Noureddine Sammoud n’est plus, un esthète des mots nous quitte
Par Raouf Ben Rejeb - Le mardi 11 janvier 2022 fut un jour triste à Kélibia. Un homme d’exception, un monument de cette ville connue pour ses artistes de talent, ses grandes figures d’envergure vient de quitter ce monde ici-bas pour rejoindre les étoiles. Esthète des mots et des lettres, poète dans tous les genres, homme de lettres accompli, amoureux de la vie et de sa ville, Noureddine Sammoud était tout cela à la fois.
Né à l’orée des années 30, en juillet 1932 précisément alors que Kélibia n’était encore qu’un petit village niché au fin fond du Cap Bon, la presqu’île des Maaouines en référence au saint patron de la région, Noureddine Sammoud, de par ses racines familiales était appelé soit à être un rentier, soit à devenir un notable lettré destiné à occuper des fonctions plutôt subalternes. Il était, en effet, issu d’une famille bourgeoise, de propriétaires terriens qui fait partie des quatre familles ayant refondé la Clupea romaine en l’éloignant de la mer, porteuse de menaces. On doit d’ailleurs à ses aïeuls venus de Tripolitaine au 17ième siècle, la première mosquée, le premier bain maure et la première huilerie traditionnelle de ce qui n’était alors qu’un petit bourg.
Alors que Kélibia comptait une école franco-arabe, le père de Noureddine Sammoud fait pour son fils le choix de l’enseignement traditionnel. Du Kouttab où il apprend les rudiments de la langue, il est envoyé à la Zitouna pour accomplir ses études primaires et secondaires qu’il a couronnées par un certificat de Tahsil, le baccalauréat zitounien, lequel lui ouvre les portes de l’université. Le Machrek sera alors sa terre de prédilection. Avec d’autres congénères de son village d’alors, il s’inscrit à l’Université du Caire où il aura parmi ses professeurs le doyen de la littérature arabe, Taha Husseïn. Il achèvera sa licence de langue et littérature arabe à l’Université libanaise de Beyrouth, qu’il obtiendra en 1959.
Dès son jeune âge, il montre un intérêt particulier à la vie culturelle. C’est ainsi qu’il est parmi les jeunes qui font partie de toutes les associations créées à Kélibia. Il a été aussi membre de la première troupe théâtrale constituée principalement de jeunes de son âge. Son déplacement en Orient alors en pleine effervescence culturelle et artistique lui donne l’occasion de s’immerger dans ce monde qu’il trouve à son goût. La poésie le rattrape au bord du Nil et sur l’avenue Al Hamra, lui qui avait la versification, les rimes et les rythmes dans les veines. Il avait ce don dans le sang. On doit en effet à son oncle maternel Mohamed Sammoud les deux poèmes, en dialectal chantant les beautés de Kélibia : « Klibia, Chattek Mahlah » (Qu’elle est belle ta plage ô Kélibia) et « Klibia Jannet assayad » (Kélibia, paradis des chasseurs), mis en musique par Saïd Chatta et interprétés par la cantatrice Naama.
De retour dans le pays, il choisira l’enseignement tout en poursuivant ses études post-universitaires à l’Université Zitouna où il obtiendra un doctorat d’Etat en 1991. Il enseignera la langue et la littérature arabe à l’Institut supérieur de Théologie dépendant de cette université ainsi qu’à l’Institut supérieur de Musicologie.
Dès 1959, il devient une figure marquante de la vie culturelle, artistique et poétique de la Tunisie. Il est pratiquement de tous les festivals, conférences et rencontres littéraires de Tunisie, du monde arabe et d’ailleurs qu’il écume depuis 1965. Il a publié ses poèmes dans la revue Al Fikr (la pensée) dès sa parution ainsi que dans divers journaux tunisiens et arabes. Son premier recueil de poésie date de 1969 sous le titre « Rehla fil abir » (Voyage dans le parfum), d’autres suivront : Toyour wa zouhour (Oiseaux et fleurs-1979), « Nour ala nour » (Lumière sur lumière-1986) et « Hadikat al hayawan » (Le Jardin des animaux-1991). D’autres recueils sont encore sous forme de manuscrits.
