News - 20.04.2022

L’Ifriqiya conquérante: la présence musulmane en Italie

L’Ifriqiya conquérante: la présence musulmane en Italie

Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - C’est presque un lieu commun de dire que le Moyen Âge, c’est-à-dire la période de l’histoire de l’humanité qui s’étend du VIe au XVe siècle, coïncida avec l’apogée de la civilisation musulmane et de la puissance des Etats qui s’en réclamaient. On songe ainsi aux succès militaires des premiers califes successeurs du Prophète, puis des Omeyyades de Damas, des Abbassides de Bagdad, des Ayyoubides puis des Mamelouks d’Egypte et Syrie.

L’Ifriqiya (la Tunisie actuelle étendue à peu près à la Tripolitaine et à l’Est de Constantine), située à l’occident du monde musulman et gouvernée depuis la conquête par des gouverneurs nommés par les califes, réussit en l’an 800 à obtenir du calife de Bagdad un statut d’émirat héréditaire sous la forme d’une dynastie vassale mais autonome, ayant Kairouan pour capitale.  Cet émirat (800-909) donna rapidement la preuve de sa vigueur en engageant ses troupes dans des opérations de conquête en direction de l’Europe méridionale sous domination byzantine.  Byzance était alors la grande puissance rivale de l’Islam en Orient et en Méditerranée. Le jihad était donc à l’ordre du jour et les émirs de Kairouan entendaient y contribuer. En fait, dès le VIIe siècle, c’est-à-dire au temps des gouverneurs arabes de l’Ifriqiya, des raids étaient menés à partir du Maghreb en direction des côtes européennes, sans toutefois mettre en péril la présence byzantine. En 652, sous le règne de Othman, troisième successeur du Prophète, une première incursion eut lieu mais sans lendemain. En 698, la Carthage byzantine est prise et, rapidement, un arsenal est construit à Tunis, assurant ainsi un essor de la marine de guerre. L’objectif principal était la Sicile byzantine, réputée pour sa prospérité et sa position stratégique.  En 740, alors que l’Ifriqiya est sous la domination des califes omeyyades de Damas, une expédition d’envergure est montée.  L’antique cité de Syracuse, capitale de l’île, est prise. Mais, en 739-740, la grande révolte berbère contre la présence arabe contraint les troupes à repartir en Afrique pour rétablir l’ordre. En 669 et 752, Syracuse est pillée.

Mais ce n’est qu’au siècle suivant, à l’initiative des émirs aghlabides, que les expéditions maritimes à partir des ports de Sousse et de Tunis en direction de la Sicile voisine et de l’Italie méridionale se multiplièrent. 

En 826, un événement interne survenu à Syracuse allait donner aux Aghlabides l’occasion d’intervenir durablement. Le tourmarque (gouverneur) Euphémios (ou Euphémius - 800-828), refusant d’obtempérer aux ordres de son maître, l’empereur byzantin, qui l’avait condamné à subir une mutilation infâmante pour avoir contraint une nonne à l’épouser, entre en rébellion, prend Syracuse et vainc les troupes loyalistes. Prétendant à la fonction impériale depuis sa base sicilienne, il prend le titre suprême de basileus, mais n’obtient pas l’appui total de l’armée, et il est vaincu par un de ses officiers. Il se réfugie à Kairouan et noue une alliance politique et militaire avec l’émir Ziyâdat-Allah I (817-838) aux termes de laquelle l’ambitieux officier chrétien propose au prince musulman d’exercer sa souveraineté sur la Sicile.

Le 14 juin 827, une armée commandée par un célèbre ouléma partisan enthousiaste du jihad, le cadi Assad bin al-Furât (759- 828), embarque de Sousse. Composée, dit-on, de 10 000 fantassins, 700 cavaliers et quelque 100 navires appuyée par la flotte d’Euphémios, elle débarque au cap Granitola, à proximité de Mazara del Vallo. Le 15 juillet, les Aghlabides remportent une première victoire, mais ils sont stoppés quelque temps plus tard et contraints de se replier à Mazara. Des renforts venus d’Ifriqiya et d’Espagne musulmane permettent à l’armée aghlabide de reprendre l’offensive aux dépens des Byzantins. En 831, Palerme est prise et devient la capitale sous le nom de Madînat Balerm ou Balermou. Toutefois, la conquête de la nouvelle province s’avère malaisée en raison d’une résistance acharnée et de luttes internes. De sorte que ce n’est que quarante-sept ans plus tard, en 878, que Syracuse tombe. Des raids multiples sont lancés contre les places fortes byzantines. En 858, la puissante forteresse d’Enna, an centre de l’île chute. Quant à Taormina, il fallut attendre l’année 902 pour assister à sa conquête.  Malheureusement, la discorde chez les musulmans était présente. Les chroniqueurs Ibn Al Athîr et Ibn ‘Idhârî, nous dit l’historien Nicolas Hautemanière, font en effet mention de «fitna-s», notamment une guerre entre Palerme et Agrigente en 899.

