Tunisie: Le dévoiement du bicamérisme
Par Habib Touhami - J'ai quelques scrupules à aborder la question du bicamérisme dans le cadre d’un billet mensuel, court par définition. Cependant, les circonstances l’exigent. Ni le Président de la République, promoteur du projet, ni les partis politiques censés en débattre, ni les médias, faiseurs d’opinion et relais indispensables en démocratie, n’ont pris la peine d’expliquer aux Tunisiens ce qu’est le bicamérisme et ce qu’ils peuvent en attendre. Comme de coutume, les uns et les autres se sont délestés de leur devoir d’information et de pédagogie politique pour vider le débat public de toute consistance et de tout intérêt. Or la réintroduction du bicamérisme dans un pays qui n’en a connu que l’expérience douteuse de la Chambre des conseillers sous le régime de Ben Ali n’est pas un acte politique gratuit, c’est même le contraire. Commençons donc par le commencement, c’est-à-dire la définition du bicamérisme et l’analyse des raisons ayant poussé les démocraties modernes à l’adopter.
Sommairement, le bicamérisme divise le pouvoir législatif en deux chambres: une chambre dite basse (Assemblée nationale en France ou Chambre des représentants aux Etats-Unis d’Amérique); une chambre dite haute (Sénat en France et aux Etats-Unis). Le rôle et les prérogatives des deux chambres diffèrent selon les pays. Mais si l’introduction du bicamérisme dans les démocraties modernes obéit parfois à des considérations nationales ou historiques spécifiques, elle obéit surtout à des considérations philosophiques et politiques générales qui visent à créer un contrepoids à la chambre basse afin de se prémunir contre tout despotisme éventuel de la chambre unique. Cet objectif ne peut évidemment pas être atteint si l’on consacre une restriction des prérogatives de la Chambre haute telle qu’elle figure dans l’article 85 de la nouvelle Constitution tunisienne.
A l’heure actuelle, la plupart des démocraties sont dotées de deux chambres (USA, Canada, Japon, Australie, R.-U., France, Allemagne, Italie, etc.). 13 des 28 États membres de l’Union européenne sont dotés d’une seconde chambre. En termes de désignation de la seconde chambre (Chambre haute ou Sénat) qu’en termes de prérogatives législatives et de contrôle, les situations diffèrent. On y observe malgré tout la même préoccupation : ne pas laisser la représentation parlementaire suivre les émotions immédiates de l’opinion publique afin que les lois «ne deviennent pas de purs actes de puissance, mais des actes de sagesse, de justice et de raison». C’est pour cette raison que la durée du mandat sénatorial ne doit pas coïncider avec celle des députés et que le renouvellement de la Chambre haute doit se faire par tranches, au contraire de la Chambre basse renouvelée d’un seul bloc.
Qu’en est-il exactement de la Chambre des territoires et des régions voulue par le Président Kaïs Saïed ? On observera d’abord que ses prérogatives se limitent à «l’exécution du budget et la discussion des plans de développement». Elle ne pourra donc pas débattre de politique, de défense nationale ou de diplomatie. Autant dire alors qu’elle ne pourra pas constituer un véritable contrepoids institutionnel et politique à la Chambre des représentants du peuple. On observera ensuite que la légitimité politique de la Chambre des territoires et des régions est nettement amoindrie puisque la désignation de ses membres passe par des phases électives indirectes et successives dans lesquelles le poids du suffrage universel se dilue peu à peu au bénéfice d’un mode de désignation qui laisse trop de place à la cooptation sinon au «combinazione». On observera enfin que dans l’état, la création de la Chambre des territoires et des régions ne procède ni du balancier stabilisateur des institutions, ni du contrôle mutuel au sein du même Parlement.
En somme, le bicamérisme qu’on nous propose ne remplit aucune des conditions prescrites pour le justifier. Il n’est que le fruit de la pensée unique et d’une certaine vision de la démocratie. Face à la crise universelle de la démocratie représentative, crise réelle au demeurant, le bon sens aurait conduit à renforcer les prérogatives modératrices de la Chambre haute envers la Chambre basse, plus soumise aux humeurs changeantes des électeurs, aux jeux partisans et à la surenchère politicienne. Face à l’écrasement de la voix des territoires et des régions dépeuplés et relativement peu développés sous le poids numérique des régions densément peuplées et relativement développées, il aurait fallu donner à la Chambre des territoires et des régions des prérogatives au moins égales à celles de la Chambre des représentants du peuple. Nous en sommes loin !.
Habib Touhami
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