et très accessoirement les mathématiques elles-mêmes. Le plus grave n’étant même pas là, mais dans le fait que l’immense majorité qui n’a pas choisi la section Maths en a été découragée par la manière exclusive dont celles-ci sont enseignées au primaire et au secondaire, et qu’elle quitte donc le lycée sur une profonde rupture - souvent traumatique - avec cette discipline.
Quelles en seront les conséquences?
Nous sommes encore englués dans le piège datant de la fin des années 60, celui des maths dites modernes où la conceptualisation prime et précède l’utilité. De sorte que nous sommes aujourd’hui devant un dilemme : que faire d’une population pour l’essentiel formée selon les paradigmes du XXème - voire du XIXème - siècle, orthogonale aux compétences d’un XXIème sièclequi a totalement bouleversé la donne ?
Il convient à cet égard de ne pas incriminer la seule absence des «soft skills», car cela relève d’une pensée simpliste selon laquelle il suffirait de parsemer les cursus d’une pointe de ces « soft skills » pour rétablir la situation. Un proverbe chinois ne dit-il pas à cet égard que «lorsque le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt» ? Et la lune en l’occurrence, c’est que la cause de la rupture de l’école et l’université avec la société, et plus particulièrement avec l’économie et l’entreprise, réside en fait dans le fossé qu’elles ont patiemment creusé depuis des décennies entre les savoirs et les savoir-faire en général, et en particulier ceux relatifs aux mathématiques qui s’y prêtent il est vrai mieux que d’autres. Avec pour conséquence tragique le décrochage de l’immense majorité de la population scolaire sur ces deux fronts.
A quelles conditions est-ce rattrapable ?
Il nous faudrait un véritable «plan Marshall» de l’éducation. Remettre au cœur du projet éducatif les mathématiques et les sciences expérimentales (sur les paillasses des labos et pas seulement au tableau), mais aussi la philosophie, l’histoire, la sociologie et l’art, est à cet égard indispensable.
S’agissant des mathématiques, l’enjeu ne se limite pas à la réussite des 10% de « matheux » que compte chaque nouvelle fournée de bacheliers, ceux-là rencontreront selon toute vraisemblance très peu de problèmes dans leur parcours universitaire. L’enjeu vital concerne les 90% restants, et surtout les 50% de titulaires d’un bac «par défaut», progressivement intériorisé par les pouvoirs publics eux-mêmes comme étant sans utilité pour la société, ce que les chiffres de l’insertion professionnelle ne confirment hélas que trop.
Bourguiba disait en 1956 qu’on ne peut pas construire un pays en tournant le dos à la moitié de sa population. Il parlait alors des femmes, et ce fut d’ailleurs une motivation majeure de la promulgation du CSP. Soixante-cinq ans plus tard, c’est pourtant ce que fait notre école aujourd’hui en privant la moitié de sa population des compétences exigées par l’économie, et en leur balisant ce faisant un avenir d’exclusion.
Or l’honneur d’un système éducatif, c’est de n’abandonner personne en chemin, c’est de préparer chacun aux enjeux du moment et de lui offrir un rôle à la mesure de son talent et de ses compétences pour les affronter. Toutes choses égales par ailleurs, ce fut le rôle de l’alphabétisation massive du siècle dernier, qui a préparé les populations à affronter les mutations industrielles des sociétés et à y trouver leur place. Avait-on exigé alors des populations à alphabétiser qu’elles fussent férues de poésie, de littérature ou d’art lyrique ? En aucun cas, savoir lire et écrire était l’objectif pour tous, le reste constituant un plus selon les affinités et les compétences de chacun.
Un nouvel enjeu s’impose?
Absolument ! L’enjeu du moment présent, c’est d’imprégner les jeunes populations scolaires des compétences du XXIe siècle et celles-ci à base de mathématiques concrètes, de raisonnement logique, d’algorithmique, de calcul et de prévision. Les imprégner selon leur appétence et leur compétence certes, mais sans exclure personne. Que chacun soit par exemple en mesure de lire et de comprendre les prévisions de la progression du Covid-19 par exemple, sans avoir besoin de recourir aux théories complotistes qui sont le refuge de l’ignorance, mais en usant de la «tête bien faite, capable de raisonner juste» qu’il aura acquise à l’école, voilà me semble-t-il l’objectif numéro 1 du collège et du lycée, toutes sections confondues.