Au temps des califes fatimides, successeurs des Aghlabides à Kairouan de 909 à 973, les Byzantins, mettant à profit la révolte des insulaires et les rébellions ifriqiyennes de 943-946, réussirent à se maintenir dans l’extrémité orientale de la Sicile jusqu’en 965.

En 948, un émirat autonome et héréditaire est fondé par Hassan bin Ali al Kalbî, gouverneur de l’île. Dix princes de  la dynastie kalbide vassale des Fatimides allaient  régner sur la Sicile jusqu’en 1044.  Une organisation administrative fut mise en place avec une répartition territoriale en trois districts (vallo): Mazara, comprenant toute la partie occidentale de l’île, y compris Palerme, capitale de l’émirat,  au sud-est, Noto (avec Syracuse) et au nord-est, Demone. Son efficacité était telle qu’elle resta en vigueur sous toutes les dynasties suivantes.

Comme toujours, la menace politique et militaire que représentait « l’ennemi héréditaire », Byzance en  l’occurrence,  la politique de tolérance religieuse fut temporairement suspendue. Dans les années 960, après une offensive byzantine stoppée en 965, l’islamisation de la société sicilienne devint plus radicale. On procéda à un regroupement forcé des populations dans des médinas protégées et dotées d’une mosquée du vendredi, afin d’exercer une surveillance étroite sur les sujets et d’assurer leur endoctrinement. Les Kalbides, chiites comme leurs suzerains fatimides, menèrent cette politique non seulement en direction des non-musulmans mais aussi des sunnites, majoritaires.

L’émirat connut son apogée en 982, lorsqu’en juillet de cette année, l’armée musulmane vainquit les troupes du Saint Empire romain germanique commandées par l’empereur Otton II à la bataille de Stilo (ou du cap Colonne) en Calabre. Peu après, les difficultés s’accumulèrent, exploitées par des partisans des Byzantins. Les inévitables querelles familiales dressèrent le prince Ali contre l’émir, son frère Ja’far II. En 1015, un coup d’Etat est ourdi. En 1019, Palerme se soulève. Après une restauration de l’autorité due à des succès militaires face aux chrétiens, un mauvais choix de politique intérieure suscita le mécontentement d’une partie de la population.  En 1035-36, les meneurs se rendirent à Kairouan et supplièrent le prince ziride Al Moez bin Bâdîs de leur prêter assistance. Cet émir, qui avait rompu avec son suzerain, le calife fatimide du Caire, et adopté le sunnisme, lorgnait déjà la Sicile. Il répondit donc favorablement à la requête des insurgés palermitains et confia à son fils  Abû Hafs Abdallah le commandement d’un corps expéditionnaire. Palerme est occupée par les troupes ifriqiyennes et l’émir kalbide est exécuté.  Mais au bout de quelques années, les insulaires, décidément bien turbulents, se soulèvent, obligeant le contingent ziride à repartir en Ifriqiya, laissant l’île en proie à l’anarchie. Une ultime tentative de restauration kalbide se dessine et en 1038, l’émirat réussit même à repousser une armée byzantine commandée par un général du nom de Georges Maniakès. Celui-ci tenta de reconquérir la Sicile, prit un certain nombre de villes mais dut battre en retraite en 1042.  Toutefois, le coût élevé que représenta l’effort de guerre affaiblit les finances de l’émirat et précipita la chute des Kalbides. Leur pouvoir fut contesté de toutes parts par les gouverneurs (caïds) qui s’érigèrent en potentats indépendants, accélérant ainsi la désagrégation de la Sicile musulmane jusqu’à la conquête normande en 1091.

Cela dit, l’importance de la longue domination musulmane sur la Sicile ne doit pas nous faire oublier les entreprises des musulmans en direction de la péninsule italienne. L’extension du territoire de l’Islam, la recherche du butin, légitimée par la religion, avaient donné lieu à des expéditions en direction de la terre ferme. En août 846, un débarquement à Ostie et Portus réussit et les assaillants musulmans se dirigent vers Rome. L’Antique Basilique Vaticane, les basiliques Saint-Pierre et Saint-Paul-hors-les-murs sont investies malgré la résistance des combattants lombards, francs et autres germains. Des historiens modernes tel le chercheur Giuseppe Mandalà, corrigeant l’interprétation réductrice de cet événement, c’est-à-dire un raid destiné à réaliser un butin considérable, soulignent que l’objectif de l’émir aghlabide Ibrahim bin Ahmed (875-902) s’inscrivait dans un projet plus ambitieux de conquête de Rome et de la péninsule italienne. Mais Ibrahim mourut pendant le siège de Cosenza en 902. 

