Farouk Bouasker (ISIE) : De très grands défis à relever
Un référendum le 25 juillet et des législatives anticipées le 17 décembre : les dates sont serrées pour deux scrutins annoncés «déterminants», dans l’indifférence quasi-générale des Tunisiens. Et pourtant, il va falloir les tenir, les réussir : Kaïs Saïed en fait sa grande cause personnelle, pierre angulaire dans l’accomplissement de sa vision d’une « Nouvelle République».
Principal outil, l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie). Vilipendée au départ, vouée aux gémonies, ayant même failli être dissoute et intégrée au sein du ministère de l’Intérieur, elle a été finalement « repêchée » sous une forte insistance en Tunisie et depuis l’étranger, mais dans une nouvelle version et sans son président sortant. Elle doit monter au charbon et on lui demande d’atteindre de nouvelles performances.
Faire remballer la machine de l’Isie, et garantir deux scrutins successifs en moins de six mois dans les meilleures conditions d’indépendance et de transparence : le défi est titanesque. L’ampleur de la tâche n’a pas dissuadé Farouk Bouasker. Nommé à la tête de l’administration électorale, il n’a pas l’excuse de l’ignorance, ayant pratiqué l’Instance, depuis 2011, de bas en haut. Dès les premières approches pour l’amener à accepter cette lourde charge, il y avait mûrement réfléchi. Il a fini par donner son accord, le lundi 9 mai 2022. Le soir même, le Journal officiel publie une édition ayant pour unique texte un décret présidentiel portant sur la nouvelle composition du Conseil de l’Isie.
A 42 ans, le plus ancien membre de l’Isie est aussi le benjamin de ses six autres coéquipiers. Il doit mener l’équipe, toutes les équipes, au siège à Tunis, dans les régions et à l’étranger, vers une réussite totale. Pourvoir les postes vacants, restructurer les sections régionales, mobiliser les financements nécessaires, recruter des dizaines de milliers d’agents vacataires, lancer toute la logistique matérielle, désigner les chefs de centres et de bureaux, accréditer journalistes et observateurs et mille et une autres tâches : tout est délicat, tout est urgent.
Deux grands défis : comment enregistrer en très peu de temps plus de 2 millions de nouveaux électeurs ? Faut-il passer de l’inscription facultative à celle automatique ? Et comment garantir un taux de participation significatif ?
D’où vient Bouasker ? Pourquoi a-t-il été choisi pour présider l’Isie ? Et comment compte-t-il s’y prendre ?
Analyse et portrait.
Au siège de l’Isie installé dans les nouveaux quartiers modernes du Lac 2 de Tunis, la machine était mise en hibernation depuis les élections présidentielles anticipées, puis législatives, de 2019. Les annonces du président Kaïs Saïed sont venues la tirer de sa torpeur et sonner l’alerte générale. Carthage était longtemps resté sourd aux rumeurs, confiant au ministère de l’Intérieur et signant ainsi la dissolution de l’Isie. Il aura fallu attendre le 4 avril pour qu’un premier signal soit donné. Le président Saïed a reçu ce jour-là le premier vice-président de l’Instance, Farouk Bouasker, en tête-à-tête. D’une pierre, il fera deux coups: l’Isie sera maintenue, mais son président, Nabil Baffoun, n’en fera plus partie. Pendant plus d’une heure trente, ce qui est considéré comme une durée exceptionnelle pour une audience présidentielle, l’entretien aura été «productif», passant en revue le fonctionnement de l’Isie et son opérationnalité. Comme dans une audition. Rien n’en a filtré. Saïed, discret, n’a pas laissé percevoir le moindre indice quant à son plan.
Tout va cependant s’accélérer rapidement. Dès le 21 avril 2022, le décret-loi n° 2022-22 du 21 avril 2022 est pris, modifiant et complétant certaines dispositions de la loi organique n° 2012-23 du 20 décembre 2012, relative à l’Instance supérieure indépendante des élections. Sans rien toucher aux attributions, il a porté essentiellement sur la composition du Conseil de l’Isie réduite à 7 membres dont un président, les modalités de leur désignation, laissant entre les mains du chef de l’Etat la décision finale. Trois semaines après, la composition du Conseil est annoncée par le décret présidentiel n° 2022-459 du 9 mai 2022. Farouk Bouasker, magistrat, est choisi au titre de membre d’une précédente instance. Il est désigné président. Prestation de serment la semaine même et démarrage du travail.
Au troisième étage du siège de l’Isie, le bureau du président, poussé dans un angle jouxtant la salle de réunion, est aussi réduit que modestement meublé. Seul signe distinctif de son nouveau locataire, une robe de magistrat, surmontée de sa toque. Le message est clair: c’est le corps d’origine, et aussi la position de repli, à la fin de la mission, dans quatre ans au plus tard. Farouk Bouasker aligne en effet 17 ans de carrière dans la magistrature. Admis au concours d’entrée à l’Institut supérieur de la magistrature en 2003, et diplôme obtenu en 2005, sa première affectation sera au tribunal de première instance de Sousse.