Objectif qui préparera le second : savoir utiliser les compétences ainsi acquises pour exercer le métier auquel il aura été formé, quel que soit celui-ci car aucun métier ne peut plus désormais faire l’économie de ces compétences.
Qui doit en prendre le leadership?
De toute évidence, celui-ci revient aux ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur. On rappellera à cet égard qu’à l’arrivée d’Emmanuel Macron à la présidencede la République française en 2017, son ministre de l’Éducation avait chargé Cédric Villani, médaillé Fields 2010, de réfléchir aux moyens de remédier à la polarisation de la société française entre d’une part une recherche mathématique de premier plan, et d’autre part une culture mathématique qui a progressivement déserté les collèges et les lycées comme le dénote le classement PISA. Confrontée au même problème, la Tunisie avait quant à elle préféré la politique de l’autruche en cessant de faire participer ses jeunes lycéens au concours PISA. «Et voilà pourquoi votre fille est muette», aurait commenté Molière.
Cédric Villani avait pour sa part remis un rapport préconisant 21 mesures pour «sauver les mathématiques à l’école». Au premier rang desquelles la mise en oeuvre dès le plus jeune âge d’un apprentissage des mathématiques concrètes fondées notamment sur l’expérimentation, la verbalisation, l’abstraction et le renforcement des liens avec les autres disciplines. Souffrant quant à nous des mêmes maux que la France, que nous en avons certes hérités mais aussi contribué à aggraver, les responsables de notre système éducatif seraient bien inspirés de tirer de ce rapport quelques conclusions quant aux mesures à prendre pour enrayer le déclin de notre école sur ce qui fut jadis son terrain de prédilection.
Il faut souligner à cet égard qu’il ne s’agit pas tant de sauver les mathématiques à l’école et à l’université, dans une démarche corporatiste dérisoire et sans intérêt. Mais bien plutôt de sauver l’école et l’université de notre pays, et notre pays lui-même du déclin des mathématiques en leur sein, alors que le monde qui nous entoure devient mathématique. Il s’agit en somme d’entrer dans le siècle présent pour y prendre toute notre place, plutôt que de rester figés dans un passé révolu, dans ce domaine comme dans d’autres. Et cette place passe par notre réappropriation des mathématiques qui, comme l’écrivait le philosophe Alain Badiou, «pourraient bien être le chemin le plus court pour la vraie vie».
Quels modèles pédagogiques innovants faudrait-il concevoir pour tirer vers le haut les non-matheux afin qu’ils s’initient aux mathématiques et s’impliquent dans le digital, les données et autres spécialités de grand avenir ?
Là encore, il ne s’agit pas tant d’inventer que d’ouvrir les yeux sur le monde pour apprendre. Ce qu’a fait Cédric Villani en prônant la méthode dite de Singapour, grâce à laquelle les élèves de ce pays – jadis à la traîne sur ce plan – ont été propulsés aux premiers rangs du classement PISA. Certains outils que celle-ci convoque pour réconcilier les jeunes avec les mathématiques, comme le recours aux bûchettes dont ceux de de ma génération se souviennent bien, peuvent paraître désuets bien que ô combien pertinents. D’autres, basés sur l’usage d’outils et de plateformes numériques d’apprentissage, sont plus innovants pour faire des mathématiques un outil majeur dans le cadre de la conduite de projets pluridisciplinaires intégrés.
On pourra aussise référer à Alex Bellos, dont la vulgarisation des mathématiques est l’activité de prédilection, Bellos4 qui affirme que «les mathématiques sont une blague». De la même façon qu’une blague est constituée d’un développement et d’une chute, un récit mathématique est fait d’un développement désigné par démonstration et d’une chute appelée théorème. La seule différence est que le «ha ha ha» final de la blague devient un «aha !» pour les mathématiques. Tout cela pour dire qu’on peut faire aimer les mathématiques dès l’enfance en les présentant sous cet angle ludique à l’école. C’est d’ailleurs l’une des préconisations du rapport Villani cité plus haut.
La méthode et la pédagogie font indéniablement défaut à notre école, celle-ci étant plutôt pensée pour trier, écarter et éliminer grâce à cet outil implacable que peuvent être les mathématiques lorsqu’elles sont dévoyées de leur mission, plutôt que pour former et orienter. Ce qui lui manque, ce ne sont pas les solutions, mais la volonté de prendre le taureau par les cornes pour faire face à ce qui est devenu aujourd’hui un problème majeur de développement, aussi bien culturel qu’économique et social.