Au lendemain de l’attaque sur Rome, les Aghlabides sont repoussés du Latium et contraints de rembarquer. En 849, une coalition regroupant les Etats pontificaux et les duchés de Naples, Amalfi et Gaète vainc la flotte « sarrasine » (comme on disait alors en pays chrétien) lors de la bataille d’Ostie.  A Rome même, le pape Léon IV, soucieux de parer à une nouvelle attaque, fit édifier entre 848 et 852 la Cité léonine, un quartier protégé par un rempart pour défendre la basilique Saint-Pierre contre d’éventuelles incursions musulmanes. Le raid sur Rome n’inaugura pas une présence territorialement étendue des émirs de Sicile en Italie péninsulaire. Toutefois, la puissance musulmane s’affirma nettement en Calabre où les Aghlabides prirent pied malgré la présence byzantine et occupèrent les villes de Tropea, Santa Severina et Amantea de 839 à 885, et dans les Pouilles, à Brindisi, Tarente (Taranto) et Bari. Tarente demeura entre les mains de musulmans de 840 jusqu’à la chute de cette entité en 883.  Les chefs de ce qui était, semble-t-il, davantage un camp retranché qu’un émirat avaient été appelés à l’aide, en 841, par Radelchi ou Radalgis, un dignitaire de Bénévent (Benevento, en Campanie) qui convoitait le trône de ce duché et qui, de ce fait, se trouvait engagé dans une lutte armée avec l’héritier présomptif. Cette alliance avec des forces militaires musulmanes n’était pas une nouveauté dans la péninsule. En 835, Andrea II, duc de Naples, en difficulté face aux troupes de son ennemi, Sicardo de Bénévent, appela à son secours l’émirat de Sicile. Les soldats musulmans, venus à la rescousse, libérèrent Naples qui signa avec la Palerme aghlabide un traité d’amitié et de commerce.

Toujours dans les Pouilles, Bari fut le siège d’un émirat musulman autonome fondé en 847 par un certain Khalfûn, un chef de guerre berbère venu de Sicile.  Lui aussi était l’allié de Radelchi et, à diverses reprises, engagea ses troupes sur terre et sur mer à ses côtés.  Son successeur, Mufarraj, n’ayant pas obtenu du calife abbasside l’investiture en qualité de chef d’un émirat vassal et héréditaire, passa outre et réussit à étendre son pouvoir à la région des Pouilles avant d’être assassiné en 857. Un autre chef de guerre aghlabide, Sawdân, originaire probablement de Mazara, se proclama émir de Bari et, en 864, obtint la bénédiction du calife de Bagdad.  Il participe en première ligne au siège de Raguse tenue par les Byzantins (actuelle Dubrovnik en Croatie) de 866 à 868 et commande la flotte musulmane. Ayant appris l’arrivée imminente d’une armada partie de Constantinople pour prêter main-forte aux assiégés, les musulmans se replient sur Bari.

Féroce en temps de guerre, Sawdân fut cependant un émir avisé, tolérant et ami des arts et des lettres. Il fit de Bari la capitale d’un Etat authentique.  Cependant, à partir de 866, Louis II «le Jeune», empereur carolingien et roi d’Italie, entreprend une campagne de reconquête de Bari et de sa région avec l’appui de l’empereur byzantin.  Sawdân est vaincu en 871 et emmené en captivité. L’émirat disparaît et Bari repasse sous la domination chrétienne. Victime à son tour des vicissitudes consécutives aux querelles au sein de la Chrétienté, Louis II qui, paraît-il, intriguait aves son illustre prisonnier, fut déposé en septembre et chassé de Bénévent. Lorsqu’il mourut en 875, Bari retomba dans le giron byzantin jusqu’en 1071, date de la victoire des Normands qui marqua la fin de la présence byzantine en Italie.   

Hors d’Italie, une expédition est organisée en direction de Malte qui est prise aux Byzantins le 28 août 870 par l’armée du 8e émir aghlabide Muhammad II bin Ahmed (dit Abû al Gharânîq). L’archipel maltais allait rester sous domination musulmane jusqu’en 1091, soit plus de deux siècles. Dans les années 1240, les musulmans, encore présents à Malte, sont expulsés sur ordre de l’empereur Frédéric II.  Toutefois, la conquête aghlabide et l’arrivée de colons ifriqiyens eurent une forte influence au niveau linguistique, de sorte que, jusqu’à une époque récente, le maltais fut particulièrement proche de l’arabe tunisien. Cette empreinte arabe est attestée aussi dans la toponymie.