Dans la poésie, Noureddine Sammoud s’est adonné à tous les genres, le classique comme le libre. On lui reconnait d’ailleurs une grande maitrise de la versification. Il est d’ailleurs passé maître en matière de science de la versification, la fameuse prosodie (Ilm al-Aroudh). Il est incontestablement un océan en cette matière à laquelle il a consacré un manuel, qui a longtemps était inscrit dans le cycle de l’enseignement secondaire.
Longiligne, avec sa barbe taillée devenue avec l’âge sel et poivre, Noureddine Sammoud était reconnaissable entre tous. Grand lecteur des très nombreux livres de la bibliothèque qu’il s’est constitué dans sa grande maison à Kélibia et dont il ne s’arrache que très rarement et au milieu de laquelle il reçoit ses visiteurs, le poète est aussi un beau parleur, l’écouter égrener ses souvenirs et surtout les blagues, les histoires drôles et autres bouffonneries et cocasseries de la littérature arabe est un vrai plaisir. D’ailleurs il ne s’est pas privé d’en faire profiter ses contemporains à travers des émissions sur la radio tunisienne qu’il a produites avec son alter-égo Bouraoui Ben Abdelaziz. Cela ne l’a pas empêché de publier des études sérieuses, comme « Tabari et ses recherches de langage » (Tabari wa mabahithouhou alloughawia) ou « l’influence du Coran chez les poètes des deux ères-Islam et pré-Islam » (Taathir el Kuraan fi chiir el Moukkhadhrimin).
Noureddine Sammoud encourageait les jeunes poètes ou romanciers auxquels il prodiguait ses conseils. Il ne manquait aucune manifestation culturelle ou artistique où il était invité, en Tunisie comme à l’étranger. Il prenait aussi sous son aile, les jeunes talents et était parmi les promoteurs de plusieurs festivals dédiés aux poètes en herbe, dont celui organisé dans sa propre ville et qui a permis l’éclosion de plusieurs poètes et romanciers talentueux.
De son vivant il a fait l’objet de l’hommage des cercles officiels ainsi que de ses pairs en Tunisie dans plusieurs pays arabes. Ainsi il a reçu le Prix du Mérite de l’Etat en 1970 ainsi que le Prix du ministère des Affaires culturelles en 1982 de même qu’il est titulaire du Prix de l’Université libanaise en 1959 et tout récemment le Prix d’honneur de l’Etat de Sharjah (Emirats arabes unis). Ses poèmes ont été traduits dans plusieurs langues et rares sont les anthologies de la poésie arabe où il ne figure pas.
Sa famille comme sa ville étant politiquement archéo-destour du fait de liens particuliers avec l’un des chefs du parti Destour, Moheiddine Klibi, un ami de la famille dont les descendants venaient passer leurs vacances chez les Sammoud dans leur maison sur les rochers aujourd’hui proche du Port de pêche, Noureddine Sammoud n’a pas été attiré par la politique. Mais cela n’a pas empêché le poète de faire partie de l’équipe chargée du choix des poèmes pour les Oukadhiats ces récitals de poésie à la gloire de Bouguiba organisés tous les étés à Monastir à l’occasion de l’anniversaire du Combattant Suprême.
Malgré une chute accidentelle qui a réduit sa mobilité au cours des dernières années, il ne manquait aucune activité culturelle et artistique dans sa ville et il était un hôte assidu de Nadi Al Alhan, le club de musique créé à Kélibia et installé dans le mausolée Sidi Abdessalam en plein centre de la ville que dirige avec talent, le professeur de musique son ami de toujours Youssef Gritli.
Au cours des derniers mois, il savait sa fin proche et il était tout heureux d’entamer avec l’avènement de 2022 sa quatre-vingt-dixième année. Mais jusqu’au bout il était souriant et grand blagueur.
Marié à sa cousine Dalila, avec laquelle il a eu deux filles, Chiraz et Maïla, Noureddine Sammoud fut un heureux père et grand-père entouré par l’affection des siens et leur amour, il laisse à ses deux filles et quatre petites filles la poésie et le rythme en héritage. Sa fille cadette Maïla est poétesse émérite, elle a d’ailleurs déclamé un poème lors de l’oraison funèbre organisée en hommage à son père dans le jardin de la maison familiale avant que son corps ne soit transporté à sa dernière demeure en passant par la Maison de la Culture, une ultime rencontre avec un monde où il a baigné sa vie durant.
Allah Yarhmou
Raouf Ben Rejeb
- Ecrire un commentaire
- Commenter