L’Isie sous tous les angles
Son parcours sera brillant, au carrefour de plusieurs activités : l’Isie, l’enseignement universitaire, la société civile, la présidence de la délégation spéciale de la municipalité de sa ville natale, Zaouiet Sousse... Mais c’est surtout son statut de magistrat qui l’a toujours emporté, marqué par ses propres valeurs d’intégrité, d’indépendance et de compétence. L’Isie est venue s’y ajouter depuis l’origine de sa création, il y a maintenant plus de 11 ans.
Personne n’aura pratiqué l’Isie sous tous les angles et les régimes comme lui. De simple membre de la section régionale de Sousse (Irie) en 2011, membre du conseil, en 2017, puis premier vice-président, en 2019, le voilà nommé président. Une ascension, pas à pas, qui a permis à Farouk Bouasker de comprendre et maîtriser le fonctionnement de tous les rouages, de voir se succéder tant de chefs d’Etat et de gouvernement, et de vivre toutes les élections depuis 2011 : présidentielle, législatives et même municipales en 2018. En homme avisé, il doit relever les nouveaux défis, dans un contexte complètement différent.
Tout ou presque a changé
L’euphorie des premières années post-révolution s’est estompée. Les forces en présence ont complètement changé. Le parlement est dissous et tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains du chef de l’Etat. Les grands partis, jadis dominants, sont relégués aux oubliettes. Seul le mouvement Ennahdha tente de reprendre son souffle. La refonte du système politique s’annonce totale. Le premier scrutin décidé par le président Saïed sera un référendum, un exercice jusque-là inédit pour l’Isie.
Ce qui change fondamentalement, c’est l’absence de candidats en lice. Les électeurs ne choisiront pas leurs élus, mais se prononceront par oui ou non sur une proposition d’ensemble. La campagne électorale sera d’un autre genre, sans compétition animée dans les circonscriptions, entre listes et partis, sans débats et professions de foi, sans comptage du temps de parole dans les médias. Deux camps doivent départager les urnes, pour ou contre le projet soumis par le président de la République. En pleine trêve estivale, désertion de la télévision, lassitude du corps électoral sans cesse sollicité au cours des dix dernières années et désaffection à l’égard du politique, l’ambiance sera au service minimum.
Deux grands défis
Mais c’est le taux de participation qui constituera la véritable hantise pour Carthage. La légitimation du résultat des urnes dépendra en effet de l’engouement des électeurs pour ce scrutin. Il se mesurera au nombre de votants, quel que soit le verdict. Jusque-là, le registre électoral compte, sous réserve de mise à jour pour cause de décès et autres, près de 7 millions d’inscrits. Sur un corps électoral potentiel estimé à 9 millions d’électeurs, la Tunisie est à près de 80% d’inscrits, pour une norme internationale de 66%, ce qui est à son crédit. Mais, deux millions de Tunisiens restent à inscrire et parmi eux près de 500 000 jeunes en âge de voter.
Le premier grand défi auquel l’Isie doit faire face immédiatement, c’est précisément de faire inscrire le maximum possible d’électeurs réfractaires. L’objectif de deux millions serait illusoire à atteindre en deux ou trois semaines, d’autant plus que pour de nombreux Tunisiens, il s’agit d’un scrutin sans véritable enjeu, outre l’absence d’une forte campagne de mobilisation.
Jusque-là, l’inscription au fichier électoral reste un acte facultatif, laissé à la liberté de tout un chacun. Faut-il opter pour un système d’inscription automatique, tout en permettant à chaque inscrit d’y donner suite ou non ? Cette option n’est pas écartée.
Deuxième grand défi, la participation au vote. C’est là une grande bataille que livraient jadis candidats, listes et partis. Dans le cas d’un référendum et en l’absence d’un parti du président fort, puissant et omniprésent qui le porte, la mobilisation des électeurs risque d’être faible, voire très faible.
De grandes urgences
Farouk Bouasker et ses collègues en sont conscients. Ils parent au plus urgent, en essayant de gagner de jour en jour une nouvelle avancée utile. D’ores et déjà, ils doivent pourvoir aux fonctions les plus nécessaires restées vacantes ; pour certaines, depuis des années. Lancer les appels à candidature, choisir et installer n’est pas une mince affaire, s’agissant en plus de délais très réduits. Reconstituer les sections régionales de l’Isie est également un chantier prioritaire tout comme le redéploiement du personnel statutaire qui souhaite bénéficier des nouveaux avantages de la mobilité administrative et changer de région.
Ces étapes sont nécessaires pour pouvoir lancer le recrutement du personnel d’appoint - plus de 55 000 agents -, la désignation des chefs de centre, le choix des chefs de bureau et de leurs assesseurs et le déploiement de la chaîne logistique. De l’impression des divers documents, formulaires et bulletins de vote à la préparation des urnes et des isoloirs et autres, la charge de travail sera bien lourde. Sans compter les relations avec les médias tunisiens et étrangers, l’accréditation des observateurs, etc.
Ce n’est jamais gagné d’avance, le moindre pépin pourrait enrayer la machine. L’Isie, qui entend défendre son indépendance et son professionnalisme, s’engage dans un grand pari. «Je m’y obligerai», affirme Farouk Bouasker au nom des siens.
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