De cet épisode passionnant, souvent glorieux, de la suprématie musulmane en Sicile, l’histoire a retenu bien plus que des conquêtes et des prouesses guerrières : un apport de haute civilisation. Il faut saluer ici les travaux pionniers de l’historien italien Michele Amari qui, au XIXe siècle, fut le premier à mettre en lumière la contribution des musulmans du Moyen Âge à l’épanouissement de la Sicile. Au plan urbanistique, Palerme connut une croissance telle qu’elle compta rapidement parmi les villes les plus peuplées au monde. 200 000 habitants, voire plus selon certains chroniqueurs et voyageurs. Dans cette métropole, comme dans le reste de la Grande île, la culture sociale se distinguait par la tolérance vis-à-vis des juifs et des chrétiens. Dans le domaine économique, l’agriculture se développa et se diversifia grâce à une redistribution foncière et de nouvelles techniques d’irrigation. Les Aghlabides introduisirent les agrumes, notamment dans la plaine de la Conca d’Oro autour de Palerme.  La culture de l’olivier, des céréales, de la canne à sucre connut une grande extension. L’artisanat - dont le textile -  prospéra. Tout cela donna lieu à des échanges commerciaux avec les villes de la péninsule italienne telles que Naples, Amalfi, Gaète et Venise, ainsi qu’avec le Maghreb et l’Orient.

L’empreinte de cet islam d’ouverture était telle que sous la dynastie normande de Sicile, la culture arabe resta vivace.  La vie culturelle s’exprimait en arabe mâtiné de sicilien et l’on écrivait à l’aide de l’alphabet arabe.  Au lendemain de la conquête normande, la langue de l’administration, pendant au moins un siècle, demeura l’arabe. A la cour des rois de Sicile, savants et érudits musulmans brillaient par leurs connaissances et leurs réalisations. Ainsi d’Al Idrissi ( 1101- Vers 1170), célèbre géographe, historien et auteur du Libro di re Ruggero (Kitâb nuzhat al mushtâq fî ikhtirâq al âfâq), rédigé à la demande du roi  Roger II, roi de Sicile (1130-1154);  et plus tard d’Ibn Dhaffar al Siqillî («Le Sicilien»),  auteur, au XIIe siècle, de Sulwân al mutâ’ fî ‘udwân al atbâ, considéré par certains spécialistes comme une préfiguration du Prince de Machiavel. L’Imâm Al Mâzrî, ouléma illustre d’époque normande mort en odeur de sainteté à Mahdia en 1141 et enterré à Monastir, était, lui aussi, originaire de Sicile. Dans le domaine architectural, les monuments d’époque normande témoignent de la vigueur des influences arabo-musulmanes telles qu’on peut les admirer aujourd’hui à la chapelle Palatine, à San Giovanni degli Eremiti, ou aux palais de la Zisa et de la Cuba.

Toutefois, à partir de 1194 et durant deux siècles, les dynasties européennes régnantes souabe Hohenstaufen, capétienne et aragonaise n’eurent de cesse de latiniser et de rechristianiser la Sicile. Sans doute aussi, le caractère multiconfessionnel et tolérant de la Sicile normande fut-il davantage une survivance incontournable de l’époque musulmane que le résultat d’une option définitive des nouveaux maîtres. C’est ainsi que des musulmans furent victimes de pogroms dans les années 1160.  Sous la dynastie des Hohenstaufen, entre 1223 et 1225, à la suite de la révolte de Mohammed bin ‘Abbad (1219-1246) - un descendant et homonyme d’un résistant à la conquête du XIe siècle - ils furent déportés en masse (entre 16 et 20 000 personnes) à Lucera dans les Pouilles sur ordre de l’empereur Fréderic II (1194-1250). L’islam ne cessa dès lors de régresser jusqu’à disparaître à la fin des années 1240.

Retenons enfin que dans le sud de l’Europe, continent alors en pleine recomposition territoriale et politique due à la compétition entre divers pouvoirs chrétiens, les musulmans jouèrent un rôle de première importance. En tant que conquérants bien sûr, mais aussi en tant que force militaire sollicitée par divers potentats aux prises avec leurs rivaux.  Pour les uns et pour les autres, les notions de jihad sur la voie d’Allah et de guerre sainte au nom du Christ étaient souvent bousculées par les contraintes politiques et militaires qui, toujours dans l’histoire des Etats, conduisent à des compromissions «sacrilèges» mais bienvenues.

Mohamed-El Aziz Ben Achour

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