Auriez-vous des estimations quant à la demande actuelle et future du marché de l’emploi en Tunisie en spécialistes dans ces domaines?
La demande directe est déjà explosive. Dans le seul domaine de la science des données, on parle de 4 à 5 millions d’emplois par an à travers le monde. Mais elle ne représente que la partie émergée de l’iceberg, la science des données irriguant et imprégnant désormais tous les secteurs d’activité et tous les métiers. Lorsqu’on parle d’un ingénieur, d’un médecin ou d’un manager, les mots pour les désigner sont restés les mêmes, mais les contenus et les compétences exigées pour exercer ces métiers n’ont plus rien à voir avec ceux du XXe siècle. Le digital et les data les ont totalement transformés, il n’y a qu’à voir par exemple la manière dont les médecins nous parlent aujourd’hui de la pandémie en cours, à grands renforts de modèles prévisionnels, d’analyse des données et d’algorithmes de simulation. La demande indirecte pour ces compétences transverses est donc elle aussi en train d’exploser dans tous les métiers, avec pour conséquence la remise définitive au rayon des antiquités des formations qui n’auront pas pris la mesure de ce bouleversement.
Comment y pourvoir : quelles institutions, quel modèle et à quelles conditions financières?
Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Prendre conscience du bouleversement, de la révolution culturelle et industrielle – le mot n’est pas excessif – que nous traversons constitue la première urgence. Afin de ne pas rester à l’écart de ce mouvement du monde, comme nous le fûmes au XIXe siècle, ce qui nous valut 75 ans de domination coloniale. Pour peu que la classe politique se réveille, la Tunisie dispose d’une pléthore d’hommes et de femmes de qualité, tant sur le territoire national que dans l’émigration, qui sauront trouver les bonnes réponses aux questions des modèles et des moyens à mettre en œuvre pour gagner cette bataille du siècle.
Mohamed Jaoua exprime sa gratitude à son ami le Professeur Naceur Ammar pour les fructueux échanges qu’il a eus avec lui autour du sujet de cette interview, ainsi que pour sa précieuse relecture de son texte.
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Très bon contenu. Il n y a pas que les mathématiques qui sont mal enseignées. J ai eu le privilège de découvrir dans le lycée où j ai enseigné en Angleterre, au milieu des années 1970, l approche d enseignement des mathématiques entre autres. Un vrai plaisir de decouverte, d experimentation, de réflexion et de l établissement du sens et de l utilité pratique dans une démarche inductive. Chez nous, l enseignement des mathématiques dans les lycées est expeditif, abstrait, souvent déductif, figé au niveau de l application de théorèmes (resoudre le maximum de séries d exercice: bachotage) et guidé par le souci de sélection trop précoce. Pour mieux être édifié sur la question des echecs de l enseignement public et des propositions de remediation, lisez "Carnet d'Ecoles" de Miled Hassini paru aux éditions Arabesques, mai 2021.
je suis d'accords sur le principe et l'orientation de cet article , je doit ajouter que l'université avec sa gestation scientifique et technique devrait etre en avance d'au moins de 20 ans par rapport au reste de la société , Université lieu de rêve et developpemnt des etres en brassage avec leur propre temps .Les bases ne changent pas , l'art les outils , et la manière sont les clés de l'évolution et l'adaptation .Je comprends qu'en Europe il y'a une plasticité accrue dans la formation actuelle , un ingénieur se retrouve sur le banc de formation biologique et médicale et l'inverse est vrais ,! c'est l'obligation de leurs temps et leurs siècle , l'université avait timidement avancé cet évolution c'est dans l'application et les moyens que les universités internationales se diffèrent ils suffit de vérifier par le principe de classification de Shanghai des universités
Un humble hommage à M. le Pr Mohamed JAOUA que j'ai côtoyé de près lors de mes différentes fonctions au Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la recherche Scientifique ( 1984 - 1997). Bref, il était un grand homme de mathématiques appliquées, un excellent dirigeant très intelligent, compréhensif, humain, rigoureux, méthodique, honnête et patriote. Je le salue sincèrement et cordialement.
Un plaisir `a lire un tel article . LA. réforme de nos curricula obsolète c' est pour quand! je retiens ce passage " La seule différence est que le «ha ha ha» final de la blague devient un «aha !» pour les mathématiques"